Rencontres : pourquoi il est devenu si difficile de flirter dans la vie réelle
Désormais, la plupart des couples apprennent à se connaître par le biais d’applications de rencontre. La chercheuse Johanna Degen explique comment cela affecte les relations et pourquoi il est devenu si difficile de flirter dans la vie réelle.
L’amour célèbre de nombreux anniversaires, mais presqu’aucun d’aussi impactant que celui-ci : le 12 septembre 2012, un nouveau venu faisait son entrée sur le marché des applications de rencontre. Son nom : Tinder. Entraînant une toute nouvelle façon de faire des rencontres.
Avant, cela se passait au travail, au café, en boîte ou au supermarché. En sortie avec des amis, ou via le même club de philatélie. Avec Tinder, le cercle des connaissances potentielles, voire des partenaires, s’est soudain élargi.
Aujourd’hui, 75 millions de personnes dans le monde sont actives sur Tinder chaque mois, et 11 millions d’entre elles paient pour obtenir des fonctionnalités supplémentaires. D’autres ‘applis’ sont venues le concurrencer: Bumble, OKCupid, Grindr… Toutes contribuent toutes au succès croissant des rencontres en ligne.
Mais comment affectent-elles les relations, la manière de flirter, la recherche de partenaires potentiels dans la vie réelle ? La psychologue sociale allemande Johanna Degen, qui dirige depuis 2019 le projet de recherche « Tinder : Profiling the self » à l’université de Flensburg, étudie ce phénomène. Et peut, étant également thérapeuthe relationnelle, mettre en pratique ses dernières découvertes sur les applications de rencontre et les relations en ligne.
Plus de la moitié des couples se rencontrent aujourd’hui en ligne. Une bonne nouvelle ?
D’un point de vue pragmatique, je réponds : cela fonctionne. Les gens en profitent. Nous constatons une augmentation de la solitude dans la société. Entrer en contact les uns avec les autres par le biais de ces plateformes est donc positif. Mais cela montre aussi que nous avons l’impression de ne pas pouvoir nous connaître ailleurs.
Flirter manque aux hommes
Johanna Degen
Quels sont, selon vous, les aspects positifs des applications de rencontre ?
Durant le Covid, nous avons réalisé beaucoup d’interviews. Les gens nous expliquaient alors que Tinder était le seul endroit en dehors de la famille où ils interagissaient encore avec d’autres personnes. Les applications de rencontre aident également les groupes minoritaires tels que les homosexuels ou les transsexuels. Ils peuvent y mettre en avant leur orientation sexuelle sans risquer de se mettre en danger. Vous pouvez également rencontrer des personnes en dehors de votre cercle social que vous n’auriez jamais rencontrées autrement : le banquier très occupé qui matche avec l’artiste. Par ailleurs, vous pouvez avoir les relations sexuelles que vous souhaitez. Les rencontres en ligne ont rendu le sexe beaucoup plus accessible.
Vous avez mentionné que de nombreuses personnes ont l’impression de ne plus pouvoir faire connaissance ailleurs. On ne peut plus flirter en dehors des applications de rencontre ?
De moins en moins. Les hommes comme les femmes se plaignent de ne plus être abordés dans le « monde réel ». Je ne veux pas encourager à aborder les femmes dans la rue, car cela est souvent perçu comme agressif. Mais j’entends parfois des femmes dire qu’elles se préparent même pour aller courir – et sont déçues si personne ne réagit. Malheureusement, l’opinion publique est devenue si tendue que les hommes n’osent plus prendre de risques. Ils ont le sentiment que les femmes ne le veulent plus et qu’ils pourraient se retrouver en prison. Cela a aussi à voir avec le discours public, avec le débat #MeToo et la mise en scène médiatique des violences sexuelles.
C’est donc à cause de #MeToo que les gens vont moins flirter ?
MeToo a certainement eu le mérite de faire connaître la gravité des violences sexuelles et des abus de pouvoir, et de pointer du doigt les auteurs. Mais si les hommes ne savent plus ce qu’ils ont le droit de faire, ou s’ils ont toujours peur de franchir une ligne, alors les rapports entre les deux sexes deviennent difficiles.
Pouvez-vous donner un exemple ?
Nous menons également des recherches sur #MeToo, dans le cadre desquelles une influenceuse s’est exprimée sur les problèmes qu’elle rencontrait en lien avec #MeToo. Elle s’était rendue sur un plateau de tournage pour des photos et le producteur lui avait dit : « Enlève ce blazer, un T-shirt te va très bien ». Elle a trouvé cela offensant. Je ne suis pas d’accord. Des femmes sont réellement confrontées aux violences sexuelles. Il ne faut pas voler la voix de celles qui sont touchées si l’on n’a pas soi-même vécu un traumatisme. Si les hommes ont l’impression qu’ils peuvent rapidement franchir la ligne, ils deviennent plus passifs et préfèrent chercher sur l’internet.
Mais de nombreuses personnes ont également des expériences négatives avec les applications de rencontre. Tinder compte toujours le plus grand nombre d’utilisateurs, mais beaucoup se plaignent de son comportement irrespectueux et de son ton dur.
C’est vrai. Dix ans après le lancement de Tinder, son image est en train de changer radicalement. Scientifiquement, les utilisateurs s’expriment dans l’application dans un langage chargé d’émotion. Pour le dire plus simplement, tout le monde pense que Tinder est nul. Tout le monde est épuisé, et pourtant il faut continuer parce qu’il ne semble pas y avoir d’alternative.
Pourquoi, sur Tinder, les gens se dévalorisent-ils les uns les autres ?
Parce que nous nous percevons comme interchangeables et nous ressentons une dévalorisation, par exemple lorsque nous réalisons que quelqu’un nous ignore, nous « ghoste ». Cette attitude envers les rencontres en ligne n’était pas présente dès le départ, elle a été socialement inculquée. Après quelques semaines, nous sommes déçus ou maltraités vingt fois, et alors nous commençons à adopter le même comportement. On pourrait dire que nous ne voulons pas être trop « engagés ». Mais nous devons collectivement reconsidérer notre comportement afin de rendre à nouveau possible une véritable approche.
Pourquoi Tinder est-il toujours aussi populaire ? I75 millions de personnes y sont inscrites à travers le monde.
Tinder est la réponse à l’un de nos plus grands problèmes. Dans une société néolibérale, nous n’avons pas le temps de sortir. Nous trouvons cela difficile et chronophage. Du coup, beaucoup trouvent très efficace de faire connaissance avec des personnes par le biais d’une application. Au début, tout le monde a trouvé cela charmant et drôle. L’application donne accès à quelque chose qui nous manque : les relations, la sexualité. Statistiquement, nous n’avons pas beaucoup de relations sexuelles. Mais nous en parlons beaucoup. Alors tout le monde s’est jeté dessus et ça a explosé. Aujourd’hui, nous en voyons de plus en plus les conséquences négatives.
Quelles sont-elles ?
Nous commençons déjà notre recherche avec un point de vue négatif et anticipons la déception. Nous supposons à l’avance que le rendez-vous ne sera pas amusant – c’est un point de vue négatif. Lorsque l’on se concentre sur les aspects négatifs, ils prennent de l’ampleur. Les vieux stéréotypes refont alors surface.
Les femmes ne sont avantagées que jusqu’à la mi-trentaine, après quoi le vent tourne
Johanna Degen
Dans votre nouvelle étude, vous citez des utilisateurs masculins. Les femmes sont qualifiées de « salopes » si elles ont des rendez-vous parallèles. Si elles disent qu’elles aiment un verre d’alcool, elles sont immédiatement qualifiées d’alcooliques. Les hommes sont-ils frustrés par le fait que les femmes trouvent qu’il est plus facile de socialiser ?
Les femmes ne sont avantagées que jusqu’à la mi-trentaine, après quoi le vent tourne. Les hommes d’âge moyen sont avantagés. Et ils recherchent généralement des femmes plus jeunes.
Les femmes du même âge sont-elles trop exigeantes envers les hommes ?
Les hommes sont centrés sur l’apparence. Ils ont tendance à trouver les jeunes femmes attirantes. C’est comme ça. Mais au-delà du physique, il existe une deuxième dimension, que de nombreux groupes d’hommes sur les réseaux sociaux proclament de manière assez explicite : ‘Je ne veux pas d’une femme d’âge moyen qui porte son bagage émotionnel, qui a été déçue un nombre incalculable de fois et qui montre toujours à quel point elle est indépendante. Je veux une femme qui m’admire, qui est fraîche et ouverte d’esprit, pour ainsi dire.
Les hommes ont donc de la chance que les rencontres en ligne existent. Ou pas ?
Flirter leur manque également. Nous avons mené des entretiens sur le thème de la physicalité et demandé aux sujets de faire une cartographie du corps et de rendre compte de leurs expériences en même temps. Je me souviens d’un homme qui m’a raconté à quel point il s’était senti heureux lorsqu’une femme lui avait souri si ouvertement qu’il s’était senti encouragé. Il a même sauté par-dessus une clôture pour s’adresser à elle, tellement il était heureux de recevoir un signal clair pour une fois. De nombreuses femmes ont oublié comment faire signe, regarder autour d’elles et sourire.
C’est précisément ce qui fait obstacle à l’érotisme. Car les choses identiques ne s’attirent pas
Johanna Degen
Si vous regardez autour de vous aujourd’hui, vous avez l’impression que les sexes se ressemblent de plus en plus.
Oui, et c’est précisément ce qui fait obstacle à l’érotisme. Car les choses identiques ne s’attirent pas. Nous avons besoin de nouvelles compréhensions : qu’en est-il de cette nouvelle masculinité ? Et cette nouvelle féminité ? Beaucoup de femmes veulent plus de féminité. Nous n’avons donc pas besoin de perdre à nouveau notre droit de vote, mais peut-être que cela conduira à plus de compliments. Et comment faire en sorte que la masculinité ne soit pas immédiatement étiquetée comme toxique ? La masculinité n’est pas toxique. Les hommes sont étonnants, fascinants et importants, mais aujourd’hui, il est difficile de l’affirmer.
Comment les rencontres en ligne ont-elles changé nos relations ?
De nos jours, nous évaluons les relations différemment, notamment parce qu’il y a tant de possibilités. Nous sommes toujours conscients de l’immensité de la mer qui nous entoure.
Mais il faut d’abord se battre contre l’offre excédentaire.
Oui, et cette question a été traitée de manière de plus en plus pragmatique au cours des dernières années. Le temps est une denrée rare et les rendez-vous sont parfois annulés – ou trois sont organisés en une seule soirée. Nous savons que les gens aspirent à l’amour et aux relations. Mais la manière dont nous recherchons l’amour nous empêche de les trouver.
Avez-vous des exemples ?
J’imagine un directeur invitant des femmes à monter dans son taxi. Il pense qu’il ne perd pas de temps parce qu’il doit de toute façon faire le voyage. De nos jours, l’nvestissement – qu’il soit émotionnel ou monétaire – n’existe plus. Nous allons à la quincaillerie avec nos ‘dates ». Ou nous allons boire une bière et si le rendez-vous tombe à l’eau, nous rejoignons nos amis au bar d’à côté. Pas de temps à perdre. Certaines femmes emmènent leur rencard chez la manucure ou lui demandent s’il peut faire du jogging avec elles pour qu’au moins elles aient fait du sport ce jour-là. Le problème, c’est qu’elles ne se concentrent pas sur une nouvelle personne et qu’il n’y a donc pas de véritable rencontre. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une ré-romantisation.
Les rencontres en ligne sont-elles nécessairement dépourvues de romantisme ?
Ce qui nous a frappé, c’est que les personnes qui se rencontrent sur Tinder et s’y dévalorisent se trouvent en revanche très bien sur Instagram. Sur cette plateforme, les gens y sont vus comme plus beaux, plus loyaux et plus authentiques. Si nous nous rendons à des rendez-vous avec cette attitude, cela a beaucoup plus de potentiel.
Qu’y a-t-il de mal à acheter des fleurs à quelqu’un ou à lui dire : « Je te trouve belle » ?
Johanna Degen
Vous recommandez donc de faire des rencontres sur Instagram ?
Je tiens surtout à dire qu’une attitude différente est utile. Nous devons utiliser ce que l’on appelle l’effet Pygmalion pour nous-mêmes. Cela signifie que si j’attends le meilleur de l’autre, il sera meilleur. Avec cette attitude, une rencontre plus profonde est possible. Pourquoi ne pouvons-nous pas être plus cordiaux l’un envers l’autre ? Qu’y a-t-il de mal à un peu d’admiration ? Qu’y a-t-il de mal à acheter des fleurs à quelqu’un ou à lui dire : « Je te trouve belle » ?
Sur Instagram, les photos sont primordiales. Quelle est l’importance du texte sur un profil ?
Nulle. Personne ne lit le texte. Nous décidons en fonction de l’image. Malheureusement, les photos de profil sur les plateformes de rencontres sont de plus en plus uniformes.
De quelle manière ?
Il y a le selfie. Ensuite, il y a la photo de voyage qui te donne une idée de la silhouette de la personne. Une fille avec une planche de surf sur la plage ou en position de yoga. Un homme avec un poisson pêché au bord d’un lac ou à la salle de sport. La photo aléatoire en position de réflexion.
Quelles sont les images les mieux perçues ?
Les photos prises à l’extérieur et nous montrant avec des amis paraissent authentiques et nous décrivent : je suis sociable, j’ai des amis et je peux offrir quelque chose.
Si je vois une photo qui me plaît et que le premier contact est prometteur, dois-je prendre un rendez-vous tout de suite ou attendre ?
Il est préférable de se rencontrer tout de suite, sinon vous risquez d’en savoir trop à propos d’une personne que vous ne connaissez que via photos. Et en vrai, l’odeur ou la voix de l’autre personne peuvent s’avérer irritantes… alors que vous avez échangé des textos pendant des semaines. Je conseille également, à l’inverse de la logique des rencontres en ligne, de fixer des rendez-vous exclusifs et de le demander explicitement. Vous pouvez dire : cette semaine, je veux uniquement te rencontrer, pas quelqu’un d’autre. Je prends mon temps, je m’adapte à l’autre. Je prends aussi le risque de trouver l’autre déjà un peu formidable plutôt que de me précipiter vers la déception et de me dévaloriser d’avance. Je pense que cette attitude intérieure est utile.
Soulevez-vous des éléments positifs dans des enquêtes menées dans d’autres pays ?
En Scandinavie, les parents célibataires n’ont pas froid aux yeux. Au Danemark, en Suède et en Norvège, vous trouverez de nombreux profils disant : « Je suis une mère heureuse et je cherche quelqu’un qui a toujours du temps le week-end ». En Allemagne, personne ne le ferait avec la même fierté. Les enfants sont souvent cachés dans les profils. La Scandinavie a beaucoup à nous apprendre.
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