Des antibiotiques seront-ils remplacés par des phages, ces virus mangeurs de bactéries?
A l’heure où les antibiotiques perdent énormément de leur efficacité, des virus particuliers – les phages – viennent au secours de patients. La Belgique est à la pointe de la recherche dans ce domaine très spécifique et prometteur.
Les ennemis de mes ennemis sont mes amis. C’est sur cet adage que repose la phagothérapie: une lutte biologique basée sur la destruction de bactéries pathogènes par des virus, pour elles, mortels. Découverte voici un peu plus de cent ans par Felix d’Hérelle, elle fut reléguée aux oubliettes en Occident suite à la découverte de la pénicilline par Alexander Fleming, en 1928. Mais alors que, selon l’OMS, l’antibiorésistance est responsable du décès de 33 000 Européens par an, cette stratégie, que l’on a continué à développer de l’autre côté du rideau de fer, surtout en Géorgie, trouve un regain d’intérêt en Occident.
Sous l’impulsion de l’Otan et la crainte d’une attaque bactériologique, l’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek était devenu, dès 2003, la tête de proue de la recherche occidentale dans le domaine. «Le cadre réglementaire n’en permettait alors pas l’usage médical, excepté dans de rares cas dits « compassionnels » (NDLR: quand la situation clinique est désespérée), sous couvert de la déclaration d’Helsinki. En 2018, en pionnière européenne, une loi belge a classé les phages dans la catégorie des préparations magistrales produites en pharmacie. Depuis, nous traitons les patients avec des phages reconnus par un passeport génomique délivré par Sciensano», détaille la Dr Sarah Djebara (ULB). Sous sa coordination, quelque 110 patients ont été traités par phagothérapie. Publiés dans la littérature scientifique, les cas miraculeux sont légion.
Ces phages sont en quelque sorte des médicaments dénués d’effets secondaires qui se multiplient d’eux-mêmes, in situ, avant d’être éliminés.
En mars 2016, une femme de 30 ans grièvement blessée dans l’attentat à l’aéroport de Zaventem est admise à l’hôpital Erasme. Ses blessures aux jambes s’infectent, empêchant la cicatrisation. Après presque sept cents jours de traitement par antibiotiques, en vain, le recours à des phages vainc l’infection en à peine une semaine.
Des phages non pathogènes
Alors que la pandémie de Covid-19 n’est pas terminée, ériger des virus en sauveurs a de quoi faire pâlir certains. Pourtant, nous évoluons constamment dans un océan de phages, sans en être affectés. Ce sont d’ailleurs les organismes les plus répandus sur Terre. Ceux utilisés en phagothérapie, dits «bactériophages lytiques», sont armés pour s’accrocher exclusivement aux récepteurs membranaires de bactéries spécifiques et entraîner leur mort. Pour y parvenir, ils introduisent leur génome dans la bactérie cible, où celui-ci se réplique et donne naissance à d’autres virus dont le surnombre finit par faire exploser la bactérie. Ces phages sont en quelque sorte des médicaments dénués d’effets secondaires qui se multiplient d’eux-mêmes, in situ, et sont éliminés par le patient après la disparition de leurs bactéries cibles pathogènes.
Les efforts de recherche du Dr Jean-Paul Pirnay et de son équipe à l’hôpital militaire ont mené à la validation de méthodes de production et de sécurisation des phages. «La qualité des phages géorgiens n’est pas acceptée en Belgique, car ils ne sont pas suffisamment purifiés, ni assez caractérisés. Au contraire, nous connaissons la séquence ADN du génome de chacun de nos phages, tout comme leur taux d’endotoxines et leur pH. Nous sommes certains de l’absence de contamination», assure-t-il. De quoi les administrer selon différentes voies, notamment en intraveineuse.
Depuis quelques années, la demande en phages augmente, et la tendance devrait s’accroître. Or, le département de l’hôpital militaire consacré aux phages est initialement dévolu à la recherche. S’il produit actuellement des phages, et continuera à le faire, notamment pour les pathologies militaires, c’est parce qu’il était le seul autorisé en Europe. Mais des discussions sont en cours: sur la base de la monographie belge, les phages pourraient intégrer la pharmacopée européenne, peut-être d’ici à la fin de l’année. De quoi faciliter leur usage dans les 26 autres pays de l’Union. Dans ces conditions, il était indispensable que l’hôpital militaire collabore avec une firme pharmaceutique pour produire les phages. Cette société, Vésale Bioscience, basée à Eghezée, a récemment reçu le prix de la start-up européenne en sciences de la vie la plus innovante.
«Au bout de deux ans de négociation avec l’institut géorgien Eliava, nous avons obtenu les droits de commercialisation de plusieurs de ses phages, dont l’un efficace à 87% contre les staphylocoques dorés», se réjouit Jehan Liénart, CEO. D’ici à juillet, sa start-up devrait posséder la plus grande collection de phages opérationnels au monde. Laquelle, dans un premier temps, servira à peaufiner une innovation brevetée en cours de validation: un phagogramme décentralisé.
Jusqu’alors, pour déterminer quel phage ou quel cocktail de phages utiliser pour vaincre une bactérie pathogène, plusieurs jours de travail en laboratoire étaient nécessaires. L’ entreprise vise à réduire ce délai à une heure. Son phagogramme, muni d’un luminomètre, contient une plaque à 99 trous dans lesquels sont logés des phages de la collection, auxquels est soumise une goutte d’infection du patient. Actuellement, le seul exemplaire est testé par le Laboratoire hospitalier universitaire de Bruxelles (ULB). Dans les prochains mois, Vésale Bioscience en placera gratuitement d’autres dans de grands centres médicaux européens.
En prévision de la forte demande européenne en phages, la firme envisage d’installer une unité de production et de purification en Belgique. La commercialisation des phages devrait débuter courant 2024.
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