Deuil périnatal: quand l’amour parental est mis à l’épreuve du vide (témoignages)
L’essentiel
• La mort d’un bébé est une épreuve indicible et invisible qui touche environ 1.000 familles par an en Belgique.
• Le deuil périnatal confronte les parents au néant et à l’invisibilité sociale de leur enfant.
• Les émotions liées au deuil périnatal sont complexes et varient d’une personne à l’autre, sans ordre établi.
• La culpabilité est une émotion fréquente chez les mères endeuillées, mais elle peut avoir une fonction en maintenant un lien avec le bébé perdu.
• Le temps peut atténuer la douleur, mais certaines dates, images et sensations restent gravées dans la mémoire des parents endeuillés.
La mort d’un bébé précipite dans une douleur muette, un chaos absurde, et demeure enveloppée d’un silence effaré. Quel sens donner à cette épreuve indicible, souvent invisible?
Cette nuit, un bébé va mourir. Dans la chambre 4 du service des «grossesses à haut risque» de l’hôpital Delta, la sidération a pris ses quartiers, l’air est irrespirable. Par la fenêtre, les phares des voitures éclairent péniblement cette soirée de janvier 2020. Frisco, son petit surnom, ne survivra pas à un accouchement précoce, seule issue pour sauver sa maman. Ces dernières semaines, la grossesse d’Angélique s’était compliquée, le sang avait plusieurs fois présagé le pire, les parents avaient gardé espoir. Le pire est finalement advenu: leur premier enfant est né à 22 semaines, mais la vie s’est échappée. Pour Morane, la mort périnatale a frappé dans la moiteur de l’été 2016. Un matin de juillet, après une nuit de calvaire, le petit Paul s’en est allé, laissant un vide abyssal.
Leurs bébés morts, ces parents entament une lente traversée de l’enfer. Quelle lumière au bout du tunnel, sinon celle d’une étoile filante? Selon les statistiques officielles, la mortalité fœto-infantile touche environ 1.000 familles par an en Belgique. Des statistiques qui illustrent les progrès de la médecine, mais ne disent rien des maux causés par ces deuils fantômes.
Lire aussi | «On ne nomme pas assez la mort»
Le chaos
«Ma grossesse a été un ascenseur émotionnel, raconte Morane, les yeux encore humides. Après avoir craint de lourdes pathologies pour Paul, nous avions été rassurés par les résultats de l’amniocentèse. Mais tout a basculé à 23 semaines et six jours… Direction les urgences, car je sentais des contractions: la sage-femme m’a annoncé que j’étais sur le point d’accoucher. Le chaos! Les soignants se sont démenés pour ralentir le travail, en vain. On m’a emmenée au bloc pour accoucher. Paul vivait à la naissance, mais il avait manqué trop longtemps d’oxygène. Son temps était compté. Blotti contre moi, il est parti dans mes bras.»
Angélique et son mari ont également choisi d’accueillir le corps de leur bébé, d’accompagner son passage sur Terre, leur «responsabilité de parents». Après un long combat contre l’infertilité, Frisco était un miracle. Malgré les circonstances, le visage d’Angélique s’est illuminé au contact de l’enfant inerte contre sa poitrine, de chaudes larmes ont coulé, la joie et la douleur se sont enlacées. La scène semble irréelle, dissonante, presque surnaturelle. Une bulle en suspension, prête à exploser… «Cette bulle est un mécanisme de survie face à l’envie de mourir sur place, de suivre son bébé. Mais quand elle explose, des mois ou des années plus tard, c’est violent», décrypte Morane.
«Ce deuil n’est pas un travail qu’on pourrait réussir ou rater. Il faut enlever ce poids des épaules des parents.»
Le néant
Le deuil périnatal est un arrachement. Après avoir été dans le feu de l’action, entourés par les équipes soignantes, les «paranges» (néologisme désignant les parents endeuillés) font face au néant. Le ventre et les bras vides, amputés d’une partie d’eux-mêmes, ils quittent la maternité avec de la paperasse pour organiser des funérailles. Un cercueil au lieu d’une poussette. Rentrer à la maison et retrouver un berceau vide, sans cris, sans pleurs; fermer la porte sur l’abîme.
Comment reprendre le cours de sa vie, «faire» son deuil? «On parle souvent des phases du deuil, mais je ne partage pas cette vision systématique, indique Reine Vander Linden, psychologue clinicienne, spécialiste de la périnatalité. Les émotions se chevauchent, se bousculent, vont et viennent, il n’y a pas d’ordre établi. Par ailleurs, ce deuil n’est pas un travail qu’on pourrait réussir ou rater. Il faut enlever ce poids des épaules des parents, qui ont déjà souvent la sensation d’avoir « échoué à donner la vie ». On ne fait pas un deuil, on est en deuil. C’est un état variable dont nul ne peut prédire la durée, la complexité, l’issue. Certains en sortent grandis, d’autres s’enlisent; certains couples resserrent les liens, d’autres explosent.»
L’invisibilité
Ces dernières décennies, la médecine a mis des mots sur la mort des nourrissons et sur la souffrance des parents, autrefois «invités» à passer rapidement à autre chose. Selon l’OMS, le deuil périnatal désigne la perte d’un fœtus après 22 semaines d’aménorrhée et jusqu’au septième jour de vie du bébé. «Cette définition a le mérite d’exister, même si elle est trop restrictive, juge la psychologue. Bien d’autres épreuves –fausses couches précoces, interruption médicale de grossesse au cours du premier trimestre, etc.– plongent les parents dans une détresse semblable. Il n’y a pas de hiérarchie de la douleur, c’est toujours l’histoire d’un projet de parentalité stoppé brutalement.»
Après 26 semaines de grossesse, un enfant né sans vie doit être déclaré à l’état civil. Et les autres? La possibilité existe seulement pour les bébés partis après la vingtième semaine, bien que ce ne soit pas obligatoire. Pourtant, le manque de «reconnaissance» civile, sociale ou familiale, est un enjeu clé. «C’est une énorme source de souffrance pour les parents, car ils le vivent telle une seconde disparition, poursuit Reine Vander Linden. Comme l’enfant ne sera jamais intronisé dans le champ familial ou social, il « s’évapore » aux yeux de l’entourage, de la société. Or, pour les parents, cet enfant a existé de façon foudroyante. Mais sans vécu ni souvenirs partagés, ils ne peuvent rien faire valoir, ils sont profondément parents d’un être invisible pour autrui.»
«Ces bébés nous quittent, mais ils ne nous abandonnent pas.»
L’avalanche
Honte, impuissance, peur, anxiété ou ressentiment, au fil du temps, les émotions s’imposent dans le désordre et la confusion. «Le sentiment d’injustice est puissant, analyse la psychologue, mais la culpabilité est une constante chez les mamans. Il faut pouvoir accueillir cette émotion. Certes, elle est pénible, pesante, mais la culpabilité –si elle n’anéantit pas, car trop violente– a une fonction: elle continue de relier la mère à son bébé. C’est une manière de donner du sens à l’insensé, de tenter d’expliquer l’inexplicable, en cherchant une « cause », un détail qui aurait pu changer l’issue fatale. C’est vain, mais nécessaire.»
Chez les paranges, la colère participe du tsunami émotionnel. «J’en voulais à la Terre entière, aux autres mamans, aux femmes enceintes. Quelle insupportable injustice! Pourquoi Paul? Pourquoi moi? Je ressentais aussi une profonde culpabilité, encore présente aujourd’hui, car il est compliqué de faire la paix avec son corps. Le quotidien réveille cycliquement ces émotions, même des années plus tard. Par exemple lorsque j’observe Sam –mon deuxième fils– jouer seul. Je suis en colère contre moi-même, parce que je lui ai donné un grand frère fantôme», confie Morane.
L’amour
Même le temps n’efface pas certaines dates, des images, un regard ou une sensation. Mais il fait son œuvre, il referme les plaies, transforme peu à peu les cicatrices. «Paul fait partie de ma vie. Il m’a offert un lien privilégié à mon propre cœur, à ce qui me dépasse, à ma spiritualité. Il m’a aussi rapprochée de l’écriture. De là où il est, il guide mes pas», témoigne Morane. Pour Angélique, Frisco a tout renversé, certitudes, carrière, mode de vie. Un bébé éclaireur, qui a ouvert la voie à un changement de vie radical et à Rio, un petit frère inespéré.
Comme nombre d’épreuves de la vie, le deuil périnatal est un torrent violent, qui submerge et métamorphose. Une expérience aussi commune que singulière, qui laisse des traces éternelles. «Un temps, j’ai pensé qu’il s’agissait exclusivement d’une expérience de mort. Mais la perte de mon fils est, au contraire, une inimaginable expérience d’amour. Ces bébés nous quittent, mais ils ne nous abandonnent pas; ils nous laissent une dose folle d’amour. Grâce à eux, on survit», ponctue Morane.
Les mots pour le pire
Vous en aurez d’autres; c’est plus douloureux pour un plus grand; passez à autre chose; c’est peut-être mieux comme ça. Autant de formules bien intentionnées, mais souvent maladroites et assassines pour les parents, d’un entourage qui ne sait comment s’y prendre. «Un tri s’est fait naturellement dans notre cercle, car certains ne comprennent pas, d’autres nous inondent de croyances qu’on n’a pas envie d’entendre. Comme Sam est arrivé assez vite après Paul, c’était comme si je n’avais plus le droit de me plaindre: « Tu as un enfant, maintenant! » C’est violent. En fait, les meilleurs soutiens ne sont pas toujours les plus proches», confie Morane, qui a ressenti le besoin de soulager sa peine dans l’écriture (Les Mots deviendront doux, 2022, autoédition).
Si les groupes de parole se multiplient et permettent de délier les langues, nos sociétés ont du mal à penser la mort, a fortiori celle d’un bébé. «Socialement, le deuil périnatal est moins tabou, mais individuellement, cela reste compliqué de l’évoquer, car les proches préfèrent passer le sujet sous silence», expose Reine Vander Linden. En «parler», mais comment? Des soignants aux praticiens (sophrologie, rituel rebozo, etc.), un arsenal croissant existe pour accompagner les paranges, au sein duquel chacun doit pouvoir trouver son propre chemin. «En tant que psy, mais cela vaut pour les proches, je crois fondamental d’offrir aux parents une « vraie » présence, de petits gestes, en évitant de combler le vide par des mots creux ou de vouloir taire les émotions fortes.»
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici