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«Pute», «chienne», «salope»: pourquoi les filles s’envoient des injures

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Avoir l’air adulte, éprouver le lien amical, mettre à distance le stigmate… Les insultes entre adolescentes ont plusieurs usages. Décryptage.

Voilà un solide cliché, une idée reçue bien ancrée: les garçons insulteraient davantage que les filles. Or, quel que soit le milieu social, les adolescentes s’interpellent avec des «pute», «putain», «chienne», «salope», «pétasse» –le noyau dur de leurs insultes récurrentes– comme s’il s’agissait de mots doux à l’instar d’une maman appelant son enfant «mon poussin». «Cc petite pute! Dis-moi pr le kdo de Mila gpensé a un sac jvoulai savoir ske ten pense. Bsxxx.» Réponse: «Oki ma petite bitch.» Si les deux jeunes filles, Louise et Audrey, un peu plus de 18 ans, ne s’en formalisent pas, c’est qu’elles sont amies. «Ça n’a rien d’agressif. Au contraire, c’est un signe d’affection. Rien à voir avec les insultes dans les transports, par exemple», tempère Louise. Les adolescentes s’adorent et, par conséquent, s’insultent tendrement.

«Adresser à quelqu’un des mots diffamants sans craindre la riposte est une façon d’éprouver le lien amical et sa réciprocité», souligne Isabelle Clair, sociologue et directrice de recherche au CNRS, autrice, entre autres, de Les Choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes (Seuil, 2023). De la plaisanterie, de la complicité, et un usage qui a cours au sein d’une bande de gars. On le sait et on le tolère, plus ou moins. Mais lorsque ces mêmes grossièretés sont prononcées dans la bouche de filles, sur le ton de la rigolade complice, cela étonne, voire dérange. «Il semble difficilement pensable que les insultes entre filles puissent être du jeu. Elles sont considérées uniquement comme des victimes passives du sexisme ambiant et elles réutiliseraient les injures sexistes qu’elles ont pu entendre ici ou là parce qu’elles se font dominer, observe la sociologue. Il existe une difficulté à penser la violence, ici verbale, des filles ainsi qu’une difficulté à envisager les filles et les femmes autrement que comme des « rivales ».»

Un moyen habile d’évoquer la sexualité

Or, l’insulte sexiste, ce n’est pas que ça. Ce n’est pas que l’intériorisation de la violence sexiste et ça ne sert pas qu’à faire mal. En réalité, elle a diverses fonctions. D’abord, elle est une tactique de résistance collective face à la domination et permet de s’inscrire dans un groupe, de «faire œuvre de communauté» et de marquer le fossé générationnel, selon Isabelle Clair. Parler salement, et parler salement de soi, c’est «dévaluer ce qui est hautement valorisé» par l’institution scolaire, les professeurs, les adultes. Dégradant les dominants, l’injure bouscule alors les ordres hiérarchiques. Car utiliser le langage obscène, c’est se grandir. «Les jeunes filles défient le rapport d’âge qui leur intime de ne pas entrer en sexualité « trop tôt »: en accédant au langage sexuel obscène, elles se font « grandes » et s’en délectent», détaille la chercheuse. Les plus jeunes, autour de 14 ou 15 ans, seraient ainsi plus nombreuses que leurs aînées à mettre en avant cet argument: utiliser les termes grossiers pour signaler qu’elles ne se considèrent plus comme des enfants, des «petites filles».

C’est donc aussi choquer les adultes, qui répriment ces mots orduriers, dans une forme de jubilation, car les éclats de rire, la surenchère accompagnent les injures. D’autant que le rire demeure une des normes juvéniles capitales. Il faut rire, en effet, pour prouver qu’on «profite de sa jeunesse», le rire étant un signe d’appartenance à cet âge de la vie conçu comme un sursis déchargé des contraintes pesant sur les âges adultes.

Recourir à l’insulte, c’est encore parler, parfois crûment, de sexualité. De la sienne et de celle des autres. Pour celles qui n’ont pas encore l’âge de coucher, elle permet, ici aussi, de se grandir, de faire «comme si». Pour les autres, qui vivent leurs premières expériences de la sexualité, elles entrent sous le radar du jugement sexuel. «Tout ce qu’elles peuvent dire de sexuel, fait d’elles des êtres sexuels, ajoute Isabelle Clair. Ces filles peuvent difficilement dire la sexualité, alors qu’on attend d’un garçon qu’il soit capable d’en parler de façon désinvolte. Ce qui est une autre injonction.» L’insulte pour les filles permet ainsi d’exprimer ce qui n’a pas le droit d’être prononcé sans trop s’exposer. «Le rire masque la gêne, feint la désinvolture et permet d’afficher un plaisir licite parce que ne relevant que du discours.»

Les adolescentes s’adorent et, par conséquent, s’insultent tendrement.

Une espèce de stratégie

Mais les insultes sexistes entre filles s’emploient dans un contexte bien particulier. En effet, au contraire de la figure du «pédé», stigmate individuel susceptible de s’abattre sur tout garçon qui n’est pas à la hauteur de son sexe, le stigmate de la «pute» est collectif, écrit Isabelle Clair. Il vise potentiellement toutes les femmes et chaque jeune fille, individuellement, doit s’en démarquer. Par conséquent, injurier, c’est essayer de se différencier. En insultant de «salope», de «chienne», de «vraie putain» d’autre filles n’appartenant pas à leur bande de copines, les adolescentes jettent l’opprobre sur l’autre et s’en mettent ainsi à distance, à l’abri. S’ériger en juge est en quelque sorte une stratégie, une arme pour contrer le discrédit qui pèse sur leur sexe. Mais il faut avoir certains «atouts» pour le faire avec succès. La sociologue parle de «ressources statutaires» qui exposent les adolescentes diversement à l’insulte. En clair, celles qui se trouvent davantage à la merci de l’injure sont des filles qui n’ont pas dans leur entourage proche un homme respectable, pas de grand frère dans les cités, de petit copain en milieu rural, pas de père partout, c’est-à-dire les filles de femmes dites «seules». Elles sont plus facilement stigmatisées, risquent plus de voir leur réputation remise en question. «Elles ne sont pas appropriées par un homme dans un lien privé et, partant, elles appartiennent à tous. Dans les classes populaires, c’est dit crûment; dans la bourgeoisie, en des termes plus choisis.»

Enfin, ce langage injurieux de complicité entre filles expriment les doutes sur soi. Isabelle Clair décrit ainsi comment les adolescentes sont portées à nourrir des soupçons sur elles-mêmes. L’expérience du plaisir ne prouve-t-elle pas qu’elles sont naturellement immorales? A cet âge, le plaisir sexuel est suspect et ces jeunes filles, en permanence, se sentent jugées, par leurs parents notamment. A tel point qu’elles se soupçonnent elles-mêmes de ne pas être vertueuses.

Du «girl power»

Interrogées, Louise et Audrey donnent presque aux mots orduriers une connotation positive, une sorte de «girl power». D’ailleurs, elles ne comprennent pas les réactions outragées de leurs parents ou des féministes. «Pourquoi ce vocabulaire serait réservé aux mecs?», se demande Louise. Elle et sa bande d’amies parlent ouvertement de leur sexualité et passent le message que si ça dérange, tant pis. Et répondent, comme en miroir, qu’elles s’en moquent si on les juge comme des «bitch». Souvent, par bravade, les jeunes filles le revendiquent elles-mêmes.

Il s’agit ici de ce qu’on appelle en sociologie «le retournement de stigmate», ou comment s’approprier une insulte, la revendiquer et en faire le moteur du refus de la honte de soi. Est-ce la même logique qui anime les adolescentes?

Difficile à dire. Certes, elles affirment leur souhait de retourner le stigmate, d’intégrer des mots qui viennent de l’offenseur pour affaiblir sa puissance et qu’il fasse moins mal. Or, pour que son usage soit changé, il faut que la communauté visée accepte collectivement la «resignification» et l’utilise dans ses objets culturels. De fait, on ne retourne pas un stigmate seule dans son coin. Est-ce efficace? Ces jeunes filles ont envie d’y croire. Si certaines le brandissent fièrement, d’autres, au contraire, le refusent catégoriquement. Preuve que le stigmate est toujours vivace et perçu comme violent. Ainsi, pour les linguistes, rien d’anodin si la réappropriation de ce lexique par les jeunes femmes passe par l’utilisation du mot anglais bitch, moins explicite que le mot français, car dans une autre langue.

Une stratégie pour en baver moins et une forme de militantisme, donc. Déjà, dans les années 1970, le mot «salope» est utilisé dans les luttes féministes françaises, quand Simone de Beauvoir et de nombreuses autres signent le «Manifeste des 343 salopes», une pétition de femmes déclarant publiquement s’être fait avorter malgré l’interdiction de cette pratique et demandant sa législation. Plus récemment, cette solidarité féminine s’exprime autour des «marches de salopes» (slutwalks)organisées pour manifester contre les violences sexistes et sexuelles. Depuis la première à Toronto, en 2011, l’événement s’est internationalisé et étendu à l’Europe.

Les insultes sexistes pour parler à ses amies, Audrey le fait aussi pour «dédramatiser». C’est-à-dire? «En fait, mon ex m’a traitée de « pute » sur les réseaux sociaux, auprès de copains, de camarades. J’ai choisi d’en rigoler aujourd’hui avec mes amies. Je comprends que ça puisse choquer, mais en faisant cela, ce qui m’a fait du mal ne m’atteint plus.»

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