Quitter X ou y rester? Le dilemme, après l’entrée en politique de Musk
La proximité de l’homme d’affaires avec le président réélu provoque, au nom de la morale, une vague de retraits du réseau social. Mais n’équivalent-ils pas à abandonner le terrain aux extrémistes?
Quitter X, et s’inscrire sur Threads ou Bluesky? L’annonce de la nomination de l’homme d’affaires Elon Musk à la tête d’une «commission sur l’efficacité gouvernementale» dans l’équipe du président réélu Donald Trump, dans la foulée de son implication directe dans la campagne électorale, plombera-t-elle l’audience de sa plateforme? La question est posée après l’observation de mouvements d’utilisateurs, même si, dans un premier temps, ils semblent indiquer plus une adhésion croissante à d’autres réseaux que, forcément, une désertion de l’ancien Twitter. Un chiffre cependant est éloquent: d’après la société Similarweb, 115.000 utilisateurs de X ont désactivé leur compte le 13 novembre, soit au lendemain de l’attribution de son poste «ministériel» à Elon Musk par Donald Trump…
Au-delà des désinscriptions d’individus aux retombées commerciales, il faut ajouter les renoncements d’organes de presse à l’impact symbolique. Le quotidien britannique The Guardian, puis l’espagnol La Vanguardia ont annoncé les 13 et 14 novembre leur décision de ne plus publier de contenus sur le réseau d’Elon Musk. Leurs arguments se rejoignent: X est «devenu un réseau de désinformation» (La Vanguardia), «une plateforme toxique» (The Guardian), et «son propriétaire l’a utilisée afin d’influencer le débat public». «Nous pensons que les bénéfices à rester sur X sont désormais moins importants que les inconvénients, et que nos ressources pourraient être mieux utilisées à promouvoir notre journalisme ailleurs», a justifié la rédaction du journal britannique.
«Si nous attachons de l’importance à la qualité de nos échanges, nous préfèrerons quitter la plateforme d’Elon Musk.»
Impunité des fauteurs de haine
«En tant que média qui essaie de proposer un contenu journalistique de qualité, La Vanguardia estime ne pas avoir sa place sur une plateforme où il existe beaucoup de désinformation. Souvent, les individus qui quittent X mentionnent aussi cet argument, mais ce n’est pas le seul, pointe Barbara De Cock, professeur à l’UCLouvain, spécialiste de l’analyse du discours politique. Eux épinglent également les discours incitant à la haine et le manque de réactivité de la plateforme envers les excès. Un collègue s’est récemment désinscrit de X parce que des personnes l’avaient qualifié de «nazi» après qu’il a publié un commentaire sur les violences perpétrées à Amsterdam en marge du match de football entre l’Ajax et le Maccabi Tel-Aviv. Il a dénoncé ces insultes auprès de la plateforme, mais elle n’a rien fait. Le phénomène n’est pas nouveau. Déjà pendant l’épidémie de Covid, des scientifiques qui avaient reçu des menaces, se plaignaient de l’inaction du réseau face aux signalements reçus.»
La problématique touche toutes les plateformes. Mais Barbara De Cock estime qu’elle tend à s’aggraver chez X. La personnalité d’Elon Musk n’y est pas étrangère. «Les dirigeants des autres réseaux tiennent un discours qui suggère qu’ils considèrent la diffusion de discours de haine comme un réel problème et qu’ils vont œuvrer à y remédier. C’était d’ailleurs le cas des PDG précédents de Twitter (NDLR: devenu X). Quand on entend les propos d’Elon Musk, les utilisateurs ont le sentiment qu’il n’a pas nécessairement la volonté de les combattre. C’est cela aussi qui joue.» La différence d’attitude des plateformes ne s’explique-t-elle pas par le credo du patron de X qui, dès son rachat, a voulu édifier un réseau de totale liberté d’expression? «Sa notion de la liberté d’expression doit être nuancée, souligne la professeure de l’UCLouvain. On observe aussi que les utilisateurs de X qui critiquent très fortement Elon Musk voient parfois leur compte bloqué.»
Phénomène ambivalent
Les désinscriptions de X depuis la campagne présidentielle américaine, la réélection de Donald Trump et la nomination d’Elon Musk constitueraient une deuxième vague après celle intervenue à l’issue du rachat de Twitter par l’homme d’affaires en 2022. Celle-ci relèverait plus de la réaction (à l’engagement de Musk auprès du président réélu) que de l’anticipation (à ce que les utilisateurs pensaient que le magnat ferait du réseau) comme on l’avait observé il y a deux ans. «On assiste à nouveau à une série de retraits du réseau. Mais d’autres personnes le rejoignent. Et la décision de La Vanguardia et d’autres institutions provoque des réactions hostiles sur le mode « bon débarras » ou « vous voyez, c’est la fin de la censure, donc, vous partez! ». Le phénomène est ambivalent. Il est difficile de déterminer à ce stade si, en fin de compte, les nouvelles inscriptions équilibreront les désinscriptions.»
L’éventuel préjudice pour Elon Musk est un aspect de la problématique posée par la confusion des genres entre le réseau social grand public et l’instrument politique au service d’un combat ultraconservateur. L’autre est moral. Rester sur X, est-ce cautionner les idées du milliardaire libertarien? «Il est clair que les personnes ou les organismes qui se retirent de X justifient leur décision par leur positionnement moral, en opposition à la désinformation ou aux discours de haine, analyse Barbara De Cock. Dès lors, les personnes qui maintiennent leur compte et se situent dans le même spectre idéologique que les partants se sentent obligées de se justifier. On voit donc beaucoup d’utilisateurs expliquer leur décision. Un exemple emblématique: l’ancien porte-parole du mouvement Podemos, Pablo Iglesias, a écrit: « Je respecte pleinement la position personnelle de ceux qui partent. Mais cela me semble erroné d’un point de vue politique. » Un autre expliquait, sur la base du constat que Bluesky était réputé plus de gauche, qu’ »il ne serait pas sain qu’il y ait un ‘réseau de gauche’ et un ‘réseau de droite’ ».» Faut-il dès lors rester sur X pour combattre les tenants de l’ultraconservatisme sur leur terrain?
Erreur de stratégie
L’essayiste Christian Salmon, grand spécialiste de la communication politique, balaie cet argument. «Le débat entre les adeptes de l’abandon de X et les partisans du maintien dans ce réseau est intéressant car il nous oblige à élaborer et à préciser notre relation aux réseaux sociaux, ce que nous en attendons et les limites que nous fixons à nos interactions. Si nous sommes attachés à nos abonnés accumulés au fil des ans, c’est-à-dire notre « capital social » quantitatif, mieux vaut conserver son compte X. Si au contraire, nous attachons de l’importance à la qualité de nos échanges, nous préfèrerons quitter la plateforme d’Elon Musk et migrer sur un réseau social alternatif avec tous ceux qui refusent de participer à « un réseau de désinformation »», précise l’auteur de L’Empire du discrédit (Les Liens qui Libèrent, 2024).
«Ceux qui estiment qu’il faut rester sur X sous prétexte d’équilibrer les points de vue et de porter la contradiction aux extrémistes se trompent de combat, car les dés sont pipés par les algorithmes des Gafam et du réseau muskien, ajoute toutefois Christian Salmon. L’absence de régulation et le déluge des clashs, des hoax et autres violences verbales est fatale au dissensus démocratique. L’ancien leader de Podemos se trompe de stratégie. Il ne s’agit pas d’opposer une plateforme « de droite et d’extrême droite », d’un côté, et une plateforme « de gauche » mais de faire fructifier un réseau démocratique et d’organiser le dépérissement des réseaux de la haine.» De la parole aux actes: Christian Salmon s’est désabonné de X et s’est inscrit sur Bluesky quelques jours avant cette interview. A l’image d’un grand nombre de personnes, en particulier aux Etats-Unis. Pour preuve, la plateforme alternative a annoncé le 15 novembre qu’elle approchait le chiffre des 20 millions d’utilisateurs, un million ayant été engrangés au cours de cette seule journée. Elle en comptait environ dix millions en septembre. Elle reste cependant fort éloignée des résultats de Threads (groupe Meta) et ses 275 millions d’usagers actifs mensuels et de X (les chiffres ne sont plus communiqués, mais les estimations varient entre 250 et 400 millions).
«Un discours de vérité n’est possible dans une démocratie que sous la forme de la joute, ce qui exige régulation et courage.»
Régulation et courage
«La question sous-jacente à ce débat est la suivante: à quelles conditions une libre délibération est-elle possible?, conclut le spécialiste de la communication politique. Michel Foucault en retenait plusieurs inspirées de la pratique de la parrêsia (NDLR: le courage de dire la vérité) des Grecs. Des conditions juridiques, formelles, le droit pour tous les citoyens de parler, d’opiner mais aussi des compétences particulières de la part de ceux qui s’expriment et prennent l’ascendant sur les autres. Il faut aussi que le discours qui va être tenu soit un « discours de vérité » ou à tout le moins inspiré par la quête de la vérité et non simplement par le désir de plaire ou de flatter l’auditoire. Enfin, un discours de vérité n’est possible dans une démocratie que sous la forme de la joute, de la rivalité, de l’affrontement, ce qui exige une régulation et aussi du courage de la part des individus qui prennent la parole. […] Mais que se passe-t-il lorsque la parrêsia est pervertie par des sophistes comme Trump ou Musk? N’importe qui peut parler. Les critères de cette parole ne sont plus la véracité, l’intention de dire vrai, mais le besoin d’exprimer l’opinion la plus clivante, la plus polarisée. Elle ne s’exerce plus sous la forme de la joute et du débat qui exige du courage mais sous celle de l’opportunisme, des idées reçues, du complotisme. Le logos, la volonté de vérité, cède la place aux fake news, aux fabulations, aux mythes. Le demos est en miettes. On peut citer trois exemples de cette crise de parrêsia dans l’histoire: le langage bureaucratique des staliniens, la logorrhée et les vociférations fascistes de Hitler et Mussolini et la cacophonie et le tohu-bohu des tyrans bouffonesques dont Elon Musk et Donald Trump sont le visage de Janus.»
La réflexion situe l’enjeu du débat pour nos démocraties, au-delà des questions de concurrence entre plateformes.
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