La judokate belge Lola Mansour a été écartée des tatamis pendant plus de trois ans à la suite d’une commotion cérébrale. © BELGA

Commotions cérébrales dans le sport: une «pandémie silencieuse» qui peut provoquer de graves séquelles (analyse)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Souvent minimisées ou mal diagnostiquées, les commotions cérébrales peuvent provoquer de lourdes séquelles à long terme. Des professionnels de la santé alertent.

«Ça a duré une année. Une année perdue à essayer de comprendre ce qui m’arrivait, à prolonger les séances de rééducation. Tous les mois, je devais annuler ma participation à des compétitions, à des stages, parce que je ne m’en sentais pas capable. A force, j’en venais à me demander si tous ces symptômes invisibles pour mon entourage n’étaient pas psychologiques, ou si ce n’était pas mon corps qui me demandait d’arrêter le sport. La situation commençait à peser sur mon moral, à générer une forme de doute permanent et de culpabilité. J’ai mis beaucoup de temps à me rendre compte que ces symptômes étaient liés à une commotion cérébrale.»

Le 21 février 2018, veille du Grand Chelem à Düsseldorf, la judokate professionnelle belge Lola Mansour fait une lourde chute lors d’un entraînement national. Dans la soirée, elle est prise de violents maux de tête et de nausées. Le médecin qui l’ausculte aux urgences lui recommande de rester 48 heures dans l’obscurité mais ne se positionne pas sur sa participation à l’épreuve du lendemain. Le médecin de sa fédération lui conseille de faire l’impasse sur Düsseldorf pour mieux capitaliser sur les compétitions suivantes, en vue des JO de Tokyo.

«Sur le moment, mes performances étaient le souci majeur du staff sportif, se remémore la judokate. Moi-même, je pensais pouvoir reprendre très rapidement une activité normale.» Ce ne sera pas le cas. Sa tête ne supporte plus le moindre choc. A l’entraînement, elle manque de souffle, se fatigue vite. Incommodée par la lumière, elle est incapable de fixer un écran et se voit contrainte d’interrompre ses études. S’en suivent dix mois d’entraînement laborieux, entrecoupés de périodes de régressions. Faute de résultats sportifs, elle est lâchée par sa fédération. Il lui faudra patienter plus de trois ans avant de pouvoir monter à nouveau sur les tatamis. Aujourd’hui encore, Lola Mansour souffre de migraines et de troubles de la concentration qui l’obligent à observer des temps de pause dans ses activités. Mais elle a, rassure-t-elle, retrouvé une certaine qualité de vie.

Du gazon à l’équitation

La pratique des sports de contact ou de terrain comporte inévitablement un risque de blessures potentiellement graves, y compris de lésions cérébrales. Cela semble évident pour les arts martiaux, le football, le rugby ou le MMA. Ça l’est moins pour les disciplines réputées «non violentes» comme le ski, les sports automobiles, le hockey, l’équitation, la gymnastique ou le patinage artistique, qui ne sont pourtant pas épargnées. Près de 20 % des pratiquants d’un sport de contact subissent une commotion au cours d’une saison. Les estimations du nombre de commotions cérébrales liées aux sports varient entre 200.000 et 3,8 millions par an. Dans neuf cas sur dix, ces lésions sont bénignes. Mais quand ce n’est pas le cas, l’issue peut être dramatique.

Chaque année, des sportifs (surtout de haut niveau) perdent connaissance lors d’un match ou d’un entraînement ou décèdent prématurément en raison de dommages répétés au cerveau. A présent, des voix se font entendre pour dénoncer une banalisation des commotions cérébrales, surtout lorsque le joueur ne présente aucun signe évident de traumatisme (étourdissement, perte de conscience, vertige, confusion) dans les moments qui suivent l’accident. Mais aussi une méconnaissance générale, tant chez les amateurs qu’au top niveau, des effets à moyen et à long termes sur le fonctionnement du cerveau. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à parler de «pandémie silencieuse».

«Plus le choc est violent, plus les chances sont nombreuses de voir les symptômes apparaître rapidement. Mais c’est loin d’être systématique, expose Jean-François Kaux, à la tête du département de médecine physique, réadaptation fonctionnelle et de traumatologie du sport au CHU de Liège. Dans certains cas, ils ne se manifestent que dans les heures, voire les jours qui suivent, En cas de choc modéré, le sportif ne peut ressentir qu’une légère douleur et ne pas s’en inquiéter outre mesure. Pour finalement se rendre compte que les céphalées ne font qu’augmenter.»

Ces symptômes, qui peuvent apparaître au fil du temps, sont à la fois hétérogènes et d’intensité très variable: troubles de la concentration, de la vision, de l’élocution, de l’équilibre, de l’humeur, problèmes de mémoire, photophobie, raideurs musculaires… Le patient ne fait pas toujours le lien entre ces troubles et le choc qu’il a subi à l’entraînement trois semaines plus tôt.

«En Belgique, et même plus largement en Europe, on observe deux problèmes majeurs: un manque de prise en compte de la potentielle gravité d’une commotion cérébrale et les erreurs trop fréquentes de diagnostic, ajoute Aurore Thibaut, chercheuse à l’ULiège. Certains patients, dont on estime que les symptômes sont d’ordre psychosomatique, sont renvoyés chez eux. Or, s’ils persistent au-delà de quinze jours, c’est qu’on est déjà face à un problème persistant qui nécessite une prise en charge adaptée.» Le diagnostic peut néanmoins être correct, mais pas les recommandations associées. Rester cloîtré dans l’obscurité plusieurs jours n’est plus conseillé pour se remettre d’une commotion cérébrale, informe Aurore Thibaut. Les nouvelles directives, basées sur les études scientifiques, préconisent de rester actif, en privilégiant les activités douces, et d’éviter les tâches cognitives intenses. Sans oublier d’évaluer l’intensité des symptômes après chaque effort et de progresser par paliers.

«Certains patients, dont on estime que les symptômes sont d’ordre psychosomatique, sont renvoyés chez eux.»

Aurore Thibaut, chercheuse à l’ULiège.

Jusqu’à la démence

Car une mauvaise prise en charge ou un retour prématuré à la compétition peut générer des séquelles aussi graves qu’irreversibles. Ces dernières années, plusieurs articles scientifiques ont mis en évidence un risque accru pour les sportifs de haut niveau de développer une maladie neurodégénérative.

En 2019, une étude retentissante, menée par l’université de Glasgow, avait établi un lien entre le jeu de tête et les lésions cérébrales. Les chercheurs avaient épluché les dossiers médicaux de près de 8.000 joueurs professionnels écossais. Leurs données avaient été comparées à celles de 23.000 autres dossiers de la population en général. Ils en avaient conclu que les footballeurs professionnels avaient trois fois et demie plus de risques d’être atteints de démence que le reste de la population, cinq fois plus d’un Alzheimer et, dans une moindre mesure, de la maladie de Parkinson. En 2021, Le Monde révélait que parmi les joueurs de l’équipe nationale anglaise victorieuse de la Coupe du monde en 1966, quatre sont morts de démence.

Un sombre constat que vient confirmer une étude de cohorte suédoise dont les résultats ont été publiés en mars 2023 dans The Lancet Public Health. L’analyse des bilans médicaux de 6.000 joueurs du championnat de Suède de 1re division entre 1924 et 2019, comparés à un échantillon de 56.000 Suédois, a confirmé un taux anormalement élevé de troubles dégénératifs du cerveau (537 joueurs). Les gardiens, qui ne font pas de têtes, échappent aux statistiques, ce qui conforte les chercheurs dans leur hypothèse selon laquelle le jeu de tête explique le lien entre football et maladies cérébrales.

Certaines fédérations sportives se montrent plus proactives que d’autres. Voetbal Vlaanderen, par exemple, vient d’interdire, à partir de la saison prochaine, le jeu de tête chez les jeunes joueurs de moins de 9 ans. Une réglementation similaire est déjà d’application dans les clubs anglais et écossais. L’UEFA, de son côté, s’est contentée de publier des directives pour «réduire au minimum les effets du jeu de tête sur les joueurs».

Hormis quelques études fiables, il existe peu de données permettant d’objectiver les conséquences des chocs encaissés par les sportifs sur leur fonctionnement cérébral. Aucune statistique globale ne permet d’avoir une vision claire sur les cas de démence chez les athlètes qui ont subi des commotions cérébrales à répétition.

«Impossible de dire combien de temps une personne aura besoin pour se rétablir. C’est très variable.»

Les femmes, doublement exposées aux commotions cérébrales dans le sport

Mais de publication en publication, d’autres soupçons se confirment. Dix à 20% des footballeurs (sur 250 millions de joueurs à travers le monde) pourraient souffrir d’un syndrome de postcommotion, surtout les enfants et les femmes. Ces deux catégories ont en effet le désavantage d’avoir les muscles du cou et du dos moins développés et donc moins contractables pour amortir la chute. L’une des conséquences de cette différence de musculature est que les femmes subissent davantage de double choc (par effet rebond), leurs lésions sont alors plus graves et elles mettent plus de temps à s’en remettre. D’autres facteurs, notamment hormonaux ou génétiques, pourraient également aggraver certains symptômes. Les migraines, par exemple.

La fréquence des commotions cérébrales est aussi un sujet de préoccupation et de discussion dans le monde du rugby, si bien que des joueurs professionnels de différentes nationalités ont intenté des actions en justice ces dernières pour faire reconnaître la responsabilité des clubs et dénoncer la mauvaise prise en charge des joueurs commotionnés. En France, deux rugbymen de moins de 20 ans ont succombé à un traumatisme crânien, un troisième est devenu tétraplégique. Selon une récente étude britannique, près de 50% des joueurs de rugby de haut niveau présentent des modifications de volume cérébral à la suite de chocs reçus à la tête.

Pour limiter les risques, un nouveau protocole commotion est entré en vigueur avant la Coupe de monde de rugby 2023. Il impose un premier examen immédiatement après le choc, un deuxième trois heures après le match et un dernier après deux nuits de repos. Il fixe également une période de douze jours avant un retour sur le terrain.

«On a commencé à s’intéresser aux commotions cérébrales dans le sport voici une vingtaine d’années, pointe Jean-François Kaux. Depuis, on a fait de gros progrès, tant dans la détection que la prise en charge, et il existe un consensus sur plusieurs points. Certaines fédérations – c’est le cas pour le rugby et le football – ont adapté leurs règles. En revanche, la prise en charge des patients commotionnés doit encore être améliorée lorsqu’ils arrivent aux urgences.» Au CHU de Liège, un trajet de soins spécifiques, dans lequel sont impliqués des médecins mais également des kinés et des neuropsychologues, a été mis en place.

Commotions cérébrales: quand le diagnostic est mauvais

Sur le plan médical, le principal obstacle à la détection des commotions cérébrales est qu’elles ne se voient pas au scanner, ni à l’IRM. L’imagerie permet d’exclure un saignement dans la boîte crânienne, pas forcément les autres atteintes cérébrales. De nouveaux outils, notamment l’IRM fonctionnelle ou un test sanguin, sont en phase de recherche, mais aucune de ces méthodes n’a encore été validée.

Là où il est possible d’avancer, c’est sur le terrain de la sensibilisation. Trop de jeunes hésitent encore à signaler au staff médical ou à leurs parents qu’ils se remettent mal d’un coup à la tête. Parce qu’ils ne veulent pas rester sur le banc, qu’ils craignent de décevoir leur entraîneur, de ruiner leurs ambitions. D’autant plus s’ils pratiquent un sport «viril».

Psychologue spécialisée en neuropsychologie, Catherine Demoulin, se souvient d’un jeune rugbyman qu’elle a accompagné. Il avait subi plusieurs chocs à la tête et souffrait toujours, un an plus tard, de troubles de l’attention ; le neurologue lui avait recommandé de renoncer définitivement au ballon ovale. Elle met en garde contre la souffrance de ces patients commotionnés jugés ou incompris par leur entourage. «Ils se sentent diminués sur le plan cognitif et s’inquiètent des répercussions sur leur vie professionnelle. Ils espèrent qu’un bilan cognitif leur permettra de faire reconnaître leur handicap. Certains en viennent à dire qu’ils préféreraient avoir un handicap physique bien visible que des lésions cérébrales. D’autres reprennent le travail à plein temps, sans aménagement, au risque d’aggraver les symptômes. Il est impossible de dire de combien de temps la personne a besoin pour se rétablir. C’est très variable d’un patient à l’autre.»

Récemment, le Réseau francophone olympique de recherche en médecine du sport (ReFORM), l’un des onze Centres mondiaux de recherche pour la prévention de la blessure et la protection de la santé de l’athlète reconnus par le Comité international olympique, a lancé une grande enquête pour évaluer le niveau de connaissance de professionnels de la santé, d’athlètes et d’entraîneurs quant à la survenue et la prise en charge des commotions cérébrales. Un projet auquel participent Jean-François Kaux et Aurore Thibaut. En fonction des résultats obtenus, des programmes de formations seront établis.

En attendant d’y voir plus clair, les fédérations sportives peuvent déjà compter sur le CRT, un outil de détection des commotions chez le joueur, quel que soit son âge, sur base d’une série de paramètres. Les professionnels de la santé, eux, peuvent s’appuyer sur un autre outil, le SCAT 5, pour évaluer les symptômes et assurer le suivi médical chez les athlètes de plus de 12 ans.

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