© DR

Ces personnalités racontent leur confinement: Eliane Reyes, l’apprentissage du lâcher-prise

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Elle courait aux quatre coins de la planète. Elle enchaînait les concerts, les cours, les trajets. Elle ne vivait que pour le public. Et la voilà consignée à domicile. Seule. Le confinement, qu’elle a appris lors d’une réception au Palais royal, a enseigné à la pianiste belge Eliane Reyes, repliée à Verviers, quelque chose qui oscille entre zénitude et fatalisme.

Qu’est-ce que cette crise vous a révélé ?

J’ai pris le temps de faire tout ce que je ne faisais pas mais que j’avais envie de faire. Mettre sur pied des projets de disques, qui devraient voir le jour en 2021. Méditer, aussi. Je le faisais plic-ploc et je le fais désormais tous les jours, avec la psychologue Jeanne Siaud Facchin, que j’écoute sur les réseaux sociaux. Ça m’aide à me projeter dans le futur. Après le confinement. Parce que la fin du confinement, pour moi, commencera réellement lorsque j’aurai remis les pieds sur scène. En attendant, c’est difficile. Travailler ? Mais pour qui, pourquoi ? Comment et quand va-t-on reconquérir le public ? Le faire revenir dans les salles ? Dans ma vie, j’ai toujours fait la différence entre ce que je voulais faire et ce que je pouvais faire. Et là, cette crise a pour effet que je ne peux plus exercer mon métier. Pas que je ne veux plus. C’est une prise de conscience très importante.

Vous avez découvert de nouvelles facettes de vous-même ?

J’ai l’habitude de vivre seule, donc la situation, sous cet angle-là, n’est pas un changement capital. En revanche, moi qui ai l’habitude de beaucoup voyager, je me suis rendu compte que ça ne me manquait pas tellement jusqu’ici. Sinon, comme beaucoup sans doute, j’ai fait une sorte de tri parmi les amis. Qui sont ceux qui me contactaient en temps normal parce que je pouvais leur être utile et qui sont ceux qui sont vraiment là, pour prendre des nouvelles. Ça m’a mis des balises, ce confinement. Le cercle est plus restreint. Il y a un noyau de cinq ou six personnes. J’en ai perdu un, de vrai ami, durant cette crise : Jacques De Decker. Je lui dois des rencontres, un superbe discours pour mon mariage… Jacques, c’était une oreille attentive, un réconfort, des soirées à discuter de la vie musicale belge et des écrivains, de ses souvenirs, ses responsabilités à l’Académie, ses projets d’écriture, des soirées où il emmenait mon fils Romain dans son cher Théâtre des Martyrs. Son humanisme, sa bonté, sa loyauté, son discernement, sa bienveillance, sa présence tout simplement… Il va nous laisser un grand vide.

Jouer toute seule au piano, c’est comme si je parlais toute seule dans mon salon. Ça ne m’apporte rien.

Le regard que vous portez sur l’existence s’est modifié ?

J’accorde plus d’importance à nos agriculteurs, au fait qu’il faut les protéger. J’ai d’ailleurs revu le film, magnifique, Au nom de la terre, de Guillaume Canet. Qui montre que ce qu’on a chez nous, c’est important. Comme nos artistes. On a un vivier extraordinaire. Protégeons-le. Ne privilégions pas le self-made, le live envoyé par chacun sur les réseaux sociaux. Il y a de vrais ingénieurs du son, de vrais cameramen, de vrais attachés de presse. Attention à ne pas s’y substituer. Protégeons nos talents, notre culture, notre patrimoine, notre agriculture.

C’est le procès de la mondialisation ?

Non, parce que la musique, c’est la langue universelle, parce que notre métier est basé sur la mondialisation. J’étais fière d’aller jouer pour l’empereur du Japon ou d’avoir été invitée à l’Elysée. Je ne regrette pas d’avoir couru aux quatre coins de la planète, d’avoir enchaîné un récital Chopin à la Folle journée de Nantes à 9 heures, puis un avion pour Paris à 12 h 30, puis la route jusqu’à Verviers pour arriver à 18 heures, juste le temps de me changer et entrer sur scène pour jouer, de mémoire, le concerto  » Jeunehomme  » de Mozart sous la direction de Roberto Benzi avec l’Orchestre de chambre de Wallonie. D’avoir découvert Budapest en novembre dernier à l’invitation du violoniste Roby Lakatos, d’être partie en vacances à la République dominicaine avec ma fille à Noël, d’avoir emmené mon fils à Moscou le 27 février, de mener une double vie entre Bruxelles et Paris chaque semaine depuis seize ans, d’enseigner toute la journée avant un concert le soir pour rentrer à minuit en réchauffant une soupe faute d’avoir eu le temps de manger, de vivre à cent à l’heure… Mais essayons aussi d’être fiers de ce que nous avons de beau dans notre pays. Ce n’est pas être protectionniste, c’est être conscient de ce que nous avons créé et semé.

Votre comportement – d’artiste, de femme, de mère de famille, de fille – a déjà changé depuis le début de la crise ?

Disons que j’ai de nouveaux réflexes en tant que consommatrice. Je choisis les fraises de Wépion plutôt que celles d’Espagne, même si c’est deux euros de plus. Je vais davantage m’adapter aux produits de saison. Davantage regarder le rythme de la nature. Je crois que je réfléchirai à deux fois avant de prendre un vol charter, aussi, et d’aller trois jours à Marrakech. J’avais déjà une conscience écologique mais là je l’ai renforcée. Comme mère de famille, non, il n’y a pas d’impact. J’ai toujours été soucieuse de la santé de mes enfants, on a un rapport très fusionnel depuis toujours, très aigu. Ils ont depuis longtemps une conscience du monde, de l’écologie, de la méditation. Sinon, je me sens plus zen qu’avant. J’accepte ce qu’on m’offre. Tout en visant toujours à aller plus haut, à me dépasser. Mais le Covid m’a enseigné ça : pouvoir lâcher prise. Même s’il y a de lourdes pertes financières avec les concerts annulés (une vingtaine pour l’instant ! ), même si je suis à moitié indépendante, même si j’ai des galères. Je me suis recentrée. Et je suis plus forte, clairement. Plus sereine. Comme dit le dalaï-lama,  » il y a deux jours dans l’année où on ne peut rien changer : hier et demain « . Il faut savoir accepter les choses.

Votre rapport au piano a évolué ?

Il y a un sentiment d’ambivalence. Un  » je t’aime, je te hais « . Parce que jouer juste pour moi ne me comble pas. Il me faut un public. Un échange d’émotions, un partage, un transfert. Ce que ce confinement nous interdit, à nous, artistes. Quelle est la signification de mon métier si c’est pour se retrouver seule ? C’est comme si trente-cinq ans de ma vie étaient balayés… Moi, j’ai su jouer avant de savoir parler. Jouer toute seule au piano, juste pour moi, c’est donc comme si je parlais toute seule dans mon salon. Ça ne m’apporte rien. Je dois partager la musique pour qu’elle m’apporte quelque chose.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire