En Colombie, comment la gestation pour autrui est devenue un véritable marché (reportage)
En l’absence de cadre légal, la gestation pour autrui prospère en Colombie. Un véritable marché dont profitent de nombreux acteurs. Le gouvernement veut légaliser la pratique pour éviter les abus et mieux protéger les mères porteuses, souvent en situation de précarité.
Elle y pensait depuis plusieurs semaines mais en cette soirée du 11 février, sa décision est prise. Camila (1) saisit son smartphone et tape: «Bonsoir, je suis Colombienne et très intéressée par louer mon ventre… Pour des personnes vraiment sérieuses… Je connais le processus.» La jeune femme valide. Le message s’affiche sur la page d’accueil d’un groupe Facebook dédié à la gestation pour autrui (GPA). «Des connaissances m’ont parlé de cette activité, confie cette mère de famille, agente en ressources humaines. Je veux offrir une meilleure vie à ma fille, avoir une petite stabilité économique.»
Camila n’est pas un cas isolé. Sur les réseaux sociaux, les futures mères porteuses côtoient clients et agences de fertilité. Les petites annonces comme la sienne se suivent et se ressemblent. «Bonjour, je loue mon ventre, femme de 24 ans saine et accouchement naturel», clame l’une. «Cherche femme de 18 à 25 ans qui loue son ventre et vit à Bogota», lit-on un peu plus loin.
Ni interdite ni autorisée
L’absence de réglementation explique l’abondance des messages. «De fait, la gestation pour autrui est tolérée depuis que la Cour constitutionnelle a demandé au gouvernement de légiférer en la matière. Toutefois, aucun texte de loi ne l’autorise ou ne l’interdit», pointe Angelica Bernal, professeure de bioéthique à l’université Javeriana de Bogota. Cette situation rappelle celle de la Belgique mais contraste avec celle d’autres pays européens comme la France et l’Allemagne, où la GPA est interdite. D’autres, les Pays-Bas ou la Grèce par exemple, l’autorisent.
En attendant, le vide juridique profite à la myriade d’acteurs qui composent la filière: avocats spécialistes en filiation, notaires, agences chargées de recruter les mères porteuses et, surtout, cliniques de fertilité. «Il n’y a pas de cadre légal, on s’en tient aux standards internationaux et aux indications de la Société américaine de médecine reproductive», précise José Ignacio Madero, gynécologue et directeur de la clinique Eugin, située dans un quartier huppé du nord de la capitale.
Offres tout compris
Sous l’impulsion de ces acteurs, la gestation pour autrui est devenue un marché à part entière dans le pays. «Certaines cliniques proposent des offres tout compris: elles fournissent l’avocat, prennent les billets d’avion, présentent un catalogue de mères porteuses au couple intéressé par une GPA», décrit Angelica Bernal. Elles fixent leurs propres règles et tarifs. Les critères pour devenir une mère porteuse s’énoncent sous forme de liste: «Avoir eu au moins un enfant ; ne pas fumer, boire ou consommer de substances psychoactives ; avoir entre 20 et 38 ans», peut-on lire sur le site Internet d’une agence de fertilité qui recrute sur Facebook.
La clinique du docteur Madero assure prendre toutes les précautions nécessaires lors de la sélection des candidates. «Nous n’acceptons pas n’importe qui, affirme le gynécologue. Nous vérifions les antécédents judiciaires. Nous faisons passer une visite médicale. Le plus important est que la personne soit saine physiquement et émotionnellement.» Toutes ne semblent pourtant pas aussi sérieuses. En novembre dernier, Dayanna, 26 ans, donnait naissance à une petite fille pour une cliente texane «qui ne pouvait pas avoir d’enfant». L’accouchement a requis une césarienne, la troisième après celles pratiquées à la naissance de ses deux enfants. La clinique par laquelle elle est passée – et dont elle préfère taire le nom – n’y a vu aucun inconvénient.
Il faut être très forte pour porter l’enfant de quelqu’un d’autre, le livrer et ne ressentir aucun mal-être.
Une clientèle étrangère
A l’instar de Camila, c’est «pour l’argent» que Dayanna a accepté de porter l’enfant d’une autre femme. Le prix? «30 millions de pesos», répond-elle. Environ 6 000 euros, quand, en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, les prix sont dix à 25 fois plus élevés selon le pays et les services proposés. En plus, la jeune femme a touché 1,5 million de pesos par mois pendant un an. Une somme supérieure au salaire minimal colombien, établi à 1,16 million de pesos et avoisinant les 225 euros. L’agence qui l’a mise en relation avec la clinique et la cliente a gardé l’équivalent de deux mois de paiement en guise de commission.
Les prix bas attirent une clientèle principalement étrangère. «Des agences espagnoles, françaises, anglaises et israéliennes nous appellent et nous demandent d’aider leurs clients dans leur processus de gestation pour autrui», relate José Ignacio Madero. Aucune limitation ne vient restreindre le large spectre d’individus pouvant avoir recours à une GPA en Colombie. Couples hétérosexuels, homosexuels, hommes ou femmes célibataires souffrant de problème d’infertilité ou non: le processus est ouvert à toutes et à tous.
Les zones d’ombre de la gestation pour autrui
L’absence de cadre légal laisse de nombreuses zones d’ombre sur l’ensemble du processus de GPA. «Aujourd’hui, quand un bébé naît avec une malformation, des couples disent: “Ce n’est pas ce que nous avions convenu, nous refusons de le prendre”, raconte Angelica Bernal. La justice ne sait pas sur quoi se baser pour trancher ces cas.» La question de la filiation n’est pas plus claire. «La loi colombienne dit que la femme qui donne naissance est considérée comme la mère de l’enfant, poursuit la professeure. Mais cette indication est obsolète dans le cas d’une gestation pour autrui car l’ovule n’est pas apporté par la mère porteuse.» En ce qui concerne Dayanna, son nom n’apparaît sur aucun document.
Derrière ces ambiguïtés contractuelles et administratives se dessine le fragile état de santé des mères porteuses. «J’ai dû prendre beaucoup de médicaments pendant la grossesse, raconte Dayanna. Dans mon cas, ce n’était pas un accouchement naturel. Pourtant, après la naissance, je n’ai reçu aucun soin!» Depuis, Dayanna n’a plus de nouvelles ni de l’enfant ni de sa mère. «Il faut être très forte pour porter l’enfant de quelqu’un d’autre pendant neuf mois, le livrer et ne ressentir aucun mal-être physique ou psychologique», insiste Olga Amparo Sanchez, directrice de la Casa de la mujer, la plus vieille organisation féministe de Colombie. «Heureusement, m’occuper de mes deux enfants m’a aidée à passer à autre chose», reprend Dayanna. Quand on lui demande si elle serait prête à renouveler l’opération, elle répond tout de même «non».
Gestation pour autrui, marchandisation du corps de la femme
Afin d’éviter les mauvaises pratiques, le gouvernement colombien a présenté le 24 février un projet de loi visant à encadrer la gestation pour autrui. Le texte introduit un certain nombre de critères comme l’obligation pour la mère porteuse d’avoir entre 25 et 34 ans ou encore l’interdiction de se soumettre au processus plus de deux fois. Les couples souhaitant avoir recours à une GPA devront, eux, avoir épuisé toutes les autres voies médicales d’aide à la procréation tandis que les étrangers non résidents seront exclus du processus.
Le projet de loi fait l’objet de très vives critiques de la part des organisations de défense des droits des femmes. Le texte, qui souhaite mettre en avant le caractère altruiste de la gestation pour autrui, précise que «la subrogation utérine pour la gestation a des fins commerciales ne sera pas autorisée» mais accepte le principe d’une «compensation» économique pour la mère porteuse, notamment pour couvrir les frais médicaux engendrés par la grossesse. «Quel est le sens de l’altruisme dans une pratique qui implique une transaction financière et produit des bénéfices?», interroge Maria Cristina Hurtado, avocate spécialiste des droits des femmes et de l’enfant.
Seize projets de loi rejetés
Dans un pays où près de 40% de la population vit dans une situation de pauvreté, ces organisations craignent que la légalisation de la gestation pour autrui ne pousse les femmes les plus vulnérables sur «le marché». «Allez voir sur le terrain qui sont les femmes qui se soumettent à cette pratique: les plus pauvres, les déplacées du conflit armé, les migrantes, celles qui n’ont rien d’autre à vendre que leur corps, s’insurge Alejandra Vera, directrice de la fondation Mujer denuncia y muvéte (Femme, dénonce et engage-toi), basée à Cucuta, à la frontière avec le Venezuela. La loi ignore totalement le contexte social et économique de la Colombie.»
Olga Amparo, Maria Cristina et Alejandra Vera espèrent toutes qu’elles auront l’occasion d’exprimer leurs inquiétudes devant le Congrès lors des prochaines semaines. Le gouvernement de gauche du président Gustavo Petro dispose d’une majorité qui devrait lui permettre de faire passer le texte. La prudence reste néanmoins de mise: depuis 1998, seize projets de loi visant à encadrer la pratique ont été rejetés.
(1) Le prénom a été modifié à la demande de l’interlocutrice.
9 500 euros
C’est ce que touche globalement une mère porteuse dans le cadre d’une GPA en Colombie. En Europe et aux Etats-Unis, le prix total d’une GPA varie entre 50 000 et 140 000 euros.
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