Roman Krznaric, philosophe: «Devant le miroir, demandez-vous: en quoi suis-je un bon ancêtre?» (entretien)
Le 22 avril 2023, peu après midi, Roman Krznaric et sa fille de 14 ans se sont allongés sur le macadam devant le Parlement britannique, à Londres.
En compagnie de milliers de compatriotes, Roman Krznaric et sa fille participaient ce jour-là à un «die-in», une manifestation organisée par le groupe d’action non violent Extinction Rebellion pour attirer l’attention sur la crise climatique. «Je ne suis pas du tout un activiste, nous assure-t-il lors d’un entretien vidéo, depuis Oxford. Je préfère passer mon temps dans les bibliothèques. Mais à ce moment-là, ma frustration à l’égard du système politique était si grande que je ne pouvais pas me résigner à rester à l’écart.»
Pour Krznaric, l’un des philosophes britanniques les plus connus, cette action était la conséquence logique de sa propre réflexion. Lui qui est fasciné par le «long-termisme», un courant philosophique qui affirme que la priorité morale de notre temps est de sauver un maximum de vies futures. Dans The Good Ancestor, son best-seller publié en 2020 (The Experiment), il analyse la façon dont l’humanité s’est retrouvée piégée dans ce qu’il appelle «la tyrannie de l’horloge». Depuis son invention, affirme-t-il, nous nous sommes de plus en plus perdus dans une pensée à court terme néfaste.
Je ne crois pas qu’un système démocratique puisse se passer d’un Parlement. Il faut toujours avoir la possibilité d’expulser les salauds.
Lors de notre entretien, il venait de terminer, tel un moine, History for Tomorrow (1), à paraître le 4 juillet prochain. «Je peux enfin sortir de chez moi», sourit Roman Krznaric. L’une de ses premières destinations sera la Belgique. Le 19 mars, il sera l’invité de la Future Generations Conference, où penseurs et entrepreneurs débattront avec le public de l’importance de la pensée à long terme, et qui s’inscrit dans le cadre du festival FTI and& 2024, à Louvain.
Dans The Good Ancestor, il cultive l’idée que nous sommes en train de coloniser l’avenir. Il compare ce concept à la façon dont les Britanniques considéraient son pays natal, l’Australie. «Elle était légalement considérée comme une Terra nullius, un territoire sans maître. Ce n’était pas exact, bien sûr, car l’Australie avait une population d’origine. En fait, nous envisageons l’avenir de la même manière: comme un endroit vide, non peuplé, où nous pouvons nous débarrasser de tous nos problèmes. Mais ça ne fonctionne pas comme ça. L’avenir est déjà peuplé: par nous-mêmes ou par nos descendants.»
N’est-il pas dans la nature humaine de penser principalement à court terme? L’accent mis sur le court terme n’est-il pas inévitable?
C’est un malentendu courant. Nous avons un cerveau de guimauve et un cerveau d’abruti. La partie guimauve est à la recherche de plaisirs rapides: une bouffée de sucre, des likes sur notre smartphone. C’est un peu comme l’expérience qui consiste à offrir à un enfant de 5 ans un marshmallow en lui promettant un deuxième bonbon s’il peut rester éloigné du premier pendant quinze minutes (il sourit). Comme les enfants de 5 ans, nous sommes souvent incapables de penser à long terme. Mais nous avons aussi un cerveau d’abruti: nous sommes la seule espèce capable de se projeter dans l’avenir suffisamment longtemps pour conserver des graines pendant tout un hiver afin de les planter au printemps. Nous sommes très doués pour cela. Nous planifions constamment des choses pour un avenir qui n’est même pas proche. Nous avions même l’habitude de construire des cathédrales en sachant que nous ne les verrions jamais achevées.
La frontière entre le court et le long termes n’est-elle pas floue? Les agriculteurs qui protestent aujourd’hui sont accusés de ne penser qu’à court terme. Or, ils sont également préoccupés par l’avenir.
De nombreux agriculteurs sont, en effet, coincés dans un système qui n’est pas viable à long terme. Dans le même temps, beaucoup favorisent cette vision à long terme parce qu’ils réfléchissent à la façon dont ils transmettront la terre aux générations suivantes. Les agriculteurs qui se projettent dans l’avenir commencent à comprendre qu’ils doivent changer leur façon de travailler, car l’ancien système agricole ne survivra pas. Déjà, certains pratiquent une agriculture régénératrice ou construisent des parcs solaires. Nous devrions les encourager.
Vous préconisez d’être un bon ancêtre. Par où commencer?
Il faut se regarder dans le miroir chaque matin et se poser la question suivante: que fais-je pour être un bon ancêtre? Penser à la façon dont on souhaite qu’on se souvienne de soi. En fait, il faut essayer de cultiver ce réflexe. C’est comme la graine qu’il faut planter pour s’engager dans une réflexion à long terme.
Le problème n’est-il pas que l’avenir, à l’heure des grandes avancées technologiques, n’est tout simplement pas prévisible?
Je suis le premier à admettre qu’il existe des facteurs d’incertitude. Nous ne savons pas comment l’IA changera nos vies. Il est également difficile de faire des plans à long terme. Mais dans de nombreux domaines, nous savons parfaitement ce qui se passera. En ce qui concerne le réchauffement climatique, nous disposons d’énormes quantités de données qui indiquent parfaitement où nous en sommes. Nous savons que nous nous dirigeons vers un réchauffement de 3° C à 4° C si nous ne changeons pas de comportement. Nous savons ce que nous devons prévoir. Alors pourquoi ne le faisons-nous pas?
Vous intervenez régulièrement auprès de chefs d’entreprise. Quelle est, pour eux, la partie de votre message la plus difficile à entendre?
Il est évident que la réflexion à long terme ne convient pas à toutes les entreprises. Gus Levy, associé principal chez Goldman Sachs dans les années 1970, l’a dit un jour: «Nous sommes avides, mais nous sommes avides à long terme, pas à court terme.» Toutes les entreprises ne sont pas prêtes à élaborer une stratégie de long terme dont l’objectif n’est pas uniquement de croître le plus possible et de faire grimper le cours de l’action.
Vous ne semblez pas particulièrement optimiste.
Au contraire! Il existe de nombreux exemples de sociétés qui s’engagent dans une réflexion à long terme. Prenons l’exemple de l’entreprise énergétique danoise Ørsted, qui était la compagnie nationale de pétrole et de gaz du Danemark. Vers 2010, elle a décidé de changer complètement de cap. Elle a alors lancé son plan 85/15: alors qu’elle produisait 85% de combustibles fossiles et 15% d’énergie renouvelable, elle a souhaité inverser le ratio en trente ans. Elle y est finalement parvenue en dix ans. Ce fut difficile, extrêmement compliqué même, mais elle y est parvenue. Ørsted contrôle désormais 30% de l’énergie éolienne dans le monde. Au Japon, de nombreuses entreprises millénaires – des brasseurs aux fabricants de kimonos – sont aussi toujours détenues par leur famille fondatrice.
Mais ce n’est pas la situation normale. La plupart des entreprises familiales sont rachetées par des sociétés à croissance plus rapide.
En effet. C’est pourquoi nous devons réfléchir aujourd’hui à la manière de sécuriser les entreprises à long terme. Pour cela, je pense que nous devons examiner la façon dont elles sont structurées. Je vois beaucoup de bonnes choses dans la structure coopérative, où les entreprises sont dirigées par les travailleurs eux-mêmes. Elles ont le devoir de gagner de l’argent, tout en prenant soin de leurs employés et de la planète. Cette structure est souvent couronnée de succès. Par exemple, l’entreprise technologique allemande Bosch ou la société Mozilla, à l’origine du navigateur Firefox, sont toutes deux détenues par leurs salariés. En Emilie-Romagne, l’une des régions les plus riches d’Italie, un tiers du PIB provient des coopératives. C’est la région qui a le mieux survécu à la crise de 2008, précisément grâce à cette structure coopérative.
Si je m’appelais Elon Musk, vos projets ne m’enthousiasmeraient guère…
Des entreprises qui pensent à long terme ne peuvent pas émerger de l’état d’esprit d’Elon Musk ou de Jeff Bezos. L’ironie, c’est que Leland Stanford, fondateur de l’université californienne du même nom, était un grand fan des coopératives. Bref, l’établissement où presque tous les dirigeants de la Silicon Valley ont été formés, a été fondé par une personne qui pensait que les coopératives étaient la meilleure façon de gérer une entreprise.
De nombreux exemples de réflexion à long terme que vous citez font suite à des catastrophes telles que la Seconde Guerre mondiale.
De tels événements sont en effet souvent des déclencheurs de changement. Pendant une guerre, par exemple, nous trouvons normal de nous rationner. Lors d’une pandémie, un gouvernement de droite décide soudain de donner un salaire à tout le monde.
Est-ce possible sans de telles catastrophes?
Pour changer, trois choses sont nécessaires. Il faut qu’il y ait une sorte de crise: sécheresse, inondations, pandémie ou crise économique. Mais la plupart ne sont pas suffisantes. Il faut aussi des idées nouvelles. Enfin, il est essentiel d’avoir des mouvements perturbateurs. Il faut créer un sentiment de crise, et cela n’est possible qu’à travers les mouvements sociaux. Pourquoi la Grande-Bretagne a-t-elle aboli l’esclavage en 1833? Parce qu’il y a eu des rébellions en Jamaïque, ce qui a fait craindre au gouvernement de perdre ses colonies. Pourquoi les femmes ont-elles obtenu le droit de vote? Parce que le mouvement des suffragettes était très perturbateur. Elles sont descendues dans la rue, se sont enchaînées aux bâtiments, ont brisé des fenêtres.
Nous voyons l’avenir comme un lieu vide où déverser nos problèmes. Ça ne fonctionne pas de cette manière.
Un peu comme vous, lorsque vous avez perturbé le trafic londonien en vous allongeant devant le Parlement.
Bien sûr, je n’aime pas causer autant de désagréments aux Londoniens. Mais rejeter les problèmes écologiques sur les générations futures est un inconvénient bien plus grand. Je pense qu’il est utile qu’une personne comme moi participe à de telles actions. Je ne suis pas, pour utiliser un cliché, un étudiant avec des dreadlocks qui fume de la marijuana. Je suis un philosophe qui parle aux décideurs politiques et aux entrepreneurs, mais qui descend aussi dans la rue pour protester.
Les mouvements de protestation comme Extinction Rebellion ne risquent-ils pas de créer un contrecoup qui détourne les gens de la cause climatique?
Certes, il existe un risque que ces groupes radicaux discréditent la cause qu’ils défendent. Avec Extinction Rebellion, et même avec d’autres plus radicaux comme Just Stop Oil, je ne vois pas cet effet. Jeter de la soupe sur des tableaux est généralement désapprouvé, mais de telles actions font réfléchir les gens. J’ai lu récemment dans une étude que plus d’un million de Britanniques supplémentaires sont prêts à agir contre le changement climatique depuis le début de ces manifestations. Ça démontre que c’est une réussite. Le mouvement des suffragettes a connu la même chose. Au début du XXe siècle, il s’est divisé parce que les réformistes n’arrivaient à rien. Les militants les plus radicaux ont alors entamé une grève de la faim et ont commencé à s’enchaîner aux bâtiments. Et ça a marché.
Les écologistes sont toutefois de plus en plus convaincus que des politiques à long terme ne sont pas possibles dans le cadre du système démocratique.
(Hochement de tête) De nombreux penseurs progressistes considèrent que les politiciens élus sont sans espoir. Des systèmes autoritaires comme Singapour ou la Chine sont de plus en plus souvent présentés – à mon grand désarroi – comme des modèles qui permettent de mieux planifier à long terme. Même mon père, qui fut toute sa vie un homme de gauche, m’a dit récemment que nous pourrions avoir besoin d’un dictateur éclairé.
C’est une pensée extrêmement dangereuse, non?
Absolument. Tout d’abord, c’est faux: les systèmes autoritaires ne sont pas meilleurs pour les politiques à long terme. Si vous regardez l’indice de solidarité intergénérationnelle, un classement qui calcule quels pays prennent le plus en compte les intérêts des générations futures, 21 des 25 pays qui obtiennent les meilleurs résultats sont des démocraties. Parmi les 25 pays les moins bien notés, 21 sont des systèmes autoritaires. En outre, les systèmes autoritaires sont extrêmement fragiles: même à Singapour, il suffirait d’un dirigeant moins compétent pour que ce soit le désastre. Et oui, la Chine a fait des progrès impressionnants en matière d’énergies renouvelables, mais elle tirera encore 40% de son énergie du charbon d’ici à 2050. Sans parler de ce qu’elle fait aux Ouïghours ou au Tibet. Nous n’apprécions pas suffisamment les libertés fondamentales dont nous jouissons en Occident. Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas repenser en profondeur notre système démocratique.
Une idée classique consiste à donner des voix supplémentaires aux personnes ayant une famille nombreuse. Qu’en pensez-vous?
Je n’y suis pas favorable, ne serait-ce que parce que cela ne changerait pas grand-chose, puisque le système lui-même ne change pas. Je vois plusieurs modèles possibles. Au pays de Galles, il existe un commissaire des générations futures, qui doit tester l’impact des politiques sur les trente prochaines années. Un autre modèle est celui des conseils de citoyens, comme en Belgique germanophone. Toutes les études montrent que ces conseils sont plus enclins à prendre en compte les générations futures.
Le problème de ces expériences n’est-il pas que personne n’est responsable si les choses tournent mal?
J’avoue que j’ai changé d’avis à ce sujet. Je suis de plus en plus favorable au maintien de certaines parties de l’ancien système. Je pense que nous devrions passer à un système double. Comme la Chambre des Lords et la Chambre des Communes au Royaume-Uni, nous devrions avoir une Chambre des bons pères, une sorte de conseil des citoyens, en plus du Parlement. Je ne crois pas qu’un système démocratique puisse se passer d’un Parlement, ne serait-ce que parce que quelqu’un doit définir les règles de ce conseil des citoyens. Car il faut toujours avoir la possibilité d’expulser les salauds.
Comment aimeriez-vous organiser concrètement cette réflexion à long terme?
Je regarde avec beaucoup d’intérêt le Future Design Movement. Il s’agit d’un modèle unique où les citoyens sont invités à élaborer ensemble des plans pour les villes où ils vivent. Ils sont divisés en deux groupes: la moitié joue le rôle de citoyens contemporains et l’autre moitié reçoit un kimono spécial et joue le rôle d’un citoyen de 2060. Lorsque ces deux groupes sont chargés d’élaborer un plan pour l’avenir, le groupe de 2060 propose toujours des idées créatives et plus transformatrices. Le concept est appliqué dans les municipalités, mais aussi dans les entreprises et même au ministère des Finances du Japon.
Vous avez vous-même décidé de donner votre voix à vos enfants.
(Il acquiesce) Cette idée est née après le référendum sur le Brexit. Ce sont surtout les électeurs les plus âgés qui nous ont fait sortir de l’UE, la plupart des jeunes voulaient y rester. Beaucoup de ces électeurs ne sont même plus en vie aujourd’hui! C’est fondamentalement injuste. C’est pourquoi, lors des dernières élections législatives, nous avons passé en revue tous les programmes des partis avec nos enfants et leur avons laissé le choix. Ce n’est pas très difficile. On peut plus ou moins expliquer à n’importe quel enfant de 11 ans comment fonctionne notre système.
La réflexion à long terme fonctionne-t-elle dans une période d’instabilité géopolitique comme celle que nous vivons aujourd’hui? Les pays qui craignent une guerre imminente ont tendance à ne pas planifier à long terme.
Il existe, en effet, une certaine tension entre la crise d’aujourd’hui et une possible crise future. Lorsque le directeur de l’ONG Save the Children a lu mon livre, il a rejeté mes idées. La réflexion à long terme est un luxe, pensait-il. De nombreuses catastrophes humanitaires sont déjà en cours et exigent une réponse immédiate. Mais même dans ce cas, les agences de développement recherchent des plans à long terme pour prévenir de telles situations. Je ne dis pas que la réflexion à long terme est une formule magique. Mais nous savons que l’instabilité économique est l’une des causes profondes du succès des dirigeants extrémistes. L’Europe devient plus stable grâce à des investissements à long terme dans l’économie verte. Alors pourquoi ne pas le faire?
Bio express
1970
Naissance, à Sydney.
1989
Etudie la philosophie, la politique et l’économie à l’université d’Oxford.
1996
PhD à l’université d’Essex.
2008
Membre fondateur du corps professoral de la School of Life de Londres.
2015
Fondateur du musée de l’empathie, à Londres.
2017
Publie Carpe Diem Regained (Unbound).
2020
Sortie de The Good Ancestor (The Experiment).
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