Focus sur les «smart drugs», ces dopants intellectuels qui offrent plus de risques que de bénéfices
Utilisés pour booster la mémoire et la concentration, le méthylphénidate et le modafinil sont détournés de leur usage par des étudiants et par ceux en manque de sommeil. En définitive, peu de bénéfices et quelques risques.
La tentation était trop grande. Adrienne Weber (1), ophtalmologue, n’a pas hésité, à l’approche des examens, à prescrire du méthylphénidate à son fils aîné, étudiant en première master en ingénieur de gestion. Une molécule apparentée aux amphétamines commercialisée, entre autres, sous les marques Rilatine et Equasym, et autorisée dans le traitement du trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). «Sous Rilatine, son envie de travail se trouve exacerbée, sans aucune perte de concentration.»
Pour se donner un coup de fouet, nombre d’étudiants se tournent, en premier lieu, vers des cachets concentrés en caféine ou à base de magnésium ou de vitamine C. Vendus librement en pharmacie, ces produits permettent, selon leur fabricant, de renforcer les fonctions cognitives. Inoffensifs pour la santé, ces «dopants» légers ne sont pas documentés par la littérature scientifique. Leurs effets sont plus de l’ordre du placebo que d’un réel effet sur les fonctions cognitives.
Quelques-uns ne s’arrêtent pas aux vitamines et utilisent aussi des psychostimulants. Une étude, menée en 2019 par l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS) auprès de 12.144 étudiants universitaires francophones, indique que 5% d’entre eux consomment des «dopants cognitifs» détournés, qu’on appelle également «smart drugs» («drogues intelligentes»). Le plus utilisé est le méthylphénidate (90%), davantage prescrit en Belgique, suivi par le modafinil, vendu sous le nom de Provigil. Répliquée, en 2023, auprès d’étudiants en médecine de 1re et de dernière année de l’ULB, elle montre que l’usage non médical de médicaments psychostimulants est quasi absent au début du cursus, alors qu’en sixième année, une proportion non négligeable (6,3 %) y a recours. «Leur situation est particulière, nuance Ann Eeckhout, porte-parole de l’AFMPS. De par leurs études, ces étudiants connaissent les molécules, et ont moyen d’obtenir des ordonnances facilement.» Selon l’enquête, la moitié d’entre eux se les procurent auprès d’autres étudiants, un tiers auprès d’assistants ou de médecins proches, et 15% auprès de leur généraliste.
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La performance, valeur cardinale des smart drugs
Des traitements, prescrits pour soigner des troubles tels que l’hyperactivité, comme le méthylphénidate, ou la narcolepsie, comme le modafinil. Tous agissent en augmentant la concentration de dopamine et de noradrénaline, deux neurotransmetteurs qui amplifient le processus d’éveil, d’attention et de mémorisation.
Ces molécules sont détournées par d’autres individus pour maintenir ou tenter d’augmenter leurs performances: des personnes en manque de sommeil, comme des parents de nourrissons, des chauffeurs, des coursiers, des travailleurs en trois-huit… Des chirurgiens aussi, pour diminuer l’anxiété et améliorer la concentration. Des créatifs de la pub, un secteur où il faut sans cesse se montrer innovant et productif. Des contrôleurs aériens, pour renforcer leur vigilance. Des gamers, enfin, pour contrôler le stress et augmenter l’attention et le temps de réaction.
Cette pratique dite de neuroenhancement, terme traduit par «neuro-augmentation» ou «neuro-optimisation», est jusqu’ici peu étudiée en Belgique et dans d’autres populations. Les données chiffrées demeurent insuffisantes sur le sujet. Les études disponibles ne portent que sur l’utilisation médicale de la Rilatine et du Provigil. Les prescriptions extramédicales n’étant pas officiellement reconnues ni remboursées, elles ne sont pas comptabilisées dans le système Pharmanet qui permettrait de le faire. Ces médicaments peuvent aussi faire l’objet de vol ou d’«emprunt» et d’achats sur Internet.
L’AFMPS note, cependant, une «tendance de consommation à la hausse», mais il s’avère «complexe d’y coller des chiffres». «Il y a une réelle pression de la réussite, dont découle un stress important», confie Adrienne Weber. Le phénomène commence tôt: avant 18 ans, 20% des 12.114 étudiants francophones sondés déclarent avoir déjà pris un psychostimulant pour améliorer leurs performances scolaires ou intellectuelles. S’il débute avec les premières échéances importantes, dès la fin du secondaire ou à l’université, il ne disparaît pas forcément une fois les études terminées. De nombreux travaux de sociologie l’indiquent: l’individu est de plus en plus amené à se distinguer, avec la performance comme valeur cardinale. «Tout est dans le non-dit, mais le phénomène existe dans le monde professionnel et les études montrent qu’il se développe», analyse Ann Eeckhout.
«La Rilatine amplifie les émotions et mon fils peut partir en vrille à la moindre contrariété.»
Un tribut à payer
«La chose la plus difficile à gérer, c’est son irascibilité. La Rilatine amplifie les émotions et mon fils peut partir en vrille à la moindre contrariété. C’est un peu le prix à payer», confie Adrienne Weber. Le méthylphénidate se révèle efficace contre le trouble pour lequel il est prescrit. Mais chez des patients sans pathologie, il présente d’autres effets secondaires. Il peut entraîner de l’anxiété, des vertiges et des troubles du sommeil. Pire, il existe des risques de complication graves. La Rilatine est ainsi contre-indiquée en cas de dépression et de malformations cardiaques. Aux Etats-Unis, par exemple, on constate une hausse des admissions aux urgences pour tachycardie et hypertension de l’ordre de 15% à 20% chez les jeunes en période de préexamens.
Surtout, la Rilatine ne possède pas de pouvoirs fabuleux. Elle augmente la vigilance et le temps de veille (et induit une diminution de l’appétit), mais rien qui démontre une amélioration des performances chez les personnes sans TDAH. «Or, ce n’est pas parce qu’on reste éveillé plus longtemps qu’on preste mieux», confirme Frieda Matthys, professeure en psychiatrie à la Vrije Universiteit Brussel (VUB), spécialisée dans les addictions. En revanche, si le méthylphénidate n’améliore pas les résultats, il augmente la motivation et l’estime de soi, le consommateur ayant l’impression d’avoir tout fait pour performer. En contrepartie, selon le dosage et la fréquence, le traitement occasionne une réduction de la durée de sommeil et des phases de sommeil lent et paradoxal. Bref, un déficit de sommeil qui entraîne une diminution des capacités cognitives. L’usager entre dans un cercle vicieux.
Pour le modafinil, c’est une autre histoire. Il n’est pas une amphétamine, mais ses effets sont similaires. Son action stimulante est réelle, davantage, en tout cas, que celle du méthylphénidate. Il améliore l’attention, le maintien de l’éveil, la mémoire et les fonctions exécutives chez les sujets en privation de sommeil. Et a un impact positif sur l’accomplissement de tâches complexes, ainsi que sur la mémoire de travail, la flexibilité cognitive et la rapidité de programmation.
En résumé, sous Provigil, le sujet travaille plus longtemps, plus concentré mais ne se révèle pas plus créatif. Deux études nuancent d’ailleurs ses effets. La première a été menée, en 2017, par des chercheurs allemands auprès de joueurs d’échecs et publiée dans l’European Neuropsychopharmacology. Ceux-ci étaient répartis de manière aléatoire dans quatre groupes (Rilatine, modafinil, caféine, placebo) et en double aveugle (tant le participant que l’examinateur ignorait quel produit avait été administré). Résultat: le modafinil boostait leurs performances. En moyenne, sous Provigil, les joueurs gagnaient plus de parties, à condition d’avoir le temps de préparer le prochain coup. Sous la pression du chrono, l’effet dopant s’annulait. Les joueurs semblaient même opter pour des choix moins pertinents.
La seconde étude, publiée dans Sciences Advances , en 2023, réalisée par l’université de Cambridge, aboutit à des conclusions similaires. De la même manière, les volontaires ont été partagés en quatre groupes (placebo, Rilatine, modafinil, dextroamphétamine) et en double aveugle. Ils ont été soumis à un test cognitif, le «problème d’organisation du sac à dos», soit choisir un certain nombre d’objets de poids et de valeurs variables pouvant entrer dans un sac à dos d’une capacité donnée, tout en maximisant la valeur totale du contenu du sac. Ceux sous dopants cognitifs passaient plus de temps sur cette tâche. Ils adoptaient également des raisonnements et des choix plus impulsifs et aléatoires.
Il y a enfin un tribut à payer. A l’instar de tous les psychostimulants, le modafinil induit un effet rebond, un contrecoup, une «descente» dès que le produit se dissipe. Hormis le très rare syndrome de Stevens-Johnson (trouble cutané potentiellement mortel), sa prise peut provoquer de la nervosité, de l’insomnie, des troubles digestifs, une sécheresse buccale et des palpitations cardiaques. Les responsables du laboratoire Cephalon, qui a mis au point le modafinil, avouent eux-mêmes ne pas connaître les effets à long terme de la consommation de leur molécule…
(1) Le prénom et le nom ont été changés.(2) Seuls la Rilatine et l’Equasym sont remboursés sur les quatre marques vendues en Belgique.13,86 milliards de dollars
En 2022, ce montant représentait les volumes du marché des nootropiques, substances naturelles ou synthétiques, médicaments ou compléments alimentaires. Ils devraient dépasser les 58,39 milliards de dollars en 2032.
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