47% des jeunes sont myopes: pourquoi les écrans ne sont pas responsables (analyse)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Les troubles de la vision sont en augmentation, particulièrement chez les enfants et les adolescents. Le déficit de lumière naturelle semble en cause, plus que les écrans.

Une épidémie sans précédent, non contagieuse, provoquée ni par un virus ni par une bactérie, s’étend dans le monde. Après l’Asie, la myopie, cette «maladie de l’œil long» (1), se développe à bas bruit dans tous les pays développés. Jusqu’à présent, les cas semblaient surtout exploser en Chine et dans d’autres pays asiatiques – Japon, Corée du Sud, Taïwan, Singapour – où la pathologie affecte près de 90% des jeunes urbains de 18 ans, contre 25% à 40% des générations précédentes. En Europe et aux Etats-Unis, le phénomène s’accélère aussi. D’après les projections de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), publiées dans son premier rapport mondial de la vision, en 2019, la myopie pourrait toucher la moitié de la population mondiale d’ici à 2050, dont 10% très sévèrement. Ces derniers, des myopes forts, dont la proportion augmente également, risquent, après 50 ans, davantage de complications – décollement, glaucome, cataracte précoce – pouvant conduire à la cécité. Or, plus tôt la myopie survient dans l’enfance, plus le risque est grand, l’œil ayant davantage de temps pour s’étirer et atteindre un volume pathologique.

En Belgique comme en Europe, les études manquent. Le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) s’y est intéressé en… 2013. A partir de son enquête, il avait estimé que sept Belges sur dix présentaient un trouble de l’acuité visuelle. Depuis, d’autres chiffres viennent confirmer les craintes. Ainsi, selon l’Association professionnelle des opticiens et des optométristes, la myopie a augmenté de 25% chez les jeunes ces six dernières années. La hausse des dépenses d’assurance maladie chez les 8-18 ans s’élève, elle, à 27,3% entre 2015 et 2021. Il s’agit principalement de la myopie, viennent loin derrière l’hypermétropie (difficulté à voir de près) et l’astigmatisme (qui brouille la vision des lignes verticales, horizontales ou obliques).

Manque de dopamine

Tous les experts s’accordent cependant sur un point: cette spectaculaire augmentation de la prévalence ne peut être attribuée aux seuls facteurs de prédispositions héréditaires et génétiques. Ceux-là ne seraient impliqués que dans 5% à 10% des cas de myopie. Quant aux variations ethniques, elles ne peuvent l’expliquer non plus. Ainsi, selon des études menées par Ian Morgan, professeur de renommée internationale à l’Australian National University (Canberra) et l’un des premiers à avoir alerté la communauté scientifique, la diaspora chinoise d’Australie est infiniment moins touchée que les Chinois de Chine et une migration ne bouleverse pas le génotype humain. En chiffres, les résultats montrent que parmi les 6-8 ans, seuls 3% des enfants de Sydney étaient myopes, contre 29% des enfants de Singapour.

Comment expliquer une telle explosion, frôlant un niveau épidémique? Dans premier temps, les chercheurs ont attribué à la myopie l’intensification du travail de «précision», c’est-à-dire des tâches telles que la lecture, l’écriture ou l’interaction prolongée avec des écrans, sollicitant de façon excessive la vision de près et ce, dès le plus jeune âge. Ces activités exigent, en effet, des efforts prolongés d’accommodation. Cela modifie le cristallin, une lentille naturelle: elle s’épaissit et provoque une myopie. Cette hypothèse n’est pas tout à fait infondée, mais, selon les chercheurs, les efforts de lecture et la présence d’écrans ne génèrent pas forcément de troubles oculaires, mais pourraient plutôt renforcer des pathologies existantes comme la myopie.

Des études plus poussées ont alors mis en évidence une autre explication. La cause la plus solide serait le manque d’exposition à la lumière naturelle et l’excès de temps passé à l’intérieur, qui contribuent au développement phénoménal de la pathologie. Les jeunes Australiens passent d’ailleurs plus de treize heures par semaine à l’extérieur, contre seulement trois heures pour leurs homologues de Singapour.

Si les scientifiques n’ont pas encore réussi à identifier tous les signaux impliqués, l’un d’eux, la dopamine, retient leur attention. La synthèse de la dopamine, ce neurotransmetteur capable d’empêcher la croissance de l’œil, est stimulée, au niveau rétinien, en présence de lumière naturelle et pourrait donc bien jouer un rôle clé dans le contrôle de la myopie. En revanche, lorsque la lumière est trop faible, à l’intérieur d’une pièce par exemple, où l’intensité lumineuse est en moyenne comprise entre 100 et 150 lux, le taux de dopamine chute et l’œil tend à s’allonger, ce qui cause la myopie. Par comparaison, une journée nuageuse diffuse quelque 15 000 lux contre 130 000 lors d’une belle journée d’été.

Passer plus de temps à l’extérieur permet aux élèves australiens d’être moins sujets à la myopie.
Passer plus de temps à l’extérieur permet aux élèves australiens d’être moins sujets à la myopie. © getty images

Des recherches plus récentes corroborent cette piste. Les mois de confinement imposés par la pandémie ont en effet accentué ce phénomène décrit depuis plusieurs années. En janvier 2021, une étude, publiée dans le Journal of the American Medical Association Ophtalmology, montre qu’en Chine, la prévalence de la myopie a augmenté entre 1,4 et trois fois en 2020 par rapport aux cinq années précédentes chez plus de 120 000 enfants âgés de 6 à 8 ans – âges auxquels apparaît le plus souvent la myopie, avant d’évoluer et se stabiliser autour de l’âge de 20 ans (sauf chez les myopes forts). Le constat est le même en Argentine, mentionne une étude publiée dans The Lancet, en avril 2021.

Le temps trop important passé à l’intérieur – à étudier, à jouer aux jeux vidéo ou à faire d’autres activités – demeure donc le principal coupable. Or, c’est précisément le régime auquel se soumet l’humain et auquel il astreint sa progéniture. Un constat qui rejoint les résultats d’une enquête réalisée par l’institut de sondage YouGov, menée en 2018 dans quatorze pays d’Europe et d’Amérique du Nord, dont la Belgique. Il en ressort que les adultes belges s’imaginent passer en moyenne 66% de leurs journées en intérieur, soit près de 16 heures, alors qu’ils y sont en réalité 90% du temps. Les suspects habituels – la lecture et les écrans – sont en fait une cause indirecte, voire un vecteur dans l’augmentation des cas de myopie. Les études de l’Américain Donald Mutti, professeur à l’université d’Etat de l’Ohio, et de l’Australien Ian Morgan confirment l’importance de la lumière extérieure. «Les jeunes Australiens pratiquent les écrans dans une proportion identique à celle des autres pays du Nord. Pourtant, ils ne sont que 16% à être touchés par la myopie, soit presque trois fois moins qu’en Europe. Car ils passent beaucoup de temps dehors», note Ian Morgan. Contrairement aux jeunes Belges: six sur dix sont rivés à leur smartphone plus de quatre heures par jour, hors temps scolaire, et consacrent deux heures quotidiennes à la télévision et une demi-heure aux jeux vidéo, selon l’enquête Génération 2020, menée en Fédération Wallonie-Bruxelles. Des données qui pourraient d’ailleurs se situer en deçà de la réalité puisqu’elles correspondent aux évaluations qu’en font les jeunes eux-mêmes.

Une solution simple et économique

Dès lors, pour prévenir la myopie, les chercheurs cliniciens n’ont plus qu’un mot d’ordre: passer du temps dehors. Des essais menés sur ce thème, il ressort que, durant l’enfance et l’adolescence, la lumière du soleil a un réel effet protecteur. Ainsi, durant trois ans, Ian Morgan et ses collègues ont mené une expérience à Guangzhou, en Chine. Ils ont découvert qu’imposer aux enfants quarante minutes additionnelles d’activités en plein air tous les jours pendant trois ans permet de diminuer de 23% la survenue de la myopie chez les écoliers. Une étude similaire, réalisée à Taïwan, rapporte 8% de nouveaux cas de myopie chez les écoliers qui bénéficient de 80 minutes additionnelles par jour passées dehors, contre 17% chez les enfants qui en sont privés. En revanche, on ignore si la lumière naturelle entraîne un effet une fois que la vision est déjà altérée. Les recherches attestent un impact plutôt relatif, d’autres ne révèlent aucune incidence significative.

Plusieurs pays d’Asie, Taïwan en tête, prennent désormais en compte le rôle préventif de la lumière de manière très concrète: passer plus de temps dehors est devenu une recommandation de santé publique. Les élèves y ont droit à une récréation en extérieur de 80 minutes chaque jour. L’architecture des écoles a aussi été repensée. Les salles de classe ont de grandes baies vitrées ou sont équipées d’ampoules de forte intensité, diffusant jusqu’à 10 000 lux. Les gymnases possèdent des toits en verre, par où pénètrent pas moins de 9 000 lux… «Un aspect qui n’est pas du tout intégré en Europe, où la prise de conscience de la gravité de cette augmentation et de ses impacts n’a pas encore eu lieu», relève l’orthoptiste Charlotte Salmon. Pourtant, le consensus scientifique est clair: être dehors le plus de temps possible constitue une aide, surtout pour les enfants qui n’ont pas encore déclaré de myopie. Pour Ian Morgan, c’est tout bonnement «la solution la plus économique et la plus simple». C’est surtout la seule piste.

(1) La myopie est un défaut de la vision dû à un œil dit «trop long»: la distance entre la cornée et la rétine est trop importante. Les objets éloignés apparaissent flous alors que la vision de près n’est pas affectée.

47%

des 25-29 ans sont myopes, soit le double d’il y a une quarantaine d’années.

33%

de la population d’Europe occidentale est myope (chiffre 2020).

938 millions

d’individus seraient susceptibles de perdre la vue en 2050 à la suite de l’explosion de cas de myopie sévère. En 2000, 3% de la population en souffrait, en 2050, le chiffre grimpera à 10%.

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