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Quand les générations s’opposent: comprendre et gérer les conflits familiaux
Les divergences d’opinions entre générations semblent atteindre leur apogée. Jusqu’à l’intérieur des familles, où repas et réunions peuvent déboucher sur des débats houleux, voire de véritables déchirures. Pourquoi cette intensification et comment apaiser les conflits?
«Mon grand-père a toujours tout fait pour moi (venir me chercher tous les jours à l’école quand j’étais petit, me conduire au sport, m’apprendre à cuisiner, etc.) et il le fait encore aujourd’hui, mais on n’est d’accord sur rien dès qu’on parle du Proche-Orient, de la Sécurité sociale, des rapports hommes-femmes. Il s’emporte en me traitant de pro-terrorisme, d’assisté, de mollasson et moi je lui rétorque qu’il y a d’autres modèles de vie que le sien et qu’on voit d’ailleurs où il nous a menés», évoque Gilles, originaire de Gaume.
Depuis la nuit des temps, la rivalité et l’incompréhension entre générations semble s’inviter au cœur des sociétés. Les anciens brandissent le sacro-saint «c’était mieux avant» et pointent du doigt l’ignorance supposée des jeunes, qui reprochent à leurs aînés de rester figés dans une époque révolue, incapables de s’adapter au présent et aux évolutions qui s’y attachent.
Mais aujourd’hui, ces clashs ancestraux semblent atteindre des sommets jamais encore égalés. Dans un monde où les progrès techniques se développent à vitesse grand V, où les valeurs deviennent plus inclusives, plus engagées, plus audacieuses, il devient presque impossible de trouver un terrain d’entente autour de la table familiale.
Les sujets qui fâchent? Tout ou presque: politique, immigration, féminisme, réseaux sociaux, musique, mobilité, projets de vie et tant d’autres. Mais pourquoi ces thèmes, pourtant courants, provoquent-ils aujourd’hui de plus en plus de fractures entre les générations? Et comment éviter que les débats familiaux ne dégénèrent en véritables champs de bataille?
L’ère numérique: entre progrès et division des générations
Les divergences d’opinions entre générations semblent se renforcer à une vitesse inédite, relève Bruno Humbeeck, psychopédagogue à l’UMons: «Ce phénomène s’est accéléré, car la société évolue de plus en plus vite. L’une des raisons majeures de cette évolution est l’augmentation de l’espérance de vie, rendue possible par les progrès médicaux, multipliant ainsi le nombre de générations au sein des familles, chacune avec des codes et des valeurs propres et bien ancrés.» Mais d’autres facteurs viennent alimenter ces divergences, et de manière encore plus marquée.
Les nouvelles technologies, notamment les smartphones, les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle, jouent un rôle majeur dans l’intensification des clivages. Ces outils, omniprésents dans la société actuelle, sont parfois perçus comme incompréhensibles par les générations précédentes. Jacques Marquet, sociologue de la famille à l’UCLouvain, observe que «ceux qui ne maîtrisent pas ces technologies ou ne souhaitent pas les utiliser peuvent parfois se sentir éloignés, voire exclus, des conversations à ce sujet, car ils ne les comprennent pas».
Les réseaux sociaux, en particulier, exacerbent aussi cette fracture intergénérationnelle. Bruno Humbeeck rappelle ainsi que ces plateformes créent des espaces où les utilisateurs se regroupent selon leurs opinions: «Ces communautés d’opinions renforcent les convictions personnelles de manière parfois agressive et divisent encore plus. Cela touche tant les jeunes que les plus âgés, qui sont souvent actifs sur Facebook, où les débats sont souvent marqués par des jugements hâtifs.»
«Là où avant, on rangeait les choses dans un système binaire, simple et catégorique, on adopte aujourd’hui une vision plus nuancée, ce qui peut facilement perturber certaines personnes.»
Bruno Humbeeck,
psychopédagogue.
Julien Lecomte, formateur en gestion de conflits à l’université de la Paix et auteur en 2022 de Nuance! La puissance du dialogue (éditions Les Pérégrines), rejoint cette analyse. «Le phénomène est renforcé aujourd’hui par des sphères sociales et informationnelles où chacun s’informe à partir des mêmes sources et au sein de communautés d’opinions similaires. Par exemple, les personnes plus âgées préféreront le JT, tandis que les plus jeunes se tourneront vers Internet. Cela conduit à une séparation croissante des sphères sociales d’information, qui renforcent et éloignent les convictions personnelles de chacun, illustre-t-il. Selon lui, ces communautés d’appartenance ne sont pas sans conséquences: «Ça rend de plus en plus difficile le fait d’écouter et de comprendre le point de vue de l’autre, car chacun est convaincu de détenir la vérité.»
Les évolutions sociétales: des défis pour l’intercompréhension
Lorsqu’on aborde l’évolution de la société ces dernières décennies, le numérique est évidemment l’un des premiers éléments qui vient à l’esprit. Cependant, Jacques Marquet met en lumière d’autres transformations profondes dans nos modes de vie, contribuant à renforcer encore les clivages intergénérationnels. Il cite notamment l’éloignement géographique de plus en plus marqué entre les membres de la famille. «Il y a un siècle, les familles vivaient souvent dans un rayon de quinze ou 20 kilomètres et se retrouvaient fréquemment. Aujourd’hui, avec les opportunités professionnelles à l’étranger, les études dans d’autres villes ou les jeunes qui partent en Erasmus dans d’autres pays, il n’est pas rare que les enfants ou petits-enfants vivent loin, parfois très loin, de leurs proches. Cela rend les visites et les échanges intergénérationnels de plus en plus rares.» Il met aussi en évidence un autre facteur clé: l’augmentation de la présence des femmes sur le marché du travail. Contrairement à il y a quelques décennies, elles ont désormais moins de temps à consacrer à leurs parents vieillissants. Ainsi, ces deux facteurs –distance physique et réduction de visites– creusent également un fossé entre les opinions de chacun. «On partage davantage les valeurs de ceux avec qui l’on échange fréquemment. Avoir moins de conversations quotidiennes entraîne un partage réduit de valeurs et un accroissement des divergences», conclut-il.
Autre évolution de la société contemporaine: l’orientation croissante vers des valeurs plus inclusives, favorisant une plus grande égalité et le respect des différences culturelles, sociales, de genre et d’orientation sexuelle. Si ces idées trouvent souvent un écho chez les jeunes, elles sont parfois plus difficiles à accepter pour les générations plus âgées. «Là où avant, on rangeait les choses dans un système binaire, simple et catégorique, on adopte aujourd’hui une vision plus nuancée, ce qui peut facilement perturber certaines personnes, constate Bruno Humbeeck. Si cette évolution intellectuelle permet de mieux saisir la complexité des choses, elle complique aussi la façon dont on les comprend, ce qui peut être plus difficilement accepté par des personnes qui ont vécu avec l’ancien système, plus simple à appréhender.»
Le psychopédagogue souligne un autre obstacle à la communication entre générations: l’évolution du vocabulaire. «Il y a notamment des argots qui sont liés à l’âge et qui entravent l’intercompréhension. Cependant, avec un peu de volonté, cela peut devenir une source d’enrichissement d’apprendre de nouveaux mots. Le vocabulaire ne s’appauvrit pas, il évolue pour mieux refléter les réalités actuelles. Le véritable appauvrissement survient lorsque l’on refuse d’intégrer des langages différents», explique-t-il.
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Convaincre ou garder le silence?
Lorsque l’opinion de l’autre nous dérange, un dilemme se présente souvent: faut-il essayer de convaincre de la validité de son propre point de vue, tout en discréditant les idées opposées à coups de contre-exemples, ou bien éviter les sujets sensibles pour préserver la paix? La famille G*, qui réunit deux générations, a choisi la première option, au risque de conséquences dramatiques… «Avec ma fille, ça a pété, confesse Joël, 63 ans, domicilié à Auderghem. Elle est très militante, a manifesté pour le climat, tout ça, et moi j’ai travaillé longtemps pour un groupe pétrolier avant de bosser pour une enseigne d’énergie verte. Elle me reproche d’avoir servi le diable, de faire aujourd’hui du greenwashing et de polluer à fond parce que je prends l’avion tous les mois pour aller aux quatre coins du monde. Moi, je lui ai rétorqué que son engagement était aussi factice (les city trips avec Ryanair, ça y va gaiement, hein!) que ses convictions sont irresponsables (comme interdire la voiture dans les grandes villes, n’importe quoi!). Aujourd’hui, elle a coupé les ponts avec moi.»
La famille R*, composée de quatre générations, a, elle, opté pour la solution la plus sûre: «Dans notre famille, expose Manuela, 61 ans, de Manage, dans le Hainaut, les sujets qui fâchent sont nombreux et les avis sont très différents, au point d’être conflictuels, selon les générations. Mes frères aînés le vivent particulièrement mal, parce que les opinions des plus jeunes, très tranchées, remettent en cause un mode de vie qu’ils suivent depuis toujours. Bref, ça s’est énervé parfois si fort que les ados étaient choqués et les retrouvailles gâchées. On a donc décidé il y a deux ans, à l’instigation des arrière-grands-parents, trop tristes de la tournure que ça prenait, même s’ils n’étaient pas les derniers à critiquer « les jeunes d’aujourd’hui », de ne plus aborder ces sujets-là, de ne plus évoquer l’actualité et de s’émerveiller plutôt des arrière-petits-enfants, de la qualité du repas, de la beauté de la table ou d’un vêtement, de parler cinéma, sport, souvenirs de vacances, de faire des jeux, de chanter, etc.»
«Avant d’engager un désaccord, il est crucial de clarifier son objectif. Si l’objectif est de préserver la paix, il vaut mieux éviter le débat.»
Julien Lecomte,
formateur en gestion de conflits.
Alors quelle est la solution? Faut-il inévitablement partir en guerre pour faire valoir son avis, ou se taire pour éviter les représailles? Si Bruno Humbeeck considère qu’il est naturel d’avoir des opinions divergentes et invite à les accepter, Jacques Marquet et Julien Lecomte invitent à la réflexion. «Certains sujets, comme la politique, sont particulièrement sensibles», remarque le premier. Or, sur des sujets délicats, il n’est pas rare d’être frustré, voire choqué par les opinions contraires aux nôtres, et l’envie de convaincre l’autre qu’il a tort peut vite démanger. Le sociologue recommande dès lors de bien réfléchir avant d’agir: «Il est important de se demander si la relation vaut plus que notre besoin d’avoir raison. Si c’est le cas, il vaut mieux se taire pour préserver le lien. En revanche, si notre avis prime sur le lien qu’on a avec la personne, alors il faut accepter le risque de provoquer un conflit.»
Julien Lecomte partage un point de vue similaire: «Avant d’engager un désaccord, il est crucial de clarifier son objectif. Si l’objectif est de préserver la paix, il vaut mieux éviter le débat. Si c’est d’exprimer votre désaccord, alors faites-le, mais soyez prêt à assumer les tensions qui pourraient en découler. Tout dépend de ce que vous souhaitez obtenir et des efforts que vous êtes prêt à investir pour y parvenir.»
Exprimer ses émotions pour mieux se comprendre entre générations
Si l’on choisit de prendre le risque d’exprimer son désaccord face à une opinion jugée déplacée, il existe des approches plus nuancées et efficaces que la confrontation directe pour éviter les tensions. Julien Lecomte, formateur en gestion de conflits, recommande ainsi d’aborder la personne en privé. «Lorsqu’une opinion est exprimée devant un groupe, comme lors d’un repas de famille, la contredire publiquement peut rapidement dégénérer en débat houleux. La personne, poussée par son ego ou l’envie de défendre sa position devant témoins, risque de s’enfermer dans ses arguments. En tête à tête, l’échange est souvent plus apaisé et constructif, sans la pression de jouer un rôle, ou de faire du « cinéma » devant un public.»
Bruno Humbeeck, lui, insiste sur l’importance de prendre en compte les émotions. Parce que, «contrairement aux opinions, elles sont universelles. Si une personne âgée exprime, par exemple, qu’elle a peur parce que tout va trop vite, considérer cette peur avant de lui répondre est essentiel.»
Julien Lecomte propose de son côté une méthode clé pour éviter les tensions: la « demande-émotion ». Elle consiste à partager son ressenti sans incriminer l’autre, puis à lui formuler une requête claire. Par exemple: «Quand tu fais des généralités devant tout le monde, ça me met mal à l’aise. Est-ce que tu pourrais plutôt évoquer des faits précis?» ou encore: «Ce que tu as dit m’a blessé. Pourrait-on éviter de parler politique à table la prochaine fois?» Si ce type de communication fonctionne, c’est parce qu’il repose sur l’empathie et les émotions. «Et sur ce point, conclut Julien Lecomte, on peut toujours se rejoindre.» Quel que soit l’écart de générations.
Par Eva Risko
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