Bientôt des traitements pour soigner les agresseurs sexuels?
De récentes découvertes sur le rôle du cerveau dans les violences sexuelles nourrissent l’espoir de les endiguer. Les neurobiologistes sont enthousiastes, certains psychologues moins…
Par Nidal Taibi
Un soleil terne jette péniblement ses rais sur la place. Claude a mauvaise mine en ce matin gris. Il est sur les nerfs. Les mains tremblantes, il s’empare de sa tasse, avale le café, repose la tasse devant une pile de mégots qu’il a entassés avant notre arrivée sur la terrasse de ce bistrot où il nous a donné rendez-vous. Une heure plus tôt, Claude se trouvait en tête à tête avec le médecin qui le suit depuis sa condamnation, en 2020, pour violences conjugales. «C’était pendant le Covid, il y avait trop de pression. J’avais momentanément perdu mon boulot, on était confinés, c’était compliqué, vous voyez ce que je veux dire?», tente-t-il, d’entrée de jeu, de contextualiser. En 2022, il récidive pour des faits de violences sexuelles hors du cadre conjugal sur lesquels il entend bien taire toute précision. «Depuis cette deuxième condamnation, on me parle d’éventuelles thérapies pour ‘‘calmer mes pulsions et mon tempérament’’… rien de concret pour l’instant mais mon médecin m’a glissé l’idée. Moi je dis « jamais de la vie ». A-t-on le recul nécessaire? Non. Tout ce qui est séance de psychiatrie ou même de psychanalyse, tout ce qui est entretien, discussion avec un spécialiste, pourquoi pas, mais ce qui est traitement, injection de substance ou je ne sais quoi, tout ce qui touche au corps, et en particulier au cerveau, je dis jamais de la vie. Je ne suis pas malade, hein!», s’emporte-t-il sous le regard interrogatif de nos voisins de table.
Le cerveau, maître du jeu
Le traitement proposé à Claude est, en effet, mis au point de fraîche date. Une révolution, estiment certains neurobiologistes. Il s’inscrit dans le cadre de nouvelles recherches visant à établir le rôle décisif du cerveau dans les violences sexuelles et à aboutir à des solutions thérapeutiques sollicitant celui-ci. Depuis quelques années, si l’acte sexuel proprement dit a fait l’objet de nombreuses études neuroscientifiques, peu de données, jusqu’à récemment, existaient sur le rôle du cerveau dans les violences sexuelles et sexistes.
«Le développement, sur des modèles animaux, de nouvelles approches pluridisciplinaires alliant la génétique, l’enregistrement de l’activité de neurones ciblés et les tests comportementaux a permis d’importantes avancées au sujet des mécanismes mis en jeu dans ces violences et leurs conséquences sur le fonctionnement du cerveau, développent les neurobiologistes Danièle Tritsch et Jean Mariani, auteurs de Sexe et violences. Comment le cerveau peut tout changer (Seuil, 2023). Les résultats obtenus par l’imagerie fonctionnelle dans l’espèce humaine confirment que le cerveau est le maître du jeu, le chef d’orchestre de la sexualité, du sentiment amoureux, mais aussi des violences sexistes et sexuelles.»
Les études scientifiques ayant établi de longue date les structures cérébrales mises en jeu dans l’acte sexuel sont pléthores. En revanche, en ce qui concerne les violences sexuelles, les résultats des recherches sont récents. Ils ont permis de caractériser dans le cerveau quatre structures associées en un réseau bien défini. «L’activation ou l’inhibition de chacune d’elles favorise ou diminue les comportements agressifs et violents. Ce circuit cérébral de l’agressivité est très bien conservé dans le règne animal et en particulier chez les primates, dont l’espèce humaine. Autrement dit, l’agressivité fait partie de notre ‘‘bagage biologique’,’ même si l’action de ce circuit est modulée par de très nombreux facteurs, y compris liés à l’environnement», poursuit le tandem de neurobiologistes.
Des traitements pour les victimes aussi
L’enthousiasme patent des deux auteurs s’explique par la possibilité que le cerveau soit, dans un futur relativement proche, l’épicentre des futures traitements thérapeutiques contre les violences sexuelles. La compréhension des mécanismes neuronaux en lien avec la violence donne à espérer que les connaissances acquises dans le domaine des neurosciences permettront, à terme, la mise au point de thérapies innovantes, aussi bien pour les victimes que pour les agresseurs. «Par exemple, la neurostimulation (magnétique ou électrique) répétitive transcrânienne qui a déjà été expérimentée chez les victimes atteintes de trouble de stress post-traumatique (TSPT) commence aussi à être étudiée en tant que thérapeutique chez les agresseurs», précisent les deux neurobiologistes.
Et de poursuivre: «La recherche peut aussi déboucher sur de nouvelles molécules, par exemple l’hexadécanal qui, en instillation intranasale, diminue l’agressivité chez les hommes en modulant les interactions avec le circuit de l’agressivité. D’autres équipes étudient les pistes de molécules jusqu’à présent considérées comme drogues, telles que la MDMA (communément appelée ecstasy) ou le THC (ou tétrahydrocannabinol, présent dans le cannabis) et explorent la piste de la neurotensine, un petit neuropeptide qui a été détecté en tant que signal indiquant aux souvenirs, selon leur nature traumatisante ou agréable, le circuit à emprunter.»
Le risque est de renforcer le stéréotype du prédateur sexuel malade qu’il faut soigner.
Déconstruire les mythes
Si elles suscitent l’approbation de nombreux neurobiologistes, ces nouvelles thérapies et traitements, dont une partie est toujours en phase d’expérimentation, sont loin de faire l’unanimité des spécialistes. Karine Baril, professeure de psychologie à l’université du Québec en Outaouais, où elle enseigne l’épidémiologie de l’agression sexuelle, refuse de considérer ce type d’expériences et de traitements comme une solution novatrice pour contrer les violences sexuelles. «Bien que ces traitements puissent être efficaces et innovants, et donc pertinents à considérer, les agressions sexuelles constituent une forme de violence résultant du cumul de différents facteurs de risque, incluant des facteurs d’ordre sociétal, dont les inégalités de genre, commence-t-elle par préciser. Les normes sociales, l’adhésion à des mythes sur les violences sexuelles, des inégalités entre les hommes et les femmes constituent aussi des facteurs importants qui contribuent aux violences sexuelles qui ne doivent pas être occultés. En s’intéressant à ces traitements ou thérapies sans reconnaître ces facteurs, on alimente la croyance que les agressions sexuelles sont un phénomène individuel résultant de problèmes physiologiques ou de santé mentale chez un individu et on renforce le stéréotype du prédateur sexuel malade qu’il faut soigner», argumente-t-elle.
«Il est important de noter que la compréhension des mécanismes neuronaux associés à la violence sexuelle est loin d’être fine, renchérit Christian Joyal, professeur de psychologie à l’université du Québec à Trois-Rivières, spécialiste renommé de la neuropsychologie et la neuro-imagerie de la sexualité typique et atypique, de l’impulsivité et de la violence en psychiatrie. De fait, le substrat neurologique de la violence générale n’est même pas clairement identifié.» Et d’exprimer son scepticisme sur l’essentiel des thérapies neurobiologiques contre les violences sexuelles: «On sait depuis quelques temps que la neurostimulation fonctionne bien pour contrer l’impulsivité et la violence, mais l’effet s’estompe assez rapidement – on doit répéter les séances et les effets à long terme sur le cerveau sont inconnus. Quant aux conséquences sur la sexualité, les études sont encore trop rares pour qu’on puisse se prononcer, surtout dans le cas des agressions sexuelles. Pour ce qui est de l’hexadécanal, encore une fois, les effets s’estompent rapidement et ils concernent l’agressivité, non pas les violences sexuelles. Quant à la MDMA, elle est surtout connue pour augmenter (et non réduire) l’excitation sexuelle et la libido, ce qui semble contre-intuitif. On s’en sert même comme traitement contre le manque de désir sexuel.»
Pas forcément à vie
Indépendamment des débats sur l’efficacité proprement thérapeutique de ces traitements, le recours à ce genre de thérapie dans le futur pose d’ores et déjà nombre d’interrogations éthiques et déontologiques sur le consentement, ou l’obligation, au soin des agresseurs condamnés pour violences sexuelles. «Ethiquement et déontologiquement, quel que soit le traitement, c’est le médecin consulté qui établit et propose un protocole et des modalités selon les besoins de la personne soignée, de façon adaptée à la situation, commence par préciser Sophie Baron-Laforêt, psychiatre et criminologue spécialiste des violences sexuelles. La posture de détenu limite le consentement à un protocole de recherche ou à entrer dans un protocole de soin expérimental. Le statut de détenu et, par extension, de soin pénalement obligé, laisse entendre que le prisonnier pourrait consentir aux soins expérimentaux dans le but d’une remise de peine ou d’une façon contrainte moralement. Son consentement « éclairé » est discutable. Les protocoles sont rares et très encadrés.»
Néanmoins, des dispositifs tels que la défense sociale imposent de consulter un soignant et de s’inscrire dans un parcours de soin pour les personnes inculpées ou condamnées pour un délit ou un crime. En France, par exemple, «une loi de 2010 autorise que soit prescrit, dans le cadre d’agression sexuelle sur mineurs, de pédophilie, un traitement hormonal contrôlant les pulsions, mal nommé « castration chimique ». Cela pourrait revenir à une prescription par un magistrat d’un traitement hormonal. Ces traitements peuvent être très efficaces pour certaines personnes à certains moments, pas forcément à vie. Pour beaucoup d’autres ce serait une erreur, voire une prescription inefficace ou dangereuse.»
Un auteur de violences intrafamiliales ne l’est pas à temps plein.
Les pro et les anti
Les positions des éthiciens et des experts, souvent consultés avant la mise en place d’un nouveau dispositif thérapeutique, divergent. D’aucuns estiment que «dans l’injonction de soin, la recherche du consentement est la règle pour tous. Et ce travail est fait de longue date. Comme une garantie d’efficience. Et d’éthique», résume Sophie Baron-Laforêt.
Outre-Atlantique, là où les recherches sont plus avancées et pointues en la matière qu’en Europe, la doctrine n’est pas la même. «Selon moi, lorsqu’un auteur de violences sexuelles est estimé dangereux (par exemple, un multirécidiviste dans le déni, paraphilique, qui ne s’implique pas dans la thérapie psychosexuelle), on doit l’obliger à recevoir un traitement pharmacologique réversible. S’il progresse véritablement en thérapie et en général , on pourra toujours diminuer, voire arrêter, le traitement. La liberté individuelle s’arrête là où elle entrave celle des autres, surtout lorsqu’il y a de sérieuses menaces pour leur intégrité. C’est pour cela qu’on impose des limites de vitesse sur les routes ou qu’on punit sévèrement les chauffards ayant consommé trop d’alcool, par exemple. Sans prôner les lobotomies ou les castrations, il existe des traitements pharmacologiques réversibles entravant la libido – visant la sécrétion de testostérone, notamment.»
Sortir du déni
De leur côté, les condamnés pour violences sexuelles acceptent généralement le traitement qu’on leur propose, indiquent les spécialistes consultés. En revanche, à l’image de Claude, rien ne laisse présager qu’une telle coopération se confirme pour les nouvelles thérapies sollicitant le cerveau. Leur parole, hormis au sein de quelques groupes dédiés aux auteurs d’agressions sexuelles, assez restreints, demeure rare. Entre sentiment de gêne et déni, total ou partiel, ils se font discrets et se montrent avares en confidences. En particulier dans les médias. Antoine, membre d’un groupe de parole, qui devait répondre à nos questions, s’est désisté à la dernière seconde. «Désolé, je sais de toute façon ce que vous ferez de notre interview… Vous dresserez un portrait selon lequel je suis quelqu’un de violent, que ma compagne est une victime, que je suis malade, que je dois me soigner», lance-t-il d’une voix posée avant de raccrocher brutalement le téléphone.
«Dans mes groupes, je voulais accueillir leur subjectivité, sans jugement et avec une écoute bienveillante, pour leur permettre de prendre conscience de qui ils sont, expose Isabelle Seret, intervenante en sociologie clinique et autrice de Chez moi vit la violence (La Manufacture de livres, 2022). C’est ainsi que procède la psychologue clinicienne Inès Gauthier. Elle travaille avec des délinquants ayant commis des crimes sexuels, et plus spécifiquement incestueux. Dans sa pratique, 95% des personnes qu’elle suit ne récidivent pas. «Ça vaut la peine d’essayer. Nous sommes dans une société où l’on a tendance à avoir une pensée manichéenne. Un auteur de violences intrafamiliales ne l’est pas à temps plein.»
95%
des délinquants de crimes sexuels incestueux qui participent aux groupes de parole avec une écoute bienveillante organisés par la psychologue Inès Gauthier, ne récidivent pas.
Une telle approche vise avant tout à sortir l’auteur de l’agression sexuelle du déni, étape décisive pour un suivi psychiatrique efficient. Car, de manière générale, «les agresseurs sont dans le déni le plus complet et minimisent la gravité des faits: « Je ne suis pas responsable, je ne savais pas », « Si on nous avait dit que c’était mal, on n’en serait pas là », « Je sais que le viol est interdit, mais je ne sais pas que c’est grave » ou encore « Il y a quelques années, ce n’était pas aussi condamné »», synthétisent Danièle Tritsch et Jean Mariani. Des formules qui reviennent en boucle.
Les propos tenus, par exemple, par Pierre Ménès ou Patrick Poivre d’Arvor sont éloquents. Le premier, ancien consultant sportif spécialiste du football, affirmait, en 2021, sur la chaîne de télévision C8 qu’il «ne referait plus ça [des baisers forcés, une jupe soulevée pour empoigner des fesses]. Le monde a changé» tout en le déplorant: «Ne pas chambrer, c’est insupportable.» La même année, dans une formulation sibylline, PPDA déclarait, sur le plateau de l’émission Quotidien: «Ce comportement où il y a de petits bisous dans le cou, parfois de petits compliments, ou parfois du charme ou de la séduction, n’est plus accepté aujourd’hui par les jeunes générations. Si vous voulez mon avis, je le regrette.» Il s’exprimait en réaction aux accusations de viol portées par l’autrice Florence Porcel.
La neurostimulation fonctionne bien contre l’impulsivité mais l’effet s’estompe rapidement.
Justice restaurative
Le suivi thérapeutique ne représente toutefois que l’une des nombreuses brèches ouvertes par les récentes recherches neurologiques en matière d’agressions sexuelles. Un autre message d’espoir apporté par les neurosciences repose sur la plasticité cérébrale. «Le contexte socioéducatif dans lequel nous évoluons façonne le cerveau jusqu’au niveau le plus précis des synapses des réseaux de neurones et des messages électriques qui les parcourent, détaillent les auteurs de Sexe et violence. La maîtrise de l’agressivité peut s’acquérir par l’éducation (sauf chez certains psychopathes) et en particulier dans des périodes critiques du développement. Le cerveau de l’enfant est extraordinairement « plastique » créant sans cesse de nouvelles connexions cérébrales, réarrangeant celles établies et modifiant in fine son fonctionnement. Ainsi, un cercle vertueux peut s’établir à condition que l’environnement dans lequel grandit l’enfant, puis l’adolescent, lui donne les «bonnes clés», celles que doit lui fournir la société à tous les niveaux: la famille, le système éducatif, la politique, la justice, etc. C’est la raison pour laquelle il ne faut rien laisser passer des comportements déviants, les sanctionner sans relâche en associant, bien sûr, un accompagnement de remédiation thérapeutique, et poursuivre et amplifier les messages de prévention et d’information pour tous afin de mettre fin au « conditionnement genré » qui fait le lit des violences sexuelles.»
A noter que les enfants n’ont pas le monopole de la plasticité du cerveau. Chez l’adulte aussi, bien que dans une moindre mesure, rien n’est figé. «Cette plasticité synaptique est présente tout au long de la vie de l’individu, insistent Danièle Tritsch et Jean Mariani. Tout agresseur sexuel condamné doit avoir un suivi psychiatrique à long terme. Le producteur Harvey Weinstein ne déclaraît-il pas, en octobre 2017, avoir désormais pour but « d’apprendre à mieux me connaître et à affronter mes démons »? Pour prévenir la récidive, la procédure dite de « justice restaurative » (ou réparatrice) s’avère prometteuse dans certains cas. Venue des pays anglo-saxons, elle vise à faire dialoguer victime et agresseur qui le veulent bien. L’occasion pour la première d’exprimer sa douleur et pour le second d’admettre sa responsabilité tout en restaurant sa dignité. Les résultats semblent concluants: dans le cadre du programme canadien Violence interdite sur autrui (Visa), les taux de récidive en matière d’inceste sont quasi nuls.»
Si les récentes découvertes sur le rôle du cerveau dans les violences sexuelles sont loin d’être la panacée contre le sexisme, il reste à espérer que «les violences qui résultent de la domination masculine ne sont pas inéluctables et les formidables capacités du cerveau sont une opportunité [parmi d’autres] pour les combattre».
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