Conservatisme? Pourquoi la Belgique n’ose pas autoriser (sans condition) le don de sang des hommes homosexuels
L’essentiel
• Le gouvernement wallon demande au fédéral de supprimer les discriminations en matière de dons de sang, soit l’abstinence de quatre mois imposée aux hommes homosexuels.
• Cette règle est héritée des années 1990 et la Belgique est l’un des six derniers pays de l’UE à l’imposer.
• Le rapport du Conseil supérieur de la Santé (CSS) a influencé le débat : quatre experts recommandaient la fin de l’abstinence, quatre autres privilégiaient le maintien de l’abstinence.
• La Croix-Rouge flamande estime que mettre fin à l’abstinence coûterait 14 millions d’euros en raison d’un changement de processus de test, mais cette estimation est contestée.
• La position du CSS pourrait évoluer en décembre. La pression politique est forte, surtout côté francophone.
Pourquoi la Belgique reste-t-elle l’un des derniers pays européens à imposer une période d’abstinence aux hommes homosexuels désireux de donner leur sang? Le ministre de la Santé, Frank Vandenbroucke, est accusé de conservatisme. Mais poussée par la pression politique et de nouvelles preuves scientifiques, la position belge pourrait évoluer.
C’est une petite ligne dans les 105 pages de la Déclaration de politique générale (DPR) du nouveau gouvernement wallon: MR et Engagés assurent qu’il «sera demandé au fédéral de supprimer les discriminations en matière de dons de sang». Discriminations? Celles qui continuent à toucher les hommes homosexuels: une abstinence de quatre mois leur est imposée en cas de don de sang. Une règle qui s’applique aussi au reste de la population, mais uniquement en cas de nouvelle relation.
«C’est comme si on considérait qu’un homosexuel était incapable de se rendre compte d’une relation à risque ou pas. C’est insupportable», s’insurge Simon Moutquin. Le député fédéral Ecolo a tenté de faire supprimer cette règle héritée des années 1990, tout comme la députée Sophie Rohonyi (DéFI). «Les députés de la majorité me disaient en coulisse que j’avais raison, mais que le ministre de la Santé Franck Vandenbroucke n’en voulait pas», se rappelle-t-elle.
Pourquoi la Belgique reste l’un des six derniers pays de l’Union européenne à imposer cette abstinence aux «hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes» (HSH), alors que de nombreuses autres contrées (de la France au Brésil en passant par l’Argentine et Royaume-Uni) l’ont abandonnée? Pourquoi la loi belge, entrée en vigueur le 1er juillet 2023, a-t-elle uniquement abaissé la période d’interdiction de douze à quatre mois?
La réponse se trouve en partie dans le rapport du Conseil supérieur de la Santé (CSS), commandé en 2021 par le ministre Vandenbroucke (Vooruit). Au sein du groupe de travail chargé de se pencher sur la question, ce fut l’égalité: quatre experts recommandaient la fin de l’abstinence des HSH, et quatre autres privilégiaient les quatre mois, motivés notamment par une hausse des diagnostics de VIH chez les HSH en 2021 (un rebond que Sciensano attribuera ensuite à la baisse des diagnostics réalisés pendant le Covid).
La résistance de la Croix-Rouge flamande
Ce document du CSS a ensuite eu une grande influence dans le débat, confient plusieurs députés. Il a servi de référence à l’Académie royale de Médecine, qui n’a pas recommandé la fin de l’abstinence des HSH. L’AFMPS a tenté de réunir des informations à l’étranger sur la sécurité transfusionnelle, mais n’en a pas trouvé beaucoup à l’époque.
«Aucune étude belge ne pouvait alors affirmer qu’il n’existait pas de risque supplémentaire, donc on n’a pas pu aller plus loin», regrette Hervé Rigot, député PS auteur d’une proposition de loi sur le sujet en 2022, lui-même favorable à une suppression.
La Croix-Rouge flamande aurait aussi joué un rôle dans le débat en affirmant que mettre fin à l’abstinence des HSH coûterait 14 millions d’euros, en raison d’une nécessité de modifier le processus de test, en optant pour une vérification individuelle plutôt que par regroupement («pooling») de huit échantillons sanguins.
Contactée, la Croix-Rouge flamande n’a pas pu donner la source de cette estimation. Qui laisse Michel Moutschen, professeur d’immunologie à l’ULiège, peu convaincu. «Changer de technique reviendrait à avoir une attitude différente envers les HSH, alors qu’un hétérosexuel peut aussi attraper n’importe quoi.»
«Pourquoi ne faisons-nous pas confiance aux HSH?»
Autre argument de la Croix-Rouge flamande: la fin de l’abstinence des HSH multiplierait le risque transfusionnel par trois (avec évaluation individuelle des risques). Une estimation basée sur le nombre de HSH séropositifs et de donneurs potentiels. Mais de nombreux pays ayant changé leur politique n’ont pas constaté d’effet négatif: Argentine et Royaume-Uni, mais aussi Canada, Portugal, Afrique du Sud, etc.
Craintes injustifiées? Esther Neijens, responsable médicale du service sang de la Croix-Rouge à Bruxelles, qualifie de «rassurants» les rapports réalisés à l’étranger. Pour Claire Sauvage, chargée d’études chez Santé publique France, si le risque zéro n’existe pas, «la position des experts est de dire que le risque est extrêmement faible». Le principal danger serait qu’un donneur ait été contaminé par le VIH dans les dix derniers jours, ce que les tests ne peuvent dépister. Pour s’en prémunir, selon Simon Englebert, directeur de Sida Sol, il faudrait dépister les comportements à risque, quelle que soit l’orientation sexuelle, comme le font d’autres pays. «Pourquoi ne faisons-nous pas confiance aux HSH?»
La position du CSS pourrait évoluer. Roland Hübner, président du groupe du travail, affirme qu’un avis du Conseil «allant dans le sens» d’une suppression de la règle d’abstinence serait imaginable suite à sa prochaine réunion en décembre, «si de nouvelles données contradictoires n’apparaissent pas» d’ici là.
La pression politique, en tout cas, ne faiblit pas. Surtout côté francophone: tous les représentants des partis interrogés ont qualifié la position du ministère de la Santé de «conservatrice» et confirmé que leurs formations voulaient mettre fin à ce qu’ils considèrent être une discrimination. Côté flamand, Groen s’aligne sur cette position, contrairement à l’Open VLD et la N-VA, qui restent réticents, sauf en cas de nouvelles preuves scientifiques. Le CD&V a préféré ne pas se positionner publiquement. Quant à Vooruit, silence radio.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici