Les chirurgiens cardiaques disposent de quatre heures maximum entre le prélèvement et la transplantation au receveur. © getty images

Il y a 50 ans, la première greffe du cœur en Belgique: « Un patient s’inquiétait d’être transformé sexuellement après avoir reçu un coeur de femme »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le 23 août 1973, la première transplantation cardiaque était effectuée en Belgique. Cinquante ans plus tard, la greffe reste un défi. Quelles sont les avancées? Comment vit-on avec le cœur d’un autre? Récits.

«Après mon opération, j’ai appris que j’avais une espérance de vie de cinq ans. A l’époque, en 1990, c’est l’horizon que les médecins de l’hôpital Erasme, à Anderlecht, annonçaient aux greffés cardiaques. J’ai donc voulu profiter pleinement de ce petit supplément d’existence. J’ai brûlé la chandelle par les deux bouts. J’ai contracté des dettes. Il a fallu assumer: je vis depuis 33 ans avec un cœur de substitution!» Jean-Claude, garagiste à Tubize, a bénéficié d’une transplantation après un infarctus survenu alors qu’il était jeune trentenaire. Il a aujourd’hui 65 ans.

Une survie de 15 ans

«Dans les années 1982 à 1991, la survie à vingt ans des greffés cardiaques était d’à peine 20%, rappelle la docteure Martine Antoine, cheffe de clinique du service de chirurgie cardiaque de l’hôpital Erasme jusqu’à la fin 2021. La longévité de Jean-Claude est donc exceptionnelle.»

Pour les patients opérés actuellement, qui bénéficient de progrès techniques et médicamenteux, la survie médiane tourne autour de quinze ans. La survie à un an est de 85% à 90% et le taux à cinq ans atteint 75% à 85%. Les «décès sur table», comme dit le corps médical, sont rarissimes, et la plupart des greffés reprennent une vie privée et professionnelle à peu près normale quelques semaines après l’opération.

La pénurie d’organes disponibles conduit parfois à des greffes de cœurs en moins bon état.

Primo, le pionnier belge

La Belgique célèbre, ce 23 août, le cinquantième anniversaire de sa première greffe cardiaque. Elle a été réalisée en 1973 à l’hôpital Brugmann, à Bruxelles, des mains du docteur Georges Primo, aujourd’hui un quasi-centenaire.

La patiente est une femme âgée de 51 ans et le donneur un homme de 43 ans, auquel ont aussi été prélevés les reins. Hortense Vrancken survit sept mois. Un deuxième greffé du cœur, opéré en février 1974, voit sa vie prolongée d’un an. En revanche, un troisième transplanté cardiaque, greffé en février 1975, décède d’un rejet aigu trois semaines à peine après l’opération.

Le risque de rejet

Ces résultats décevants freinent l’engouement pour une thérapeutique où le maintien en vie à long terme du patient s’avère nettement moins aisé que l’acte chirurgical en soi. Au-delà de l’aspect technique, la principale difficulté de la transplantation est que l’organisme accepte un corps étranger.

«Le docteur Primo a lancé son programme de greffes pour tenter de sauver de la mort des patients gravement atteints d’insuffisance cardiaque, mais il a dû l’interrompre parce que les médicaments antirejet disponibles dans les années 1970 étaient insuffisants, de même que les outils diagnostiques, telles l’échographie et la biopsie myocardique, souligne la docteure Antoine, ancienne élève du pionnier belge. Il a fallu attendre que la science progresse pour garantir aux patients de meilleures chances de survie.»

Georges Primo, le pionnier belge, chef honoraire des services de chirurgie cardiaque des hôpitaux universitaires Brugmann et Erasme.
Georges Primo, le pionnier belge, chef honoraire des services de chirurgie cardiaque des hôpitaux universitaires Brugmann et Erasme. © DR

18 jours

Le premier médecin à réussir la substitution, chez l’homme, d’un cœur défectueux par un cœur sain, prélevé sur un patient en état de mort clinique, est le chirurgien sud-africain Christiaan Barnard. Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1967, il opère durant 9 h 30 un patient de 55 ans souffrant de diabète et d’insuffisance cardiaque. Louis Washkansky survit à l’opération et vit encore pendant 18 jours, avant de succomber d’une pneumonie. Du jour au lendemain, le professeur Barnard devient une star mondiale.

«Il se prend pour Dieu»

Toutefois, le véritable père de la transplantation cardiaque est son confrère Norman Shumway, chirurgien à Stanford (Californie), dont les recherches, menées avec le docteur Richard Lower, ont rendu l’opération possible. Barnard l’a devancé pour des raisons éthiques. A l’époque, aux Etats-Unis, la mort est définie par l’arrêt du cœur. On ne peut prélever un cœur qui bat encore, même si le cerveau est détruit, sous peine d’être accusé de meurtre.

L’exploit du chirurgien de l’hôpital Groote Schuur du Cap lui vaut les éloges de ses pairs, mais aussi la haine de ceux qui lui reprochent d’être un «boucher», un «sadique», un scientifique «qui se prend pour Dieu». Des médecins le critiquent pour une autre raison: ils estiment que la chirurgie n’a pas à précéder la médecine, que le docteur Barnard n’a pas le droit de faire des transplantations tant que n’ont pas été découverts les moyens d’éviter le rejet du greffon. A de rares exceptions près, les premiers greffés du cœur survivent seulement quelques semaines.

La ciclosporine relance les greffes d

Par la suite, trois avancées favoriseront la survie des greffés: une meilleure sélection des patients receveurs, un suivi postopératoire plus efficace et, surtout, l’introduction, en 1980, d’une nouvelle molécule, la ciclosporine, dans le traitement «immunosuppresseur» (qui inhibe les défenses immunitaires de l’organisme afin de prévenir le rejet).

En Belgique, la transplantation cardiaque prend son véritable essor fin 1981, à l’hôpital Erasme (ULB), sous l’impulsion du professeur Primo. Ses succès encouragent d’autres chirurgiens belges, de sorte qu’on transplante actuellement des cœurs aux Cliniques universitaires Saint-Luc (UCL), au CHU de Liège, au Gasthuisberg (KU Leuven), à l’UZ Gent, à l’UZ Antwerpen et à l’hôpital Notre-Dame, à Alost.

«A raison de 75 à quatre-vingts opérations par an en Belgique depuis 1989, le seuil des 2 600 greffes cardiaques est aujourd’hui dépassé, calcule la docteure Martine Antoine. Toutefois, à partir de mars 2020, les programmes de transplantation ont été interrompus pendant les grandes vagues de Covid.»

Seul un greffé cardiaque comprend l’angoisse des patients qui attendent la transplantation.

120 patients sur liste d’attente

Chaque année, quinze mille Belges se voient diagnostiquer une insuffisance cardiaque, soit 45 nouveaux cas détectés par jour. Un affaiblissement du muscle cardiaque peut avoir pour origine des antécédents médicaux ou familiaux, de l’hypertension artérielle, du diabète, une maladie des valves, une infection cardiaque…

Au total, quelque 250 000 personnes souffrent de cette affection en Belgique, soit près de 4% de la population adulte du pays (20% des plus de 65 ans). On prévoit un doublement de ce chiffre d’ici à 2040 à cause du vieillissement de la population. En moyenne, 120 patients belges sont inscrits sur la liste d’attente pour recevoir un nouveau cœur.

80 000 euros la pompe cardiaque

Au 1er janvier dernier, ils n’étaient que 75, niveau le plus bas depuis dix ans. Cette diminution serait due à l’amélioration de l’efficacité des médicaments et à l’existence d’une alternative à la greffe: les patients atteints d’insuffisance cardiaque dont l’état se dégrade peuvent se faire implanter, dans le ventricule gauche, une pompe artificielle, machine de la taille d’une balle de golf.

En Belgique, chaque année, une cinquantaine de patients reçoivent ce dispositif d’assistance dont le coût avoisine les 80 000 euros (pris en charge par la sécurité sociale). Le coût d’une greffe cardiaque est de l’ordre de cinquante mille euros, dont cinq mille euros environ à charge du patient assuré, auxquels il faut ajouter le suivi médical, les traitements, hospitalisations et déplacements.

Dr Martine Antoine
Dr Martine Antoine © National

Jusqu’à deux ans d’attente pour une greffe du coeur

Le temps d’attente habituel pour une transplantation cardiaque en Belgique varie entre quatorze mois et deux ans. Hervé, quinquagénaire spécialiste en assurances et actif dans le secteur financier, n’a pas dû attendre aussi longtemps: «Le 20 mai 2017, à la suite d’une dégradation accélérée de mon état cardiaque, je me suis retrouvé sur la liste d’attente raccourcie réservée aux patients nécessitant une transplantation en urgence.»

Un mois plus tard, il était opéré aux Cliniques universitaires Saint-Luc, à Bruxelles. «Nous disposons de quatre heures maximum entre le prélèvement de l’organe sur le donneur et sa transplantation au receveur, auquel on a retiré son propre cœur, détaille Martine Antoine. Le timing serré à respecter peut se transformer en course contre la montre quand nos équipes doivent aller chercher, en jet privé ou en hélicoptère, un cœur disponible à Rotterdam, Berlin ou Vienne.»

Ces déplacements à l’étranger, encore fréquents il y a une vingtaine d’années, se font plus rares aujourd’hui. La majorité des cœurs transplantés dans nos hôpitaux viennent de Belgique.

L’anonymat du donneur

En principe, l’identité et le profil du donneur sont tenus secrets. «La personne décédée est un numéro dans une banque de données, confirme Jean-Claude. Il arrive pourtant, à l’hôpital, que l’âge et le sexe du donneur parviennent aux oreilles du transplanté. J’ai moi-même appris que l’on m’a greffé le cœur d’un gars de 21 ans qui s’est suicidé d’un coup de fusil!»

Paul, un sexagénaire greffé, lui aussi mis au parfum, s’est dit ému d’avoir reçu le cœur d’une jeune fille de 20 ans. «Le don d’organes doit rester anonyme et gratuit, insiste la docteure Antoine. Certains greffés font toutefois des recherches pour savoir avec qui “ils cohabitent”. On ne peut empêcher les fuites aux soins intensifs, où il arrive que les mêmes personnes s’occupent du donneur et du receveur. L’un de mes patients, âgé de 55 ans, a jugé regrettable d’avoir hérité du cœur d’une donneuse de 25 ans. Il aurait voulu que l’organe soit attribué à un jeune. Un autre greffé, inquiet, m’a demandé si le fait d’avoir reçu un cœur de femme risquait de le transformer sexuellement!»

L’âge limite relevé

Avec 7,9 donneurs d’un cœur par million d’habitants, la Belgique figure parmi les meilleurs élèves de la classe européenne, derrière l’Espagne. Pour autant, le pays manque régulièrement de donneurs compatibles. Les progrès de la médecine et les règles de sécurité routière ont réduit le nombre de traumatismes crâniens et autres décès prématurés liés à des accidents de la route.

La pénurie d’organes disponibles conduit à greffer parfois des cœurs en moins bon état. «L’âge moyen des donneurs augmente, reconnaît Martine Antoine. La plupart ont entre 16 et 55 ans, mais des donneurs de 56 à 64 ans, voire un peu plus âgés, sont aussi acceptés, après examen cardiologique complet.»

Un patient m’a demandé si recevoir un cœur de femme risquait de le transformer sexuellement!» Dr Martine Antoine, ex-cheffe de clinique à l’hôpital Erasme.

Au cas par cas

De même, l’âge limite pour recevoir un nouveau cœur, longtemps fixé à 65 ans, a été relevé, l’espérance de vie étant plus élevée. «Le critère de l’âge maximal est devenu flou», constate Jean-Claude, qui a présidé l’Association nationale des greffés cardiaques et pulmonaires (ANGCP), structure de soutien aux patients et d’échanges entre greffés ou entre personnes en attente de greffe (aujourd’hui dissoute).

Les médecins jugent au cas par cas, selon l’état de santé et le mode de vie du candidat. «On ne met pas un nouveau moteur à une vieille bagnole déglinguée!, s’exclame la spécialiste. Il faut évaluer la capacité d’un patient de plus de 65 ans à supporter l’intervention chirurgicale et les médicaments, non dénués d’effets secondaires.»

Avec près de huit donneurs d’un cœur par million d’habitants, la Belgique figure deuxième du classement européen.
Avec près de huit donneurs d’un cœur par million d’habitants, la Belgique figure deuxième du classement européen. © getty images

Des médicaments combinés

Trois semaines après avoir reçu un nouveau cœur, Hervé a pu rentrer chez lui. «La durée du séjour à l’hôpital dépend de votre état de forme physique, de la réaction de votre organisme à la greffe du coeur et de la présence ou non d’un entourage qui peut vous assister à domicile», remarque-t-il.

Le système immunitaire du receveur déclenche une réaction de refus de l’organe greffé, dont les cellules ne sont pas compatibles. «C’est comme avoir une écharde dans le doigt, illustre la docteure Antoine: le corps veut l’expulser.»

Le traitement immunodépresseur, destiné à lutter contre le phénomène de rejet, combine plusieurs médicaments, ce qui permet de réduire les doses de chacun, donc leurs effets secondaires indésirables. Ceux-ci sont multiples: rétention d’eau, hypertension artérielle, stockage de cellules graisseuses. Immunosuppresseur de référence, la ciclosporine peut provoquer de l’insuffisance rénale, le gonflement des gencives et la pousse anormale des poils.

« Un sentiment de dette »

Pour améliorer les chances de survie, les médecins insistent sur l’importance de maintenir une activité physique, un régime alimentaire strict et des mesures hygiéniques sont requises pour limiter les risques d’infection.

«Je ne mange plus ni crustacés ni sushis et autres poissons crus, signale Hervé, le greffé bruxellois. J’éprouve un sentiment de dette à l’égard de mon donneur, ce qui m’incite à respecter un régime contraignant. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir reçu un cœur. Les derniers mois avant l’opération, je ne pouvais plus emprunter un escalier, ni même me brosser les dents!»

Le cœur a une dimension symbolique que n’ont pas les autres organes. Il représente la vie, l’amour, les sentiments. La docteure témoigne: «Un de nos greffés nous a lancé qu’il ne voulait plus voir son épouse. Il nous a dit que son ancien cœur ne l’aimait déjà plus beaucoup et que le nouveau ne la supportera plus du tout!»

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