Coronavirus: la boule au ventre du personnel soignant
La maladie et même la mort sont leur quotidien parce qu’ils ont choisi comme métier de guérir. Mais rien ne pouvait les préparer au tsunami qu’ils ont subi. Et qu’ils craignent d’affronter à nouveau, si la population jette les masques aux orties. A l’adrénaline du combat a succédé un désenchantement, teinté de quelques touches de colère contre les « inconscients » et le monde politique.
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« Au supermarché, j’ai envie de gifler les clients qui ne portent pas de masque. Ils ne se rendent pas compte! » Julie, 37 ans, est cheffe infirmière dans un hôpital universitaire du Hainaut. Deux mois en unité Covid. « Très intenses. Dans les deux sens. On a eu des patients très âgés qui paraissaient fragiles qui sont finalement sortis pour rejoindre leur chambre en maison de retraite. On a eu aussi une jeune maman intubée qui est aujourd’hui en convalescence à la maison. Mais il y a eu aussi des morts, de mauvaises surprises, des gens qui se dégradaient brutalement, on ne pouvait pas expliquer pourquoi aux familles. » Julie a deux jeunes enfants. « On ne pouvait pas ramener ces histoires à la maison, on devait cloisonner. Et parfois pleurer seule dans les toilettes. »
On n’est pas à l’abri d’un gros coup de blues. Ou d’un coup de colère.
« Le Covid-19 a instillé la peur dans les équipes de soignants. La peur d’être infecté, la peur de mourir, mais surtout la peur de ramener la maladie au conjoint ou aux enfants. Le fait de devoir repousser les petits, c’est dur. Pour les soignants, les cas entrent généralement dans un schéma thérapeutique. Ici, les procédures changeaient parfois chaque jour à l’aune de nouvelles observations. C’est extrêmement perturbant », expose Geneviève Cool, cheffe du secteur psychologie adulte et infanto-juvénile aux cliniques universitaires Saint-Luc (UCLouvain). « Nous avons mis en place depuis un mois des groupes de parole structurés, parce que nous nous sommes aperçus que le psy intégré au sein de chaque unité ne suffisait plus, qu’il fallait d’autres moments pour libérer la pression. La lourdeur de la pathologie, le fait de la découvrir progressivement a isolé davantage les soignants. Malheureusement, à Saint-Luc, la maladie a emporté une jeune collègue, ce qui a encore davantage bouleversé les soignants. C’est une image précise de ce qu’on redoute le plus. Là, c’est votre voisin qui tombe, subitement, sans se relever. »
Furieux de voir les files devant le Brico
Le tribut des soignants à la maladie est en effet bien plus lourd. Pas de chiffres belges, mais, en France, les professionnels de santé sont 6 à 11 fois plus atteints. « Entre l’autoroute et Saint-Luc, il y a un Brico. Certains soignants étaient furieux de voir les files le premier jour de réouverture, sans masques et sans distance. Pour manger, pour se loger, ils auraient admis les files. Pas pour acheter des plantes en promo. » Ce qui restera? « Paradoxalement, la période, qui offre un peu de recul, donne de la place pour la peur d’une deuxième vague, dont l’ampleur reste inconnue, mais qui peut être induite par cette société qui s’obstine à vouloir vivre comme avant, tandis que les soignants étaient le nez dans le guidon en essayant de sauver des vies. Il y a de la tristesse, du découragement, de l’anxiété. Beaucoup parlent de boule au ventre quand il faut aller à l’hôpital. Bizarrement, il y a peu d’absents pour l’instant, mais on n’est pas à l’abri d’un gros coup de blues. Ou d’un coup de colère. »
Il faut dire que certains s’emploient à mettre le feu aux poudres. Tandis que l’on ferme quelques unités Covid, tout en devant rester en capacité d’en rouvrir dans les 48 heures, le ministère de la Santé sort deux textes, l’un qui vise à réquisitionner les soignants, l’autre qui permet à des personnels moins formés d’accomplir les gestes jusqu’ici réservés aux infirmiers. La réponse vient, cinglante: « Les professionnels infirmiers ont besoin du soutien du monde politique et non d’un manque flagrant de reconnaissance, au mépris de ce qu’ils accomplissent de plus noble au quotidien, prendre soin et sauver des vies. » La ministre de la Santé Maggie De Block a beau argumenter que c’est un texte destiné « à ne pas servir », elle n’apaise pas la rancoeur. « On nous crache au visage alors que personne ne s’est fait porter pâle. C’est bien de nous applaudir tous les soirs, mais c’est mieux de ne pas se foutre de notre gueule. »
La rancoeur est telle que la CSC Services publics a déposé un préavis de grève pour des actions locales entre le 18 mai et le 18 juin (manifestation, arrêt de travail, sensibilisation des visiteurs…) sans pour autant délaisser les patients et résidents. Le Setca et la CNE ont quant à eux déposé un préavis de grève à durée indéterminée dans les hôpitaux, les maisons de repos et tous les secteurs de la commission paritaire 330 (soins à domicile, maisons médicales entre autres). Et le samedi 16 mai, c’est une « haie de déshonneur » qui a accueilli Sophie Wilmès lorsqu’elle s’est rendue au CHU Saint-Pierre pour y « apporter un message d’apaisement ».
D’autant que le Covid n’est pas éteint. Pour le docteur Geert Meyfroidt, président de l’association belge de médecine intensive, « de nombreuses personnes sont exténuées et aspirent à des conditions de travail normales. Nous espérons qu’un nouveau pic se fera attendre afin que nous puissions bénéficier d’une période de récupération. Les trois semaines qui viennent seront cruciales. Nous avons le sentiment que les politiques ont utilisé toute la marge de manoeuvre dont ils disposaient. Nous sommes donc inquiets. »
Des repères chamboulés à jamais
« Combien faudra-t-il de temps pour arrêter les anxiolytiques, dormir huit heures de rang et retrouver notre insouciance? « Plusieurs années, à mon avis, certains n’envisagent plus de reprendre le boulot qu’ils avaient avant. Il y aura un avant et un après », note Geneviève Cool. « On vit comme dans un bateau qui a subi une tempête digne de nous couler. L’adrénaline a quitté nos veines, mais on pense à une deuxième tempête. Surtout, on croyait qu’en fermant les unités Covid, on retrouverait un hôpital comme avant. Ce n’est pas le cas. Le virus a profondément modifié notre lieu de travail, en séparant les patients suspects des patients Covid », souligne le professeur Jean-Christophe Goffard, chef de service de médecine interne de l’hôpital universitaire Erasme (ULB) et au premier rang de la crise Covid. « On vient d’un moment d’unanimisme intense, où tout le monde s’est serré les coudes pour faire ce pour quoi la grande majorité d’entre nous ont choisi ce métier: sauver des vies. Le virus a reculé, mais nos repères sont chamboulés pour longtemps, les patients sont disséminés d’un coin à l’autre de l’hôpital. D’autant qu’on a toujours cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Dans les 48 heures, on doit avoir 40 chambres prêtes à accueillir de nouveaux malades. »
Jean-Christophe Goffard ne dit pas « si » mais « quand ». « Les études prouvent que 6% de la population a des anticorps, il en faudrait 8 à 10 fois plus pour arrêter la transmission. On peut peut-être éviter les vagues, mais le virus restera là et modifiera nos vies dans la durée. Et puis, on ne peut pas s’empêcher de cogiter. A penser à l’hiver prochain. Si le Covid devient plus virulent parce qu’il aime le froid et les gens groupés à l’intérieur, si la grippe ne nous laisse aucun répit, on pourrait avoir une grosse vague. Pourra-t-on mobiliser comme il y a deux mois? Beaucoup de gens ont perdu le sommeil dans les équipes. Et pourtant, on n’a pas dû choisir entre les patients, chacun a reçu les meilleurs soins possibles. Mais la charge mentale reste très forte. L’homme se croit invincible et assuré contre tout. Mais il est peu de chose face aux phénomènes naturels, au changement climatique ou à une épidémie. »
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