Embrassez qui vous voudrez : l’âge d’or du baiser est-il derrière nous ?
Au croisement du sacré, du politique, du social et de la sensualité, le baiser est un geste bien plus profond qu’il n’y paraît. Mais s’il a une (longue) histoire, son âge d’or est-il derrière nous ?
Bises, kiss, des baisers, baci, bisous, je t’embrasse : personne ne pense plus à rien en prononçant ces mots dans la vie quotidienne, en les écrivant à la fin d’un courriel ou en queue de message, tant ils sont devenus mécaniques. Mais il suffit de les creuser pour qu’aussitôt jaillissent gestes, images, sensations, émois. Et le baiser, sujet peu analysé, devient alors une matière inépuisable. Comme en atteste l’essai littéraire de Céline Hess Halpern, L’Eloge du baiser. Parce que c’est si bon d’embrasser (1), qui paraît ce 23 janvier. Cantique des cantiques, Antiquité, Moyen Age, Renaissance, Rousseau, Sade, Klimt, Rodin, le baiser hollywoodien, les vampires… : l’auteure, avocate spécialisée en droit de la santé, alterne souvenirs intimes et réflexions inspirées par l’histoire des moeurs, de l’art mais aussi la religion, la chimie, la psychologie et le cinéma. » Peu de gestes humains ont gardé autant de valeur et de présence tout au long des siècles et sur tous les continents, écrit-elle. Tel est le pouvoir du baiser. »
Le baiser pratiqué aujourd’hui est un acquis culturel.
Le mot baiser, d’abord. Son étymologie (qui vaut pour bacio, beso, beijo mais non pour les kiss ou küss) vient du latin basiare, dérivé du sanskrit bhadd, ouvrir la bouche. Unir ses lèvres est une tradition de la Rome antique. Du moins, les Romains sont les premiers à en faire une coutume très codifiée. Ainsi, un ami, un être de même rang reçoit un osculum. On échange un basium, semblable à une poignée de main, avec son père, son oncle, virilement, dans le cadre strict de la famille. Le baiser avec la langue, baptisé suavium, est réservé aux amants. Dans cette trilogie, on n’embrasse ni l’esclave ni la prostituée car échanger un baiser serait exprimer une égalité.
Le verbe baiser, lui, trouve son origine dans l’univers amoureux. Depuis le xviie siècle, voire avant, il signifie donner un baiser et faire l’amour. Quant à sa seconde signification, se faire avoir, être trahi (la définition qu’il acquiert dans l’argot de la fin du xixe siècle), elle doit son origine non pas au basiare latin, mais au verbe boisier, qui remonte au Moyen Age et voulait dire tromper. Le transfert s’explique par la similitude des deux mots.
Les premiers chrétiens adoptent cette coutume avec enthousiasme. Ils en font le symbole de leur foi, en s’embrassant sans aucun respect de la hiérarchie, pour témoigner ce qu’ils appellent » l’amour de Dieu « . Paul de Tarse, devenu saint Paul, recommande : » Saluez tous les frères par un saint baiser. » Les adeptes de Jésus se reconnaissent donc ainsi. Qu’ils soient serviteurs, esclaves, maîtres, mendiants, pères de famille, prostituées, ils accolent leurs bouches afin de marquer qu’entre eux aucune barrière n’existe. Ensuite, c’est en quelque sorte un long déclin jusqu’au xxe siècle. En 397, le concile de Carthage interdit le baiser de paix entre hommes et femmes – même sur la joue – en raison d’abus qui le rendent suspect d’alimenter la débauche.
On embrasse encore pas mal au Moyen Age, mais on baise ce qui est sacré, l’autel, les étoles, le crucifix, la terre, la tombe, les reliques, les statues, les mains d’un curé ou d’un seigneur. On baise aussi pour se saluer, rendre hommage, faire alliance, reconnaître son infériorité ou sa supériorité hiérarchique, trahir, pardonner et, bien sûr, manifester sa tendresse ou son amour. Au début du xiiie siècle, le pape Innocent III, redoutant les paillardises, supprime le baiser sur la bouche entre laïcs et le réserve aux clercs, à sa propre mule, aux anneaux des évêques et aux reliques des saints. Mais la décision d’Innocent III ne se limite pas à un rappel à l’ordre des croyants. » En libérant le baiser du quasi-monopole ecclésiastique, en l’expulsant hors de la sphère religieuse, il (le pape) le rend disponible pour la société profane « , souligne Alexandre Lacroix, également auteur d’une Contribution à la théorie du baiser (éd. Autrement, 2011). C’est donc à la Renaissance que le baiser, encore chargé d’une aura sacrée, a pu devenir la pierre angulaire de ce que l’on appelle l’amour. » Par le baiser, on échange un souf?e, précise Céline Hess Halpern. Selon la philosophie néoplatonicienne, les amants échangent leurs âmes, lesquelles se réfugient l’une dans l’autre. » Désormais, » le baiser sur la bouche est exclusivement réservé aux amants. C’est un baiser « déclaration d’amour ». » Pour le reste, on a la bise ou la poignée de main.
Tout n’est pourtant pas si simple et, au xviiie siècle, deux ennemis jurés se livrent bataille. Voltaire et Rousseau se sont beaucoup détestés et quelquefois querellés, notamment à propos du baiser. Le premier y voit une manifestation d’hypocrisie. Il est l’attribut des sociétés de cour, de la galanterie, de la décadence, de la petite vertu. Pour lui, une société progressiste doit se débarrasser de ce symbole.
A l’inverse, pour Rousseau, le baiser, c’est du sérieux, c’est une symbiose spirituelle. Sur cette question, Voltaire est mis K.O. Le philosophe suisse connaît un immense succès avec Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761), correspondance amoureuse entre deux amants, dont la scène culminante est un baiser : elle déclenche les passions de toute l’Europe. On s’arrache le roman, les rééditions se succèdent, il est le livre le plus vendu du siècle. Ainsi Rousseau » sauve » le baiser des mains de ceux qui voulaient le balancer, invente et sacralise sa formule romantique. » C’est par sa faute, affirme Alexandre Lacroix, que nous ne pouvons plus être amoureux si nous n’embrassons pas ! »
En Inde et en Chine, s’embrasser en public peut être très choquant !
La mode du baiser qui déferle sur l’Occident va de pair avec l’émergence de la bourgeoisie et la montée d’un nouveau désir d’intimité, dans le sillage de la liberté de conscience et de pensée. Il y a désormais des choses qui ne se font plus en public. La chambre devient ce lieu secret réservé au couple, où l’on se donne des rendez-vous sexuels. Que reste-t-il alors ? Le baiser, précisément, seul geste érotique public autorisé, mais qui se doit tout de même d’être chaste.
Sec, humide, mouillé
Le baiser sur toutes les bouches est pourtant récent. Il s’est répandu comme l’acte fondateur d’une histoire – le refus du baiser signalant assurément la fin de la relation. » Sa diffusion à travers les continents semble d’ailleurs dater des années 1950, avec la montée du cinéma hollywoodien « , note Céline Hess Halpern. Aucun happy end sans baiser. Aucune déclaration d’amour sans rapprochement buccal… Jusqu’à sa mondialisation récente, le baiser amoureux était inconnu des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Europe du Nord. Et, malgré sa globalisation, » le baiser n’est pas admis partout dans le monde ! Dans certains pays d’Asie et d’Afrique, c’est un acte érotique et tabou, donc interdit, car pouvant atteindre à la pudeur. En Inde et en Chine, s’embrasser en public peut presque être très choquant ! » Il semble être quelque chose d’étranger à ces cultures qui le relèguent bien souvent au rang de simple pratique sexuelle.
Mais qui embrasse-t-on, comment, pourquoi ? En cherchant les réponses, l’auteure fait appel à l’anthropologie, la psychologie, la littérature, l’histoire de l’art, la géographie… Il existe une chronologie des baisers : le premier n’a pas d’égal, et le dernier, en général, on ne le donne pas. Un baiser peut être appuyé ou accordé du bout des lèvres. Il est sec, humide ou mouillé. Sans oublier la dimension mystique, érotique…
Au fond, quel en est l’impact physique ? La philamatologie, la science du baiser anatomique, a montré qu’embrasser a pour effet d’augmenter notre fabrication d’ocytocine (également appelée hormone de l’attachement) et de faire baisser notre taux de cortisol (l’hormone du stress). Enfin, un contact labial, incluant une dose de salive, permettrait d’explorer le système immunitaire de l’élu de sa bouche. Il s’agit, en d’autres termes, de refuser une personne qui aurait une trop grande parenté génétique. Echange d’informations immunitaires, héritage des mères primitives qui mâchaient les aliments avant de les mettre dans la bouche de leurs petits, le baiser a bien sûr des origines biologiques. Mais celui que nous pratiquons aujourd’hui est bien un acquis culturel, assure Céline Hess Halpern. Et quand les couples ne s’embrassent plus, il y a là un mauvais présage pour le devenir de leur union. Rien ne serait même plus destructeur, les relations devenant alors fraternelles.
Qu’en est-il quand on n’est pas amoureux ? On se fait des poutous, des becs, des bisous, des bécots, bref, la bise : c’est beaucoup plus léger, apparemment sans conséquence, et tellement plus compliqué. En Allemagne, en Scandinavie ou encore aux Etats-Unis, pas de bise. On y préfère le hug, cette embrassade qui rapproche les corps d’une manière qui peut nous paraître familière, pour ne pas dire déplacée. Car, enfin, la bise n’a rien d’anodin et l’improvisation n’y a pas sa place. C’est d’abord un signe d’égalité. Elle rompt le fossé entre les classes sociales et aplanit les hiérarchies entre les êtres. Pourtant, elle se ferait plus rare au bureau, par exemple. Tout comme la scène du baiser dans les films. Comme si le baiser, pratique forcément banale, n’intéressait plus. Dans une société hygiéniste, mue par l’urgence et hantée par le temps, il serait trop souvent oublié. Alors, embrassez qui vous voudrez !
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