Sabine Melchior-Bonnet: «La solitude balance constamment de l’attrait à la répulsion» (entretien)
L’historienne des émotions Sabine Melchior-Bonnet dresse une éclairante Histoire de la solitude. Avec cette question sous-jacente: sommes-nous à l’aube d’une «société de solitaires»?
La solitude est une aubaine, un instrument de liberté, une forteresse protectrice, l’apothéose de l’accomplissement de soi, estiment les uns. Une malédiction, un symptôme d’échec, une prison murée, rétorquent leurs détracteurs. «La solitude balance constamment de l’attrait à la répulsion», synthétise Sabine Melchior-Bonnet, autrice d’une éclairante Histoire de la solitude. De l’ermite à la célibattante. Pourquoi se méfie-t-on des solitaires? Pourquoi ont-ils longtemps été considérés comme des parias? Sommes-nous à l’aube d’une «société de solitaires»? Comment cet état de fait a-t-il fini par devenir une aspiration légitime? L’historienne émérite s’emploie à répondre à ces questions et à en éclairer les enjeux, intimes et politiques. Attention, avertit-elle: la solitude a un coût, plus élevé pour les femmes que pour les hommes. Une constance historique.
«Vivre seul plutôt que mal accompagné» semble être le principal message à retenir de votre ouvrage…
On pourrait le dire. Mais j’apporterais des nuances à cette maxime ; les situations sont trop personnelles pour être généralisées. Nous avons souvent grandi avec l’idée qu’un autre, une moitié, nous attendait quelque part et la déception peut devenir fracture. Le plus souvent, la solitude devient un accommodement qui offre un temps de liberté. Elle n’est pas une fin en soi, plutôt une pause ou un tremplin pour y voir clair. Ce qui me semble indispensable, à tout âge et en toute situation, c’est d’avoir un espace et un temps personnels ; parfois, les aménagements de la vie commune, même imparfaite, peuvent suffire ; parfois, le vide que crée l’absence est insupportable. Cela dit, la situation de deux solitudes contraintes de vivre côte à côte sous l’apparence d’une trompeuse compagnie me semble pire qu’une franche séparation. On est doublement seul!
Suspecte, combattue et dévalorisée jadis, la solitude est aujourd’hui plutôt vue d’un bon œil. Comment s’est opéré ce glissement?
La vie quotidienne de nos lointains ancêtres fourmillait de dangers: catastrophes naturelles, fléaux, guerres, famines, insécurité de la nuit. Ces menaces nécessitaient de conjuguer ses forces par le regroupement des individus, par la construction de remparts et par l’entraide. Ce n’est que lentement que s’établit une vie privée, avec ses aménagements et le besoin de solitude ; le collectif l’emporte alors pour longtemps sur l’individuel. Peu à peu se précise le besoin d’une vie intérieure, encouragé par l’Eglise: la pratique religieuse invite à un temps de réflexion sur soi, lorsque le concile de Latran, en 1215, impose la confession auriculaire annuelle – il s’agit pour chaque chrétien de faire l’examen de ses péchés et de ses responsabilités.
Comment, à l’époque, s’est concrétisé ce temps de réflexion sur soi?
L’humain, pour vivre pleinement, a besoin de participer à un groupe structuré mais il doit aussi se développer comme être unique en se réservant un territoire personnel. Cette notion fait lentement son chemin. Dès la Renaissance, en Italie, on voit apparaître le studiolo, petite pièce personnalisée où le maître de maison se retire pour faire ses comptes, écrire, lire, travailler. En France, les maisons bourgeoises offrent aux maîtres un cabinet, un espace propice à la solitude, à la lecture, ou à la broderie pour les femmes. La chambre à soi, le lit à soi, les pièces différenciées et attribuées à une fonction particulière ne se généralisent pas avant le XVIIe, voire le XVIIIe siècle, et cette sorte de révolution culturelle se développe largement au XIXe siècle, lorsque triomphe l’individualisme, mot qui entrerait dans les dictionnaires vers 1825.
Vous écrivez que «vivre seul a un coût». Quel est-il?
La vie solitaire a un coût psychologique et un coût financier. La solitude mal vécue peut engendrer la déprime ou l’ennui, cet ennui que pointe le philosophe Blaise Pascal (1623 – 1662) dans ses Pensées: le malheur des hommes est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre… Les femmes d’autrefois avaient peut-être un avantage (si l’on peut dire): elles n’avaient guère le temps de s’ennuyer, elles tricotaient, nettoyaient, brodaient… Quant au coût financier, il apparaît lourd dans bien des situations lorsque l’entraide manque.
Suggérez-vous que, face à la solitude, il existe une forme d’inégalité?
Le coût de la vie a été longtemps plus élevé pour le «sexe faible», presque toujours dépendant du salaire masculin, mais il tend à s’égaliser aujourd’hui avec la généralisation du travail féminin. Les XVIIe et XVIIIe siècles comparaient les femmes à des vignes dont les grappes ont toujours besoin de s’appuyer sur les ceps! D’autres formules, sur fond misogyne, furent moins aimables. Durant des siècles, et sauf exception, les femmes ont été d’éternelles mineures, reléguées aux charges domestiques et à la vie du foyer, dépendantes d’un père, d’un mari ou d’un tuteur. Quelques-unes se sont émancipées. L’écriture, la peinture, les salons ont rendu plusieurs femmes célèbres sous l’Ancien Régime, mais presque toutes celles qui écrivaient leurs mémoires ont commencé leur récit par un avant-propos dans lequel elles s’excusaient de leur «témérité»!
Faites-vous allusion par là aux «célibattantes»?
Le terme de célibattante date des années 1970: il désigne une femme célibataire qui apprend à se battre pour gagner sa vie et obtenir un poste et un salaire égaux à ceux des hommes. Elle doit se montrer libre, audacieuse, intelligente, qualités attribuées spontanément aux hommes. La célibattante doit choisir entre la maternité et le travail.
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Historiquement, les régimes et gouvernements s’intéressent au cas des solitaires, femmes comme hommes, et s’en méfient. Dans quelle mesure la solitude est-elle une question politique?
Une société implique, selon le sociologue Emile Durkheim (1858 – 1917), une culture et une conscience collectives, et même un imaginaire commun ; elle est faite d’échanges, de commerce, d’interdépendance et d’un vouloir vivre ensemble. Le premier rôle de l’Etat, un rôle politique au Moyen Age, fut d’assurer l’ordre public et de mettre fin aux violences privées. Le solitaire est longtemps apparu comme un marginal: il y aurait dans le choix de la solitude un refus d’intégration. Le besoin de liberté individuelle se définit contre un déterminisme social: l’individu revendique le droit d’être soi-même et se construit par étapes, mais progressivement il se réclame aussi d’une appartenance, il «se connecte». Les philosophes se sont posé la question de «comment concilier les intérêts et passions individuelles avec “le commun”?» Le contrat social selon Rousseau propose que les individus acceptent d’aliéner une partie de leur liberté au profit de l’ordre public. Toutes les solitudes ne se ressemblent pas.
Combien de types en identifiez-vous?
Il faut grossièrement en définir trois, dont les modalités sont différentes selon qu’elles dérivent d’une situation, d’un choix ou d’un caractère. Parmi les situations, compte surtout la vie familiale avec les célibats, les séparations, les divorces, les veuvages, mais aussi plus largement la situation économique et sociale, la vie professionnelle, l’état de santé. Ensuite, la solitude peut être un choix. Ainsi de l’expérience mystique, ou plus simplement d’un besoin de retraite propre à la créativité, l’art, l’écriture, la prière. Enfin, il est des caractères qui éprouvent le besoin d’échapper aux pressions extérieures et aspirent au repli, pour un temps plus ou moins long ; ils sont parfois accompagnés d’une forme de pathologie, timidité, peur, misanthropie où l’individu s’autoexclut… Toutes ces solitudes se vivent différemment.
Mais à partir de quel «seuil de solitude» peut-on être considéré comme personne solitaire, selon vous?
La solitude, tantôt vécue comme un état d’abandon, tantôt comme un espace de liberté, a de multiples résonances. Nous sommes tous, à un moment ou l’autre, des solitaires: le moment où il faut prendre une décision qui nous engage seul, un poste de commandement ou un métier qui fait appel à notre seule responsabilité, une épreuve personnelle, une inadaptation aux normes sociales, un état de précarité, de maladie, d’abandon, d’exclusion. La solitude morale, à l’écoute de soi, n’entraîne pas nécessairement la solitude physique. L’autonomie peut se construire au milieu d’un cadre social. Il n’y a guère que l’anachorète pour ne se sentir jamais seul, en choisissant le désert pour trouver Dieu. Pour évoquer l’irrémédiable solitude humaine qui nous concerne tous, c’est à la pensée de Pascal que nous devons faire appel: nous mourrons seuls.
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Le solitaire est souvent taxé d’individualisme. Dans quelle mesure cette critique est-elle fondée?
L’individualisme est une notion récente, qui émerge à la fin du XVIIIe siècle. Selon Alexis de Tocqueville (1805 – 1859), ce serait le terme modernisé de l’égoïsme social par lequel l’homme rapporte tout à lui seul et se préfère à tout: et il ajoute que ce sentiment réfléchi et paisible «dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille». Ce repli, poussé à l’extrême, finit par séparer l’homme de ses contemporains, «il le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer tout entier dans la solitude de son propre cœur». L’individualisme peut être le berceau de la conscience morale, à la recherche de la sincérité, dans une parfaite coïncidence avec soi-même. Il établit un nouvel ordre de valeurs, fondé d’abord sur un besoin d’émancipation d’un cadre commun, puis braqué sur l’intérêt personnel, voire l’égoïsme. L’individualisme excessif a vite fait de réduire le dialogue à «je et moi» et finit par rendre impossible la vie en société. Mais il y a aussi un bon individualisme nécessaire à la connaissance et la construction de soi.
Pendant le confinement, nous avons vu fleurir sur les réseaux sociaux le fameux #solitaireetsolidaire. Le solitaire porte-t-il, paradoxalement, une aspiration au commun?
Ces deux mots apparemment contraires, solitaire et solidaire, ne s’excluent pas. La solidarité fait d’abord partie du vocabulaire juridique et ne prend son sens moderne qu’au début du XVIIIe siècle. Obligation morale, elle vient à bout de la solitude, car celle-ci ne dispense pas des devoirs d’engagement à l’égard de la société et de son prochain. Pendant le Covid, la solidarité a su adoucir la solitude. Une étude contemporaine a montré que les liens collectifs, y compris les liens familiaux, se fragilisent à partir du XIXe siècle et parmi les raisons énoncées, sont mises en avant les séparations géographiques liées aux professions, au chômage et aux offres de travail découlant de l’industrialisation. Le monde s’accélère et change, et les générations ne suivent pas toujours.
Dans le livre, vous employez les différents termes de «solitude», «isolement», «esseulement». Quelle distinction faites-vous entre les trois?
La solitude implique une sorte de «schisme» à l’intérieur de l’individu, permettant de se poser intérieurement des questions et d’y recevoir des réponses en un dialogue fécond, tandis que l’isolement serait l’espace commode, voire nécessaire, à la concentration indispensable à de nombreux travaux. Quant à l’esseulement, il est de l’ordre du ressenti et de l’émotion.
Vous dites que nous sommes tous solitaires, d’une manière ou d’une autre…
Je pense que le goût de la solitude s’apprend très tôt. Le petit enfant solitaire bricole avec des cubes et des matériaux divers, il invente un objet, voit ce que nous ne voyons pas, se réjouit de sa précieuse création, se concentre et n’aime pas qu’on le dérange. Il dessine et barbouille son chef-d’œuvre qu’il veut précieusement conserver. Cette disposition fait appel à son imagination. Elle lui permet d’oublier durant un temps variable l’absence de la mère. Mais il réclame aussi, l’œuvre achevée, d’être applaudi.
La solitude est parfois considérée comme une condition nécessaire à l’accomplissement de soi. Que vous inspire cette conception? Est-elle fondée?
La solitude offre un répit, un temps d’indépendance et de réflexion qu’une vie active n’autorise guère. Et il y a solitude et solitude. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un espace privé et méditer en silence pour échapper à une fatigue accumulée, mais davantage de réveiller des talents endormis et de reprendre pied. A cet égard, la promenade solitaire dans un beau paysage est riche de virtualités: la détente est sans contraintes, la conversation avec soi-même féconde, ainsi en fût-il des promenades des rêveurs solitaires, Rousseau, Rimbaud, Flaubert… Disponibles, indépendants, ils peuvent s’égarer sans se perdre et casser les barreaux de la prison du moi.
On pourrait vous objecter que la connaissance de soi ou l’accomplissement de soi passe aussi par l’autre. Ne se connaîtrait-on pas soi-même par l’altérité?
L’autre est assurément indispensable à la connaissance de soi. Il faut un «tu» pour qu’advienne le «je». Précurseur, Montaigne a éprouvé le besoin de «se peindre» après la mort de l’ami unique et parfait, La Boétie, l’autre présent dans une interaction constante. Le «je» et le «moi» se dessinent au fur et à mesure des rencontres avec tel ou tel personnage vivant ou ancien. Le dialogue est différent selon l’heure: «Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux», écrit-il. La variété des échanges permet de se découvrir en de multiples faces: l’autre, La Boétie, est comme un miroir, à la fois le même et l’autre, et c’est dans ce dialogue sans fin qu’on parvient à se connaître et à peindre ce moi permanent et changeant.
Vous semblez suggérer que la solitude favorise la spiritualité…
Le choix de la solitude est parfois une rupture radicale avec le monde, une expérience intérieure dont le but, chez les religieux, est un état de l’être qui renonce à soi pour rencontrer un amour plus vaste, l’amour de Dieu. Le désert est cet espace sans limite, où l’on peut se délivrer de sa vie sociale, de ses besoins de réussite, de ses raisonnements, de l’argent, et même des plus légitimes tendresses humaines, pour trouver une joie plus forte, une forme supérieure de vie orientée vers la patrie céleste. C’est cette joie qu’ont recherchée les «pères du désert». Aux IVe et Ve siècles, ils sont des centaines, voire des milliers d’ermites à vouloir se libérer de leurs attaches pour entendre la voix de Dieu dans le silence des déserts d’Egypte, de Palestine et de Syrie. La solitude au désert n’est pas une fin en soi, pas plus que l’ascèse ; elle est la condition d’une libération au bout de laquelle triomphe une sérénité qui ouvre au bonheur.
Dans le livre, vous suggérez que nous nous dirigeons «vers un isolement progressif». Selon vous, va-t-on vers une société de solitaires? Et quelles en seraient les conséquences?
Nous sommes peut-être à un cap encore inconnu de l’histoire où, avec les nouveaux outils de la communication, nous vivons simultanément dans le déploiement d’une mondialisation extrême et dans l’ère d’un individualisme toujours plus exigeant. Submergés d’informations, il nous faut faire coexister ces deux pôles en un équilibre incertain, sans se fondre dans un conformisme réducteur.
Dans le même sens, vous parlez de nos démocraties comme d’une sorte d’«individualisme collectif». Qu’entendez-vous par cet oxymore?
La société monarchique de l’Ancien Régime était une société hiérarchique, verticale, composée d’ordres ; la société démocratique que veulent construire quelques penseurs du XIXe siècle est une société horizontale, fondée sur la liberté et l’égalité de condition: elle suppose une classe médiane unie par des liens collectifs, où l’individu citoyen, respectant le cadre commun, est porté à se considérer isolément et à disposer librement de sa propre vie. Dans sa célèbre étude, De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville analyse l’état social et politique de la France et y décèle les ambiguïtés: «L’égalité place les hommes à côté les uns des autres sans lien commun qui les retienne» et l’individualisme «menace de se développer à mesure que les conditions s’égalisent». Tocqueville envisage de plus en plus sombrement le développement des mœurs nouvelles: les hommes «n’étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de castes, de classes, de corporations, de familles, n’y sont que trop enclins à se préoccuper de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés à n’envisager qu’eux-mêmes et à se retirer dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée…». Crainte de descendre dans l’échelle sociale, besoin de conserver et acquérir, recherche de jouissances matérielles, solitude: telles sont les nouvelles maladies qui guettent une société faite d’anneaux multiples, mais dont la chaîne rassembleuse serait cassée. Aujourd’hui, de nouvelles communautés, associations, fraternités, bénévolats voient le jour pour répondre à cette solitude croissante qu’engendre l’indifférence.
Bio express
1940
Naissance, à Talence, sud-ouest de la France.
1964
Diplômée de Sciences Po Paris.
1964 – 2005
Ingénieur d’études au Collège de France.
1999
Publie Histoire du miroir (Imago).
2021
Publie Le Rire des femmes (PUF).
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