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Quand les convives ne se pointent pas: le «no-show», ou pourquoi tant de monde annule au dernier moment

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Depuis la pandémie, les invités ne s’embarrassent plus d’excuses pour se décommander au dernier moment, voire faire durer jusqu’au bout le suspense de leur éventuelle venue.

C’est un drôle de phénomène constaté jusque dans les sphères familiales et amicales et qui affecte davantage encore ces mois de juillet et août, ambiance estivale oblige. Des repas familiaux se préparent, des pots entre amis s’organisent, des sorties le soir se planifient. Avec souvent la même question : combien sera-t-on ?, qui viendra vraiment ?, quel taux de no-show (absence imprévue) faut-il prévoir ? Des casse-têtes qu’il faut désormais résoudre.

Des recherches récentes confirment la tendance à la hausse des individus à annuler leurs engagements sociaux et à le faire, bien souvent, au dernier moment. L’une d’elles, menée en février 2023 par l’université du Michigan, conclut, par exemple, que 80 % des personnes préfèrent l’honnêteté et la courtoisie lorsqu’un proche annule un rendez-vous. Et que plus le lien est fort entre les individus concernés, plus l’excuse est susceptible d’être bien acceptée.

J’accepte les invitations tous azimuts. Je les note progressivement dans mon smartphone. En les consultant, j’ai le sentiment de m’organiser des semaines bien remplies, donc intenses

Mehdi

Qu’est-ce qui a bien pu déclencher cette augmentation de no-show ? Entre les relations tissées hors ligne, les groupes WhatsApp, les recommandations d’amis et de suivis sur Facebook et Instagram et les propositions de contact sur LinkedIn, les réseaux se multiplient et, avec eux, s’ouvre une multitude d’occasions et d’événements. Séduits par cette abondance, convaincus qu’une vie riche et active se définit par un agenda très chargé, nombre d’individus sont emportés dans une frénésie de rendez-vous. Ce syndrome de cumul, qui infuse toutes les générations, est, selon Michael Stora, psychologue et psychanalyste, expert des mondes numériques, la conséquence d’un culte de la performance, d’une forme de pression, particulièrement prégnant dans la société. Accepter une foule de plans est une manière de répondre aux impératifs personnels et professionnels toujours plus nombreux.

Une boulimie que connaît bien Medhi, 34 ans, commercial aux yeux plus gros que le ventre. « J’accepte les invitations tous azimuts. Je les note progressivement dans mon smartphone. En les consultant, j’ai le sentiment de m’organiser des semaines bien remplies, donc intenses. » Il accepte les engagements d’autant plus facilement qu’il ne se sent pas engagé à grand-chose.

La flemme de sortir ? Une invitation plus attrayante ? Là où il fallait, hier, bafouiller des excuses alambiquées au téléphone, un SMS ou un WhatsApp, qui réclament moins de courage, suffisent aujourd’hui pour se désinviter à tout moment et ce, sans même à avoir à parler à son interlocuteur. A présent, la honte sociale ne consisterait plus à manquer à sa parole, mais à se faire planter sous le regard des autres, comme au temps des téléphones fixes. Pour épargner cela à ses rancards, Gaëlle, 41 ans, avocate, se ravise d’un message laconique via WhatsApp une petite heure avant le rendez-vous, pour s’assurer que la personne qu’elle devait voir n’est pas encore partie. La quadragénaire, quand même un peu gênée par sa combine, admet qu’elle a un caractère impulsif, elle y travaille : s’il y a deux jours encore, elle a décommandé deux amies – elle avait oublié l’anniversaire de sa mère –, elle a prévenu cinq heures à l’avance. Une prouesse.

Le Covid surclasse toujours toutes les excuses

De « je t’ai envoyé un texto, tu ne l’as pas reçu ? J’ai dû l’envoyer à un autre destinataire alors… » à « Peux pas venir, vélo volé, suis chez les flics », chacun a son excuse en carton de dernière minute. En période de vague comme de reflux épidémique, l’alibi du Covid surclasse toujours tous les autres. Même si les hôtes doutent de ces contaminations à deux heures de l’apéro, l’époque oblige à fermer les yeux et à répondre « Soigne-toi bien ». Le niveau de l’excuse a cependant baissé. A un dîner très smart avec entrée sur réservation nominative, à Bruxelles, Valérie, chargée des relations presse, a vu huit absents sur sa vingtaine d’invités. « Certains ne s’efforcent même plus de mentir ”, raconte la RP, qui note la popularité croissante d’une excuse d’une simplicité confondante : « J’ai complètement oublié et j’ai pris d’autres engagements… »

Autre technique : réserver sa réponse. Désormais, quand ils sont conviés quelque part, certains ne confirment pas clairement afin de garder toutes les options ouvertes. Ils se contentent de promettre un « je vais essayer de venir ». Ceux qui ont accepté trois invitations le même soir savent qu’ils n’iront qu’à deux, mais pas encore forcément auxquelles (ni peut-être avec qui).

Le portable offre l’illusion qu’on peut accepter toutes les sollicitations, ou presque, puisqu’on filera d’un dîner à une fête en négociant à coups de rapides SMS

L’insatisfaction et le besoin de remplir son agenda n’ont pas attendu le smartphone, mais il est devenu un puissant moyen de gestion des opportunités sociales. Les chercheurs en sociologie, dont Richard Ling et Brigitte Yttri, auteurs de plusieurs enquêtes sur l’impact de la téléphonie mobile, décrivent ce phénomène sous le nom de « microcoordination ». De « je suis en route, commencez sans moi » à « je ne vais pas pouvoir venir, je suis coincé… », le portable offre l’illusion qu’on peut accepter toutes les sollicitations, ou presque, puisqu’on filera d’un dîner à une fête en négociant à coups de rapides SMS. Et la grossièreté de celui qui se défausse par texto au moment même où il est attendu cache la vraie aigreur de l’hôte : l’impression de n’avoir été qu’une possibilité, de devoir se vendre pour qu’on préfère son dîner plutôt qu’un autre.

Les technologies rendent également très confiant quant à la gestion de son calendrier. Comme durant le temps libre, et où que l’on soit, on pratique le microworking – des courtes séances de travail dans les interstices du quotidien –, on s’imagine qu’on peut mener de front de plus en plus de tâches, être plus souple que son agenda.

Le no-show, un jeu de dominos

Tout se reporte, tout s’annule. Et tout plutôt qu’un non qui fermerait l’option. Si beaucoup s’imposent de passer une tête d’un dîner ou d’une fête à l’autre, c’est pour être sûr de ne rien rater. Dernier symptôme en date d’un concept forgé au début des années 2000 : le « Fomo », pour fear of missing out, ou peur de passer à côté de quelque chose. « Il n’y a rien de pire pour moi que de n’avoir rien planifié le week-end, souligne Medhi. Si, en dernière minute, une alternative plus séduisante se présente en temps réel, je bouleverse mes projets. »

Aujourd’hui, on ne se sent plus obligé. On n’a pas envie, on ne se force pas

Mehdi

Voilà comment les soirées peuvent ressembler à un jeu de dominos. Tous les cercles sont affectés, y compris les plus intimes. La présence ou non du compagnon ou du cousin se découvre sur place. A un déjeuner de famille, deux neveux sont venus non accompagnés de leur femme, raconte Valérie. « Elle a peut-être trop forcé sur le yoga hier et souffre d’une élongation musculaire », a dit l’un des maris. Il arrive même qu’on ne cherche pas à trouver une excuse. Medhi, lui, se souvient d’une soirée familiale où plusieurs sont venus sans leur partenaire. « Aujourd’hui, on ne se sent plus obligé. On n’a pas envie, on ne se force pas. »

Face à cette hausse de no-show, certains ont désormais leurs astuces : un message WhatsApp deux jours avant sous prétexte de savoir qui mange végé ou pour signaler les travaux dans le quartier… afin de recueillir quelques désistements. Et de feindre d’être navrés : « Surtout, prends soin de toi ! »

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