Le député Adrien Quattenens, condamné pour violences conjugales, et son patron Jean-Luc Mélenchon, critiqué pour l’avoir soutenu. © getty images

Pourquoi MeToo n’a pas encore assez changé les hommes politiques en France

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Malgré MeToo, le monde politique reste marqué par les violences sexistes et sexuelles. «Certains n’ont toujours pas compris que l’époque a évolué».

Affaire Quatennens (du nom du député de La France insoumise condamné, le 13 décembre 2022, à quatre mois de prison avec sursis pour violences conjugales), affaire Abad (le ministre «démissionné», le 4 juillet 2022, après avoir été accusé d’agressions sexuelles par quatre femmes), affaire Hulot (l’ancien animateur de télé et ex-ministre contraint de se retirer de la vie publique, en novembre 2021, après des accusations d’agressions sexuelles et de viols, classées sans suite en raison de la prescription)...: grâce à MeToo, la parole des femmes s’est libérée et l’impunité a reculé, malgré MeToo, les cas de violences sexistes et sexuelles persistent, singulièrement dans le monde politique. Pourquoi?

Les traditions sexistes sont beaucoup plus ancrées au niveau local que national.

Marie-Christine Tabet, directrice adjointe des rédactions du quotidien Le Parisien, et Christophe Dubois, journaliste au magazine Sept à huit sur TF1, publient Sexus diabolicus (1), une enquête approfondie sur ces agressions persistantes et la manière dont elles sont désormais dénoncées. Christophe Dubois, qui avait écrit Sexus politicus (Albin Michel) en 2006 avec Christophe Deloire, une plongée dans les alcôves du pouvoir, analyse l’évolution du comportement des politiques dans ce domaine.

Ministre des Solidarités, Damien Abad est «démissionné» après des accusations d’agressions sexuelles. Une réaction trop tardive?
Ministre des Solidarités, Damien Abad est «démissionné» après des accusations d’agressions sexuelles. Une réaction trop tardive? © belgaimage

A la lecture de votre livre et au regard des affaires de violences sexistes ou sexuelles observées ces derniers mois, on a le sentiment que la révolution MeToo n’a pas beaucoup changé le comportement des hommes politiques. Est-ce votre sentiment?

C’est ce que raconte notre enquête. En 2017, éclate la vague MeToo, phénoménale, perceptible d’abord dans le monde du cinéma. Elle mettra du temps à atteindre le milieu politique, du moins en France. Pourquoi? Parce qu’il y a des résistances et parce que parler, pour une femme, est encore plus compliqué en politique, en raison de la peur d’entacher l’image du parti, de la peur, pour certaines, de voir leur carrière brisée, etc. Donc, tout a changé, et rien n’a changé. Les hommes politiques ont compris que ce qui était «permis» il y a trois ou quatre ans ne l’est plus aujourd’hui. Ils sont plus prudents. Mais cela n’empêche pas toutes les violences. Il y a celles dont on a entendu parler, qui ont donné lieu à des démissions, et d’autres qui sont passées sous les radars, parce qu’elles concernent des politiques inconnus. En février, une enquête pour agression sexuelle a été ouverte contre un conseiller régional du Grand Est. Effectivement, des cas de violences subsistent dans le monde politique. Ce qui a bien changé, en revanche, c’est la libération de la parole des femmes. Une barrière a sauté. Malheureusement, dans certains cas, les faits sont anciens, et la prescription prévaut. D’ailleurs, cela peut expliquer que les féministes se soient saisies d’autres moyens que la justice pour faire valoir leur cause, notamment les réseaux sociaux.

Vous expliquez qu’il est encore plus difficile de dénoncer des agressions pour une femme qui pratique la politique à un niveau régional ou local…

Oui. Un sondage très récent du réseau féministe Elues locales a révélé que plus de 70% des femmes interrogées disent avoir été victimes, dans le cadre de leurs activités, d’injures sexistes, de violences psychologiques ou physiques. On mesure là qu’il ne s’agit pas d’un phénomène marginal. Mais on parle beaucoup moins des agressions à cet échelon de la représentation politique. Il est d’autant plus un terrain de sexisme qu’avec les lois sur la parité, beaucoup plus de femmes se sont engagées en politique. Or, elles rencontrent encore des difficultés à occuper les mêmes fonctions et à disposer des mêmes pouvoirs que les hommes. Les traditions sexistes sont beaucoup plus ancrées aujourd’hui au niveau local qu’au niveau national.

Ancien ministre, Nicolas Hulot s’est retiré de la vie publique après des révélations d’agressions sexuelles.
Ancien ministre, Nicolas Hulot s’est retiré de la vie publique après des révélations d’agressions sexuelles. © getty images

Comment expliquer que Damien Abad a pu être nommé ministre alors que l’Elysée avait été informé des accusations de violences sexuelles portées contre lui?

Cela montre que certains dirigeants politiques n’ont toujours pas saisi que l’époque a évolué. Damien Abad lui-même avait informé la présidence de la République mais, vraisemblablement, en indiquant qu’il s’agissait de vieilles affaires classées sans suite et que cela n’irait pas plus loin. Mais les temps ont changé. L’activisme des collectifs féministes et le dépôt d’une plainte d’une élue, qui a déclenché une enquête préliminaire, ont fait que le ministre des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées a dû démissionner. La plaignante a expliqué qu’elle avait informé de ces faits son entourage politique dix ans auparavant et qu’on lui avait demandé d’oublier…

Du point de vue des néoféministes, Emmanuel Macron a raté son rendez-vous avec le mouvement MeToo.» Christophe Dubois, coauteur de Sexus diabolicus.

Au regard du soutien qu’Emmanuel Macron a apporté tout un temps à Nicolas Hulot ou à Damien Abad, le classeriez-vous dans la catégorie des personnes qui n’ont pas saisi que l’époque a changé?

Du point de vue des néoféministes, il a raté son rendez-vous avec le mouvement MeToo. Il a plutôt soutenu les membres de son gouvernement mis en cause dans ce type d’affaires. Par légalisme. C’est un point de rupture entre deux mondes. L’ancien, où il faut qu’il y ait une enquête judiciaire et une condamnation pour clore le débat sur l’opportunité de se séparer d’une personne. Et le monde des néoféministes, qui est complètement frustré par la manière dont la justice fonctionne sur ces dossiers. Le reproche n’est pas illégitime: moins d’un pour cent des affaires de viol aboutit à une condamnation devant une cour d’assises.

Quand les campagnes de dénonciation sur les réseaux sociaux tendent à se substituer à la justice, des dérapages sont possibles. Ces «dommages collatéraux» pourraient-ils être évités?

Il faut voir d’où vient ce mouvement. Il émane de femmes jeunes, entre 20 et 40 ans, qui ont la rage au cœur. Elles mènent un combat qui consiste à rétablir la justice après deux mille ans de parole non écoutée. De leur point de vue, il justifie des mises en cause assez brutales, parfois totalement anonyme, ce qui pose évidemment problème. Mais le dommage collatéral est totalement assumé.

Les organes mis en place au sein des partis, à l’instar de la «cellule d’enquête et de sanction sur le harcèlement et les violences sexistes et sexuelles» d’Europe Ecologie Les Verts (EELV), sont-ils efficaces?

La création de ces cellules part d’une bonne intention. Le parti le plus en pointe en France est EELV, qui est incontestablement une formation féministe qui porte ces valeurs. Mais on doit bien constater que ces cellules d’enquête interne sont dysfonctionnelles. Deux exemples. Lorsque l’élu mis en cause est un dirigeant du parti, la neutralité de l’enquête peut être mise en question. Quand des faits graves sont signalés, forcer l’élu à faire un pas de côté sans saisir la justice pose aussi problème. Ces cellules sont perfectibles. Sont-elles utiles? Marginalement, leur existence permet de faire remonter certains témoignages. Beaucoup de féministes nous ont cependant affirmé ne pas avoir confiance dans ces structures et douter de la neutralité des personnes auxquelles elles étaient amenées à se confier. L’une des pistes de solution serait de confier ces signalements internes à des cellules rattachées au parti mais totalement indépendantes.

Pourquoi le leader de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, ne convainc-t-il pas alors que sa formation, elle aussi, est censée être en pointe sur cette question?

Jean-Luc Mélenchon est dans le vieux modèle. Pourtant, à travers lui, La France insoumise avait connu un succès assez phénoménal auprès des jeunes et des femmes lors de la campagne présidentielle de 2017. Elle était considérée comme très féministe. Mais cela n’a pas résisté à l’épreuve des faits. Jean-Luc Mélenchon a défendu à bout de bras Adrien Quattenens, son «fils sprirituel». Il a montré de la sorte qu’il n’avait pas complètement intégré le logiciel féministe. Au point de porter durablement préjudice à LFI. De nombreux jeunes ont quitté le mouvement à la suite de cette affaire.

Vous décrivez le rôle de personnalités comme Caroline De Haas ou Sandrine Rousseau dans ce combat néoféministe. Est-il important?

Caroline De Haas joue un rôle pivot dans ce combat. Elle est destinataire de beaucoup de témoignages. Elle opère un tri dans ceux-ci, et les relaie dans les médias. Elle travaille très étroitement avec les responsables politiques féministes. Elle a donc une force de frappe considérable. Sandrine Rousseau, c’est la figure à l’échelon politique. Elle prend régulièrement la parole sur ce thème. Cela fut le cas avec le dossier de Julien Bayou (NDLR: secrétaire national d’Europe Ecologie Les Verts, il quitte sa fonction en septembre 2022 après la révélation de violences psychologiques présumées contre sa compagne) qui, en l’occurrence, était un de ses opposants au sein d’EELV.

Christophe Dubois
Christophe Dubois © National

Que Caroline De Haas soit, en même temps, à la tête d’une société qui dispense des formations contre les violences sexistes et sexuelles est-il de nature à poser question?

On ne peut pas douter de la sincérité de l’engagement féministe de Caroline De Haas. Il y a plusieurs années qu’elle porte ce combat. Force est néanmoins de constater qu’il y a plus de quinze ans, elle a travaillé dans un cabinet ministériel ayant fait voter la mise en place de formations de ce type et qu’elle a créé sa société peu de temps après. Cela étant, son entreprise n’est pas non plus une «machine à cash», semble-t-il. Mais sur le plan du principe, il y a tout de même un écueil.

Le féminisme dans le style de la philosophe Elisabeth Badinter a-t-il été supplanté par le néoféminisme?

En tout cas, le féminisme «à la Badinter», plus classique, plus universaliste, n’est pas celui que l’on entend le plus aujourd’hui. Le nouveau féminisme, plus identitaire, plus outrancier, est celui qui, désormais, fait bouger les lignes. Il a une maîtrise parfaite des outils modernes, notamment les réseaux sociaux utilisés pour des campagnes très organisées. Dans la perception du public, c’est ce féminisme-là qui fait évoluer les choses, y compris sur le plan judiciaire. On observe que la justice au plus haut niveau tend de plus en plus à considérer la liberté d’expression dans une dimension très élargie qui, quelque part, tolère l’approximation au nom de l’intérêt général, à savoir la libération de la parole des femmes sur les violences sexistes et sexuelles. L’équilibre à trouver aujourd’hui est celui entre la liberté d’expression et le respect des personnes.

Une nouvelle jurisprudence pourrait-elle s’instaurer concernant les ministres ou les parlementaires accusés de violences?

La question est de savoir où on met le curseur. Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE), un organisme officiel en France qui dépend du Premier ministre, a proposé de mettre en place une Haute Autorité de l’observation du sexisme en France, qui serait un peu sur le modèle de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui examine le patrimoine des élus, leur déclaration fiscale, etc. L’idée serait de regarder les antécédents en matière de violences sexistes et sexuelles des personnalités politiques, y compris les actes qui ont fait l’objet d’un classement sans suite. Il y a aussi l’option, considérée jusqu’à présent comme la plus raisonnable, qui est qu’une condamnation disqualifie un homme politique. Mais on voit bien aujourd’hui qu’il est moins question de justice que de morale et d’éthique. Cela renvoie à une question presque philosophique: où se situent la morale et l’éthique en politique?

La justice au plus haut niveau tend de plus en plus à considérer la liberté d’expression dans une dimension très élargie.

Votre livre a pour sous-titre La revanche des femmes?. Pourquoi ce point d’interrogation?

Parce que leur combat n’est pas achevé. Des sénatrices continuent à vouloir se faire appeler sénateurs. Nous avons recueilli le témoignage récent d’une sénatrice qui nous a raconté avoir été agressée sexuellement dans un ascenseur par un membre de la commission des lois au Sénat. Il lui a été conseillé de déposer plainte. Mais elle ne l’a finalement pas fait parce qu’elle n’en avait pas parlé à son mari. Ce dont je vous parle ne date pas de la préhistoire, cela se passe aujourd’hui. Un organisme qui réunit les collaboratrices parlementaires a publié un sondage: une sur cinq dit avoir été victime d’agression sexuelle. Or, on n’a pas enregistré des dizaines et des dizaines de plaintes pour violences sexuelles. Cela signifie que toutes ces femmes ont gardé pour elles ce qu’elles ont pourtant considéré dans le sondage comme étant un délit et relevant de la justice.

(1) Sexus diabolicus. La revanche des femmes?, par Christophe Dubois et Marie-Christine Tabet, Albin Michel, 272 p.
(1) Sexus diabolicus. La revanche des femmes?, par Christophe Dubois et Marie-Christine Tabet, Albin Michel, 272 p. © National

Porter plainte reste toujours compliqué en 2023 pour une femme agressée?

Le sujet des violences faites aux femmes a été décrété «grande cause nationale» lors des deux quinquennats d’Emmanuel Macron. Beaucoup d’annonces politiques ont été faites autour de cela. Mais il est vrai qu’on continue à voir des enquêteurs de la police ou de la gendarmerie renvoyer les femmes victimes de violences chez elles en considérant que cela peut attendre un ou deux jours. Ce n’est pas la généralité, mais c’est désastreux. Cela nourrit la chronique des féminicides qui, incontestablement, ne diminuent pas.

Vous aviez écrit Sexus politicus avec Christophe Deloire en 2006. Quelle évolution la plus sensible avez-vous pu constater depuis sa parution?

Le rapport du sexe et de la politique n’est plus du tout le même. C’est l’évolution majeure. L’ancien président Valéry Giscard d’Estaing illustre symboliquement ce changement d’époque. Dans Sexus politicus, nous racontions qu’il avait offert des draps à l’actrice Mireille Darc. Au crépuscule de sa vie, il a été l’objet d’une plainte d’une journaliste allemande pour agression sexuelle. L’action publique s’est éteinte avec son décès. Elle inscrivait sa plainte dans le sillage du mouvement MeToo. La deuxième évolution a trait à l’enquête elle-même. Il y a quinze ans, de manière très étonnante d’ailleurs, nous avions été extrêmement bien accueillis par les hommes politiques. Ils parlaient ouvertement du rôle de la séduction en politique. Pour l’enquête à la base de Sexus diabolicus, nous avons rencontré beaucoup plus de difficultés à les convaincre de nous parler.

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