Série 3/7 | Pourquoi les talons aiguilles ont (presque) disparu des placards: «Aujourd’hui, la féminité passe par autre chose»
Apparus dans les années 1950, les talons aiguilles ont longtemps symbolisé l’hyperféminité. Avant que le mouvement MeToo et le confinement ne les rangent (temporairement?) au placard.
Clac, clac, clac, clac. Quand Miranda Priestly foule les allées de la rédaction du magazine Runway, juchée sur ses escarpins rouge vif, le monde s’arrête de tourner. Elégante, influente, dominatrice, la rédactrice en chef impressionne ses employés autant qu’elle les terrorise. Près de 20 ans après sa sortie, cette scène iconique du film Le Diable s’habille en Prada a mal vieilli, tant elle incarne une vision archaïque et ultrastéréotypée de la prétendue puissance féminine. A commencer par l’omniprésence du talon aiguille, qui a aujourd’hui presque déserté les garde-robes.
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Créé dans les années 1950 par les chausseurs français Charles Jourdan et Roger Vivier, disciples de Christian Dior, le talon aiguille a rapidement séduit les femmes (et le regard masculin) du monde entier, gagnant les galas mondains comme les milieux professionnels. Dépassant sa simple vocation vestimentaire, il est devenu le symbole de l’hyperféminité, en offrant –plus encore que le talon haut déjà commercialisé– une jambe affinée, une silhouette allongée, des fesses rehaussées et une poitrine bombée. Bref, un produit correspondant aux «standards de beauté féminins» de l’époque, voire même un «objet de fantasme et de sexualisation», note Alexandra Jubé, fondatrice d’un bureau de conseil en stratégie de marque. L’usage du talon haut –puis du talon aiguille– dans les maisons closes dès le XIXe siècle participe à cet «imaginaire érotique, voire prostitutionnel», complète François Hourmant, professeur de science politique à l’université d’Angers et auteur de Pouvoir et beauté, le tabou du physique en politique.
«Comme le Wonderbra, le talon aiguille a été créé par des hommes pour satisfaire le regard des hommes.»
Puissance ou méchanceté?
Outre son potentiel de séduction, le talon aiguille confère également un sentiment de pouvoir, lié notamment à la hauteur qu’il accorde et au bruit caractéristique qui l’accompagne. «Cela peut donner l’impression à certaines femmes d’occuper une place plus importante, de s’imposer et d’investir un lieu de manière assumée», observe Eléna Poulain, créatrice de contenus sur le féminisme et la mode responsable. Rachida Dati, figure emblématique de la droite française, a d’ailleurs fait du talon aiguille un «élément constitutif de son identité politique affirmée», remarque François Hourmant. Mais les escarpins vont parfois jusqu’à symboliser la domination, voire la cruauté, précise l’historienne et féministe Sylvie Lausberg. En janvier 2014, Time Magazine créait ainsi la polémique en réduisant l’ascension et le parcours politique d’Hillary Clinton –première femme à briguer la présidence américaine– à un escarpin noir dont le talon écrase un homme.
Ce sentiment relatif de pouvoir s’explique également par la démarche associée aux talons et aux capacités motrices qu’elle nécessite, qui relève «presque de la performance», souligne Alexandra Jubé. Douloureuse, périlleuse et néfaste en raison des risques de lésions orthopédiques, la marche en talons aiguilles entrave pourtant sérieusement la liberté de mouvement. Comment dès lors expliquer le succès de cette chaussure pendant plus d’un demi-siècle? Aux yeux d’Eléna Poulain, cette «hérésie» est à attribuer au patriarcat encore dominant à l’époque. «Comme le Wonderbra (NDLR: soutien-gorge qui rehausse la poitrine et offre un décolleté plongeant), le talon aiguille a été créé par des hommes pour satisfaire le regard des hommes. La volonté était de faire des femmes des objets de désir, et de les soumettre physiquement par le biais vestimentaire.»
Souffrir pour être belle, plus jamais!
La perte de vitesse progressive des talons aiguilles n’est donc pas étrangère à l’essor du mouvement MeToo survenu à la fin des années 2010. Dire non aux escarpins, aujourd’hui, c’est refuser les diktats du patriarcat. Margot Robbie, dans le film Barbie, l’illustre parfaitement lorsqu’elle troque ses talons aiguilles pour des sandales Birkenstocks. Loin d’être anodin, ce geste s’apparente à une véritable revendication féministe. Le talon, «élément constitutif et vecteur de l’assujettissement des femmes au désir masculin», se révèle inapproprié en tant que message diffusé et à contre-courant des évolutions sociétales. «Aujourd’hui, la féminité passe par autre chose», tranche Eléna Poulain.
La mode, aussi, s’est démodée. Elle a glissé vers la quête du confort, vers une «casualisation du vestiaire», notamment dans le milieu professionnel, relève Alexandra Jubé. Une tendance exacerbée par le confinement et le télétravail à gogo, ajoute Eléna Poulain. Exit, donc, le costume-cravate et les tailleurs. Place aux jeans boyfriends, aux pantalons amples, parfois rehaussés d’un blazer. Le talon aiguille, limitant, inconfortable et incompatible avec les envies des consommatrices contemporaines, a laissé place aux chaussures plates, voire aux sneakers, même chez les CEO et les directrices financières. Les marques ont aujourd’hui différencié leur offre, comme Louboutin qui a complété ses célèbres collections de stilettos par des baskets et mocassins aux semelles rouges.
Enterrés? Pas si vite
Seules certaines fonctions politiques et de représentation semblent plus réticentes au changement. Ou du moins, les franges plus conservatrices d’entre elles. Quand la ministre de la Défense, Ludivine Dedonder (PS), a déboulé en baskets à la Chambre, elle s’est attirée les foudres de Theo Francken (N-VA) qui, dans son traditionnel costume-cravate, s’est offusqué d’une tenue «inappropriée». Les crocs roses arborées à l’Elysée par Roselyne Bachelot, ex-ministre française de la Santé, lui ont aussi valu son lot de critiques. «En politique, le rapport au vêtement n’est jamais totalement neutre, observe François Hourmant. Il existe toujours un imaginaire vestimentaire associé au rôle endossé. Pour une fonction ministérielle, cet imaginaire est encore fait de retenue, de sérieux, voire de pasteurisation.»
Si le talon aiguille continue de porter en lui des symboliques de chic et de sophistication, son usage se limite désormais aux lieux très codifiés ou aux événements uniques (mariages, soirées de gala…), résume Alexandra Jubé. Certains cercles se le réapproprient toutefois, comme les milieux queers ou féministes adeptes du «Mon corps, mon choix», qui voient dans le talon aiguille une manière d’assumer leur féminité pour eux-mêmes, à l’opposé d’une démarche de séduction patriarcale. L’accessoire est également devenu incontournable dans le voguing ou les drag shows. «On en revient ici à la notion de démonstration et de performance: marcher avec des talons très hauts nécessite une véritable technicité et l’adoption d’une posture presque combative», indique Alexandra Jubé. «D’un objet de soumission, conclut Eléna Poulain, les drags ont transformé le talon aiguille en véritable symbole de puissance et d’empowerment.»
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