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Pourquoi un simple ‘vu’ peut-il tant troubler? Quand l’absence de réponse aux messages «réveille nos insécurités»

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

L’absence de réponse (temporaire ou définitive) sur les messageries instantanées peut engendrer frustration et remise en question. Une intolérance au «vu» renforcée par l’ambiguïté des codes numériques et une dépendance croissante à l’immédiateté.

Deux petits «V» bleus. Une bulle transparente soudainement grisée. Une flèche pleine qui devient creuse. La sentence varie selon les canaux de communication, mais reste chargée de la même signification: le message a été lu, mais n’a pas mérité une réponse. Oubli? Manque de temps? «Niage» intentionnel? La machine à suranalyser se met alors en route, et le cerveau se perd parfois en mille conjectures. «Quand on me « lâche un vu », je me fais souvent plein de films dans la tête, avoue Charlotte (1), férue utilisatrice de messageries instantanées. Mon interlocuteur est-il occupé? Qu’a-t-il mieux à faire que de me répondre? Ça génère beaucoup de questionnements.»

Généralement, l’absence de retour implique une remise en question, parfois couplée à un sentiment de rejet. «Ça m’arrive de perdre confiance en moi, concède la trentenaire. Je me demande si j’ai fait quelque chose de mal, si j’ai envoyé un message inintéressant, ou au mauvais moment.» Ces émotions négatives liées au «vu» ont été documentées par Malene Rydahl, consultante en bien-être et performance, dans son ouvrage Je te réponds… Moi non plus (Flammarion, 2020).«La non-réponse est généralement associée à une forme de désamour ou de dévalorisation, qui réveille nos insécurités, analyse l’autrice. Ces croyances négatives latentes (« je ne suis pas assez bien, on ne me considère pas ») vont être exacerbées par cette absence de retour et faire ressortir les plus mauvaises versions de nous-mêmes.»

Flou et ambiguïté

Pourtant, à l’origine, ce fameux «vu» ou «lu» a été pensé par les concepteurs des différentes applications à seul but descriptif, rappelle Yosra Ghliss, linguiste et maîtresse de conférences à l’Université de Picardie. «L’idée était de montrer que l’interface était performante et qu’elle fournissait toutes les données nécessaires à l’échange numérique, estime la linguiste. Mais ces signaux originellement informatifs ont gagné une fonction sociale qui leur échappe. Ils sont devenus des objets chargés d’affect et d’attente, parfois même des enjeux de blessure interactionnelle.»

Si les «vu» sont fréquents, c’est à cause de l’absence de normes et de cadre qui prévaut dans la jungle des réseaux sociaux. «Dans la vie réelle, les interactions sociales sont régies par la théorie de la politesse de Brown & Levinson, contextualise Yosra Ghliss. Les interlocuteurs sont tenus de « préserver la face de l’autre », en répondant (positivement ou non) à leur sollicitation.» Or, les interactions numériques ne sont pas soumises aux mêmes règles. Chacun a ses propres codes, favorisant les malentendus. «Tout comme les émojis, qui sont soumis à l’interprétation de chaque interlocuteur, la signification d’un « vu » n’est pas explicite, souligne Louise-Amélie Cougnon, docteure en linguistique à l’UCLouvain et logisticienne de recherche au MiiL (Media Innovation & Intelligibility Lab). Quand une personne nous nie dans la rue, il est déjà difficile de savoir si elle l’a fait exprès ou si elle était juste distraite. Mais sur les réseaux sociaux, cette ambiguïté est encore amplifiée. Il est difficile de conclure l’intention (s’il y en a une) qui se dégage de cette absence de réponse.»

«Tout comme les emojis, qui sont soumis à l’interprétation de chaque interlocuteur, la signification d’un “vu” n’est pas explicite.»

Selon les recherches menées par Malene Rydahl, le «vu» ne serait intentionnel que dans 10% des interactions. L’oubli, le manque de temps et la surcharge numérique restent les raisons majoritairement évoquées pour justifier une non-réponse. Mais un «vu» intentionnel n’est pas systématiquement négatif, rappelle Louise-Amélie Cougnon. «Il peut simplement signifier que l’interlocuteur veut prendre le temps de répondre de manière complète et réfléchie, ou ne pas livrer une réponse impulsée par la colère ou l’émotion. Cela peut être un « atténuateur ». Pourtant, les utilisateurs vont généralement les interpréter comme un Face-Threatening Act (FTA), à savoir un acte menaçant qui déroge à cette fameuse théorie de la politesse.»

Une tolérance variable

Généralement, l’interprétation du «vu» varie selon la nature de la relation. Plus les termes du lien sont flous, plus il va transmettre d’émotions négatives. «Si je flirte avec un homme et qu’il lit mes messages sans répondre, ça suscite plein de questions, illustre Charlotte. Je me demande s’il est véritablement intéressé par moi, s’il a envie d’aller plus loin. Ce n’est pas très engageant. Alors que si ma meilleure amie me laisse en vu, je sais qu’elle est juste occupée et je ne m’inquiète pas outre-mesure.»

La réaction au «vu» sera également fonction des habitudes de consommation numériques du locuteur, mais également de l’interlocuteur. «Vous allez être davantage déçu du silence de la part de votre soeur ultra-connectée que de votre mamie qui prend généralement deux jours à répondre, illustre Louise-Amélie Cougnon. Mais votre tolérance dépendra aussi de ce que vous considérez vous-même comme un délai acceptable de réponse.» Là encore, les réseaux sociaux n’ont pas établi de cadre clair. L’utilisateur navigue dans une sorte de zone grise, où chacun fixe ses propres limites. Selon une étude menée par Malene Rydahl dans le cadre de son ouvrage, les utilisateurs considèrent comme une «non-réponse définitive» un message laissé en vu pendant trois heures en moyenne. «Cela en dit long sur la dépendance à l’immédiateté», note l’autrice.

Selon Juliette Hazart, médecin addictologue, conférencière et autrice de Mon ado est accro aux réseaux sociaux (De Boeck Supérieur, 2024), cette intolérance au vu est renforcée par les mécanismes à l’œuvre sur les réseaux sociaux, à commencer par le système de récompense, d’ordinaire activé lors de l’alimentation et du plaisir sexuel. «Les réseaux sociaux, tout comme les drogues, détournent à leur propre profit ce système de récompense, ce qui peut parfois conduire à une addiction. Dans le cas des interactions sur les réseaux sociaux, les récompenses sont imprévisibles: ai-je reçu un like ou un commentaire? Mon message a-t-il été lu? Tout ça crée une excitation qui incite à revenir

Surveillance digitale mutuelle

Une expérience régulièrement vécue par Charlotte. «Ça m’arrive parfois de retourner dix fois sur une conversation pour voir si le message a été lu ou si la personne a été en ligne.» D’autant qu’avec la myriade de plateformes numériques qui existent aujourd’hui, la tentation est grande de tomber dans la «surveillance digitale mutuelle», soit d’aller espionner l’autre sur un autre canal. «Alors que par le passé, on communiquait uniquement par texto, on se retrouve aujourd’hui noyé dans un écosystème digital aux innombrables métadonnées, observe Yosra Ghliss. Cette surabondance de traces numériques engendre un phénomène de surinterprétation des comportements, qui peut mener à des états de fragilité relationnelle.» Et qui peut également pousser à la dépendance, met en garde Juliette Hazart. «Les personnes qui sont dans un état de vulnérabilité, en raison d’une faible estime de soi ou de problèmes psychologiques existants seront d’autant plus susceptibles de développer une addiction.»

Une inclination à l’addiction sur laquelle capitalisent sciemment les applications. «Les réseaux sociaux misent sur les comportements impulsifs pour assurer leur survie, rappelle Louise-Amélie Cougnon. Ils ont développé toute une stratégie pour attirer continuellement les utilisateurs sur les fils d’actualité ou les messageries, et la fonctionnalité du « vu » ou du statut « en ligne » fait partie de leur méthode.» Pas surprenant, donc, que l’application de rencontre Tinder ait rendu payante l’option des accusés de réception ou que certains smartphones aient récemment développé des reçus de lecture pour les simples SMS.

Juliette Hazart appelle toutefois à ne pas tomber dans la technophobie. Et rappelle que la majorité des utilisateurs associent les réseaux sociaux à des ressentis positifs et agréables. D’autant que la plupart des applications proposent aujourd’hui l’option de refuser les confirmations de lecture. «Mon ex avait désactivé cette fonctionnalité, se souvient Charlotte. J’étais beaucoup plus sereine et j’avais une charge mentale en moins, car j’étais moins dans l’attente. Si tout le monde désactivait cette option, je pense que nos échanges digitaux deviendraient beaucoup plus sains.»

(1) Prénom d’emprunt

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