Femmes
Les femmes désespérées de Wisteria Lane ont fait entrer dans les chaumières la charge mentale, le plafond de verre et toutes les formes de violence endurées par les femmes. © GETTY IMAGES

Quand les femmes ont les «beaux» rôles

Nicolas Bogaerts Journaliste

Voici 20 ans, Desperate Housewives débarquait sur les écrans. Entre-temps, MeToo a délivré la parole, et les personnages assignés aux actrices ont évolué.

Entre 2004 et 2012, la série créée par Marc Cherry a plongé dans un bain de comédie acide le désœuvrement des femmes au foyer des banlieues américaines. A sa manière, elle a fait entrer dans les chaumières la charge mentale, le plafond de verre ainsi que toutes les formes de violence symbolique ou réelle endurées par les femmes. Ainsi, Desperate Housewives fait partie de ces séries qui, chacune à leur manière, de Sex and the City à Ally McBeal en passant par Buffy contre les vampires, ont entrouvert la voie vers d’autres récits, d’autres voix, d’autres rôles plus audacieux et conformes au réel. Girls, Broad City, Somebody Somewhere, Big Little Lies, Fleabag, The Handmaid’s Tale, A League of Their Own ont en effet imposé d’autres modèles et tendu un miroir sur la condition réelle des femmes, leur rapport au couple, à la famille, à l’hétérosexualité normée.

Délivrées des injonctions

«J’ai grandi avec des personnages féminins dont la mission était de faire plaisir aux hommes, les valoriser, ou trouver l’amour.» Universitaire, essayiste et critique de séries, Iris Brey a popularisé auprès du public francophone la notion de male gaze, ce regard masculin et sexiste sur les femmes qui sous-tend la plupart des productions cinématographiques et télévisuelles. En corollaire, des rôles répondants à des injonctions plus ou moins explicites: femme trophée, femme soutien, femme psy, mère au foyer, etc. Dans son essai Le Regard féminin. Une révolution à l’écran (Points, 2021), elle pointe les biais tenaces des productions sérielles, tout en saluant «des séries et des films qui ont offert un regard plus juste sur les femmes».

En 20 ans, l’évolution est tangible. «C’est comme si, désormais, on pouvait se permettre de montrer à l’écran des choses plus réalistes ou souhaitables, analyse Marion Hallet, professeure invitée à l’UNamur, historienne du cinéma spécialisée dans les questions de représentations de genre et de pop culture. On voit désormais des femmes dont le rôle n’est pas uniquement celui d’éduquer les hommes, de les épauler, de les réconforter. Des femmes qui ne se contentent pas de montrer cette vulnérabilité et cette adaptabilité dont on a fait une facette exclusivement féminine.» La manière avec laquelle la série Roar a joué sur la dimension littérale des assignations, en mettant notamment en scène, lors d’un épisode, une «épouse trophée» qui vit, se nourrit et s’habille… sur une étagère, dit beaucoup sur le chemin parcouru, l’évolution de notre regard et de ce qui peut être montré.

Fleabag (2016) ou Feel Good (2020), notamment, ont ouvert la voie à une critique ouvertement désopilante des injonctions qui peuplent le quotidien des femmes, première étape avant de se libérer d’une charge mentale. Le défi est de parvenir à écrire des histoires et des personnages féminins qui existent hors du regard des hommes hétéros, encore largement majoritaires au sein des processus de décision, des postes de production, d’écriture et de réalisation. Mais la prise de conscience fait tâche d’huile et se matérialise à l’écran par une volonté de s’écarter du male gaze pour laisser les rôles féminins sculpter un autre regard, qui ne répond pas aux exigences plastiques: Natasha Lyonne dans Russian Doll, Jodie Foster dans la quatrième saison de True Detective, ou encore Tamara Lawrance dans la toute récente Get Millie Black ne sont pas filmées pour être désirées mais pour incarner leur quête individuelle ou leur professionnalisme.

Pour s’affirmer, les personnages féminins doivent souvent passer par une violence verbale, physique ou esthétique.

Travail et plafond de verre

Les habitantes de Wisteria Lane (le mythique clos de Desperate Housewifes) ont évolué dans une tension presque constante entre carrière et vie de famille, dépendance et indépendance financière. Des thèmes tournant autour de la relation au travail abordés de manière très éparse par les séries des années 1980 et 1990, mais depuis devenus centraux.

A côté de la problématique du travail non rémunéré abattu par les femmes au foyer (Mad Men, Roar, Candy), les exemples de femmes qui s’épanouissent en entreprise, ou y sont confrontées au plafond de verre, sont désormais au centre de séries tels que Industry, Borgen, The Good Wife ou The Morning Show. Dans Little Fires Everywhere, Reese Witherspoon voit sa carrière de journaliste stagner sous la double contrainte d’une vie de famille avec quatre enfants et d’un procès en illégitimité dans un environnement professionnel dominé par les hommes. Barbara Dupont, chercheuse en communication à l’UCLouvain, spécialiste de la question du genre et de la représentation des héroïnes dans les séries télé, confirme que «la grande dichotomie entre sphères publique et privée implique, pour des femmes, de grandes assignations. On l’a vu dans Borgen où la Première ministre du Danemark –Birgitte Nyborg– est renvoyée à cette double injonction, très commune, à être une femme qui réussit doublée d’une bonne mère. La série canadienne Working Moms montre, elle, des femmes qui travaillent, ont des enfants et s’en sortent moyennement. Ce n’est plus un manquement ou une performance, cela correspond juste à la réalité de quantité de femmes.» La série Maid, elle, a carrément exploré l’immense précarité à laquelle beaucoup de femmes sont encore confrontées, et qui ne trouvait jusqu’ici pas d’écho réaliste à l’écran.

Dans la galerie impressionnante de personnages féminins auxquels la productrice Shonda Rhimes a donné naissance, Grey’s Anatomy ou Scandal ont réussi, d’après l’universitaire Barbara Dupont, «à donner de la place à des expériences vécues comme problématiques par des femmes, sans les disqualifier» et tout en montrant un professionnalisme qui ne doit rien à personne. On en vient à souhaiter une normalisation du rapport au travail, délivré des injonctions habituelles. Ce qu’incarne plutôt bien Leslie Knope (Amy Poehler), la directrice adjointe de son département dans la très drôle Parks and Recreation: elle ne correspond ni aux stéréotypes de la femme déchirée entre vie de bureau et vie familiale (elle n’a pas d’enfant), ni à ceux de la boss qui doit emprunter aux formes d’autorités dites masculines pour s’imposer. Mais elle demeure un exemple encore rare.

Dans Borgen, Birgitte Nyborg, Première ministre du Danemark, est renvoyée à une double injonction: être une femme qui réussit doublée d’une bonne mère. © BELGAIMAGE

 

Identifier la violence

Pour s’affirmer, les personnages féminins doivent la plupart du temps passer par une violence verbale, physique ou esthétique.  Si certaines séries ont pris à bras le corps la dénonciation de cette situation, de I Love Dick à I May Destroy You, il reste beaucoup de travail à fournir pour déconstruire et identifier la violence qui se niche dans les recoins et les lieux communs de nos représentations. Desperate Housewives a eu sa part de responsabilité quand, dans la première saison, Gabrielle Solis (Eva Longoria) est aux prises avec un conjoint manipulateur, autoritaire, qui la contraint sous la violence à signer un contrat de mariage, ou détériore sa pilule contraceptive. Une situation entre deux personnages, l’un pervers, l’autre victime, qui aurait défrayé la chronique aujourd’hui, comme le viol conjugal auquel Bree (Marcia Cross) paraît se plier. Mais si notre regard a changé, il reste encore beaucoup de recoins où le poser pour identifier une problématique en réalité douloureuse et qui cause des ravages. Dans son essai Désirer la violence. Ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer (Hachette, 2024), Chloé Thibaud décèle ces comportements toxiques qui nourrissent les images du couple, des relations et de l’amour dans la pop culture. «J’entends souvent qu’il « ne faut pas juger les œuvres du passé avec nos yeux du présent », confie-t-elle. A travers mon travail, je ne défends pas la cancel culture, mais la context culture. Il me paraît indispensable de pouvoir s’autoriser à porter un regard critique sur ce qui nous a précédés, sans pour autant s’interdire de regarder ou écouter ces œuvres. Se rendre compte que des séries comme Sex and the City, Desperate Housewives ou même Friends et How I Met Your Mother ont « mal vieilli » en matière de sexisme, racisme, grossophobie, lgbtphobie n’empêche pas de saluer le fait qu’elles ont apporté beaucoup à leur époque.»

«Chaque série qui traite des violences apporte sa pierre à l’édifice.»

D’autres le font encore plus, telles Big Little Lies dont la première saison à été une expression littérale et bienvenue de «balance ton porc» et qui a donné à voir des personnages féminins résilients, qui luttent pied à pied. Selon la journaliste, «chaque série qui traite des violences apporte sa pierre à l’édifice. Unbelievable était une œuvre importante, tout comme Thirteen Reasons Why, I May Destroy You, Maid et côté francophone, Sambre. Il est très important que les productions culturelles représentent les diverses réalités des violences –psychologiques, économiques, physiques, sexuelles… mais aussi les violences faites aux hommes, aux enfants. Je me réjouis du succès de ces séries, car elles parviennent à créer du choc, de l’indignation, du dégoût. Malheureusement, on retrouve en parallèle de nouveaux titres qui défont tout ce travail, en témoigne le succès sur Netflix de 365 jours ou le film L’Amour ouf, qui cartonne actuellement en France. La culture des violences faites aux femmes a encore de sombres jours devant elle… »

Vive l’amitié

Les séries nous montrent aussi qu’il y a une vie possible hors du couple, de la famille et de la maternité, ces canons insubmersibles de la vie sociale. Susan, la mère célibataire de Desperate Housewives (Teri Hatcher) a parcouru du chemin pour accepter, d’une saison à l’autre, que l’autonomie et l’émancipation étaient à porter fièrement en bandoulière. Depuis, ce n’est presque plus un thème des séries. Pour certaines, c’est même devenu un acquis: l’heure est au choix. Pour Marion Hallet, les séries ont désormais la place et la liberté pour mettre en avant des relations d’amitié qui sont très importantes et fondatrices pour la vie des protagonistes: «Dans Broad City, Girls, Dairy Girls, Crazy Ex-Girlfriend, les relations amicales sont tout aussi structurantes que les relations amoureuses. Hacks construit même une amitié sur un gap générationnel entre une comédienne qui tente de relancer sa longue carrière et sa jeune plume.

«L’amitié peut suivre les mêmes vicissitudes qu’une relation amoureuse, poursuit Marion Hallet. D’un point de vue structurel, si l’amitié est au centre de l’intrigue, on doit passer par les mêmes tentions dans l’écriture qu’une relation romantique. Même si les enjeux paraissent différents. Aujourd’hui, on reconsidère, on redéfinit les relations importantes dans la vie d’une personne. Les études sociologiques qui soulignent cela se multiplient. On a peut-être trop misé sur l’amour romantique. L’amour d’une vie est peut être tout autant l’ami, ou les amis, que le partenaire romantique ou sexuel.»

Fini les rivalités stéréotypées entre les femmes? On aimerait le croire. Mais une chose est sûre: hors du besoin de l’approbation ou du regard des hommes, se configure la possibilité d’une sororité, un espace bienveillant d’expression et d’écoute, loin des crêpages de chignon dont la télé raffole encore trop. Dans le sillage de Girls ou Big Little Lies, Run the World et Betty ont montré la puissance régénératrice de cette sororité.

«Nous vivons une période de retour de bâton et nous payons le prix du mouvement MeToo.»

Défier les normes

Autant si ce n’est plus que le cinéma, une série est désormais un lieu d’expérimentation où, comme dans des tubes à essai, se combinent des éléments capables de donner vie à de nouvelles formes de personnages féminins, de nouvelles narrations sur des thématiques tout à fait originales ou étrennées auparavant. Le potentiel de diversité, capable d’embrasser celle du réel, est palpable. Le chemin parcouru en 20 ans a été considérable. Mais des obstacles restent à franchir. «La proportion de femmes aux postes d’écriture et de décision a un impact gigantesque sur la manière dont se construit un personnage et sa capacité ou non à challenger les normes en place», rappelle Barbara Dupont. De fait, les femmes restent minoritaires dans ces processus. Et ce, même si quelques pionnières sont sorties du lot: Lena Dunham (Girls), Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy), Phoebe Waller-Bridge (Fleabag), Issa Rae (Insecure), Laurie Nunn (Sex Education). «L’émergence de personnalités importantes donne l’impression, fausse, qu’elles sont de plus en plus nombreuses, poursuit la chercheuse. Or, les chiffres stagnent depuis dix ans: à peine un tiers de showrunners (NDLR: les responsables d’une fiction) sont des femmes.»

L’apparition et l’épanouissement de personnages affranchis des caractéristiques genrées, la prise à bras le corps de grandes thématiques telles que la violence, le couple toxique, comptent parmi les grandes innovations narratives insufflées par les séries. La manière dont le public les reçoit, est capable d’en percevoir et d’en comprendre les enjeux montre l’évolution de son regard, à la fois sur l’écran et sur le monde. D’une série à l’autre, d’un épisode à l’autre, d’un rôle à l’autre. L’effet MeToo s’est imprimé dans les récits, certes, mais la société ne progresse pas de manière uniforme et linéaire pour autant. C’est le constat de Chloé Thibaud, dont l’essai fera date dans notre manière de regarder et de voir, de questionner les objets culturels: «J’aimerais vivre dans un monde où je pourrais dire « oh, génial, grâce à ce film, les gens ont enfin compris que la violence n’était pas désirable et nous avons éradiqué la culture du viol. Mais nous ne vivons pas chez les Bisounours. Nous pouvons imaginer les héroïnes les plus indépendantes et badass qui soit, dézinguer le patriarcat sur nos écrans, la réalité reste celle-ci: les violences faites aux femmes ne diminuent pas. Ni dans mon pays, la France, ni dans le reste du monde. Au contraire, elles augmentent. Nous vivons une période de retour de bâton et nous payons le prix du mouvement MeToo. Bien sûr, c’est réjouissant de voir de plus en plus de productions qui valorisent les relations saines, notamment du côté des jeunes, mais ce qui l’est beaucoup moins, ce sont les chiffres! Les jeunes hommes sont nombreux à céder à l’appel des discours masculinistes… Pour mettre réellement fin à la culture du viol, nous avons besoin que nos gouvernements s’emparent concrètement du problème.»

Autres récits, autres voix


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Sam (Bridget Everett)

Choisir sa famille

Quarantenaire célibataire, endeuillée par la mort de sa sœur, Sam se reconstruit par la grâce d’une amitié atypique, forgée avec Joel, autre personnage atypique. La série Somebody Somewhere, bouleversante autant que réjouissante, montre toute l’importance de trouver une poche de résistance aux normes quand ces normes nous traquent. Appartenir à une famille, c’est parfois savoir la choisir, risquer de la perdre, et celle de Sam en est un des plus beaux exemples. La série tord aussi le cou au mythe de la méritocratie, à la dictature du rêve qui se transformerait en mensonge quand il ne se réalise pas. Grâce, tendresse, authenticité et dignité sont autant de remèdes apportés par Sam et son entourage. A elle revient le soin, hors du cercle délimité traditionnellement par la famille conventionnelle, de produire ce qu’on attend le plus de celle-ci: l’amour inconditionnel.

 


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Nicole Kidman/Reese Witherspoon

Femmes secrètes 

Avec Big Little Lies, A Perfect Couple, Expats ou The Undoing, Nicole Kidman semble s’être spécialisée dans les rôles de femmes qui, en gardant au creux de leur ventre un profond secret, projettent une aura mystérieuse, recluses dans leurs non-dits. Des femmes qui sauvent les apparences quand, à l’intérieur, leur monde est ravagé par le mensonge, la violence d’un partenaire, l’ennui, le sacrifice, au profit d’une vie choisie par l’époux. Sous le vernis qui craque, le besoin d’une vie à soi se fait criant et Nicole Kidman s’en est fait une spécialité, comme sa partenaire dans Big Little Lies, Reese Witherspoon, également attirée par des personnages habités de secrets. Dans Little Fires Everywhere, celui qui la ronge, et sa révélation, racontent toute la complexité du couple, de sa place et de ses représentations.

 


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Murphy Brown (Candice Bergen)

Working Girl

 Diffusée entre 1988 et 1998, Murphy Brown est une pionnière de la cause des femmes au travail et de leur indépendance. Durant dix saisons, Candice Bergen a incarné cette alcoolique repentie, célibataire, présentatrice de télé qui se cogne régulièrement contre le plafond de verre. Le personnage créé par Diane English a défrayé la chronique à plusieurs reprises par sa manière de déjouer les représentations des femmes au travail, de l’ambition, du désir, de l’autonomie, de la famille. En faisant de Murphy Brown la première mère célibataire par choix de l’histoire de la télé, la série a même secoué l’establishment politique américain, jusqu’à son sommet. Et ouvert la voie à d’autres images.

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