Pourquoi les opioïdes constituent une crise de santé publique aux Etats-Unis
La consommation d’opioïdes a explosé dans les villes américaines. Ces drogues occasionnent plus de décès par an que les armes à feu.
Un samedi matin, dans les faubourgs de Philadelphie, la ville de naissance des Etats-Unis. Le soleil est déjà presque à son zénith. Aux abords de Jefferson Avenue et sur les différentes artères qui mènent au quartier de Kensington, de nombreux toxicomanes déambulent – lorsqu’ils parviennent à tenir debout – sur les parkings de supermarchés et dans les zones derrière les stations-service. Certains de ces consommateurs d’opioïdes restent à l’abri des regards, mais pas tous.
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Nécessité faisant, c’est le cas de Gabriel, la trentaine, qui, posté à un feu de signalisation, alpague les automobilistes pour tenter de récolter les derniers dollars nécessaires à une nouvelle dose. Il est dans un état pitoyable. En raison de crises d’épilepsie ayant entraîné des chutes, il présente une plaie purulente au visage.
A chacun son histoire
Dawn, une volontaire de l’association Angels in Motion, qui porte assistance aux drogués du quartier, elle-même ancienne accro à l’héroïne, le connaît bien. Elle commence à désinfecter sa plaie. «Ses parents étaient toxicomanes. Ils sont décédés tous les deux. Chaque consommateur de drogues a son histoire, confie-t-elle, et celle de Gabriel a été marquée par l’anxiété et la dépression. Il consomme régulièrement du fentanyl et de la xylazine, la drogue qui ravage les quartiers américains depuis quelques années.»
Décider de suivre une cure de désintoxication est déjà difficile. La commencer en prison est pire.
Huit fois par jour
La xylazine, ou «tranq» dans le jargon de ceux qui en font usage, est à l’origine un tranquillisant pour chevaux. Elle est maintenant consommée par des êtres humains aux quatre coins du pays.
Coupée au fentanyl, un antidouleur sur le marché depuis la fin des années 1990, elle provoque des ravages et occasionne de terribles blessures cutanées, dont certaines n’ont d’autre issue que l’amputation pure et simple.
«Gabriel doit consommer au moins huit fois par jour, explique Dawn, sinon le manque lui est intolérable. Je suis très attachée à lui. Je pourrais le prendre chez moi pour lui donner une vraie chance. Mais dans l’état de dépendance dans lequel il est, je ne peux pas lui faire confiance.»
Un rapide passage derrière la pompe à essence permet de trouver quelques compagnons de route de Gabriel. Ils sont dans un état à peine plus enviable. Au rang de leurs besoins les plus pressants: des chaussettes et des brosses à dents.
Parer au plus pressé
Dawn entame sa tournée avec ses amies, Cheryl et Dana, qui ont perdu leur mari à la suite d’une overdose. Tous les week-ends et certains jours de la semaine, elles parcourent les rues de Kensington, la plaque tournante du trafic de drogue à Philadelphie. La journée commence tôt.
Dans leur minivan, elles ont embarqué un attirail de vivres et de produits de première nécessité pour pallier les besoins essentiels de ces individus en perdition: petits snacks, chaussettes, chaussures premier prix, bouteilles d’eau mais aussi nécessaires de toilette, qui contiennent des antiseptiques dont les toxicomanes ont un grand besoin à cause des blessures souvent ouvertes provoquées par l’utilisation d’opioïdes par voie intraveineuse.
Des infections sévères
Le véhicule fait des arrêts fréquents, une quinzaine cette matinée-là. Dawn et ses acolytes connaissent la majorité des personnes qu’elles assistent. Leur état de santé est en général déplorable.
Aux abords d’une voie d’autoroute urbaine, une douzaine d’entre elles sont avachies sur le bord du chemin. Pour la majorité, la drogue les a réduites à l’état de zombie. Seuls quelques regards sont encore alertes. Dawn distribue des bouteilles de Gatorade, une boisson énergisante très populaire aux Etats-Unis.
Cachée sous un blouson, une jeune femme, visiblement à peine majeure, se pique. Parfois, les avant-bras perclus de traces de piqûres présentent des infections sévères. «Les infections sont souvent telles que les vers abondent autour de la plaie, ce qui n’est pas une si mauvaise chose, car ils participent à manger les peaux mortes», précise Dawn sans aucune ironie.
La consommation encouragée
La consommation de drogues opioïdes, désormais acheminées en quantité quasi industrielle par les cartels mexicains, représente sans doute la crise de santé publique la plus aiguë à laquelle les Etats-Unis aient jamais dû faire face.
Le fléau est apparu à la fin des années 1990, lorsque les laboratoires ont mis sur le marché des médicaments dont la structure moléculaire imitait celle de l’opium. OxyContin, Vicodin ou fentanyl: divers comprimés ont été commercialisés pour soulager la douleur de patients atteints de cancer ou en phase terminale. A cette période, la communauté scientifique ne prenait que peu la mesure du potentiel addictif de ces nouvelles compositions, préférant se concentrer sur leur puissant effet antidouleur, jugé révolutionnaire.
Des mères de famille sans histoire
En 1996, le laboratoire Purdue Pharma a commencé, à grand renfort de marketing médical, à pousser à la consommation de ces médicaments, pour des douleurs variées, offrant notamment des cartes de réduction pour les cinq premières prescriptions. C’est comme cela qu’à travers les Etats-Unis, les médecins ont prescrit des tablettes pour des maux aussi divers que des fractures de la hanche ou des douleurs d’estomac.
Plusieurs ont été condamnés, mais plus tard, pour surprescription de médicaments opiacés. Les patients ignoraient leur potentiel, de sorte que des centaines de milliers d’individus, du petit entrepreneur à la mère de famille sans histoire, ont été forcés de chercher, une fois les prescriptions échues, une alternative pour satisfaire leur addiction.
Prolonger leur vie d’une semaine, d’un ou de quelques mois est déjà une victoire.
Une crise non résolue
Deux possibilités s’offraient à eux, soit se tourner vers le marché noir pour se procurer davantage de comprimés, soit se rabattre sur les drogues dures – en particulier l’héroïne, dont les effets sont les plus proches de ces médicaments opioïdes – ou sur les drogues de synthèse fabriquées par les cartels.
Vingt-cinq ans plus tard, le constat est dramatique: un demi-million de personnes sont mortes en raison de leur consommation d’opioïdes, deux millions en sont dépendantes et des centaines d’autres se battent au quotidien contre leur addiction aux drogues dures.
Si Purdue Pharma (à l’instar d’autres laboratoires et de grandes chaînes de distribution) a finalement été attaquée en justice, condamnée et démantelée en 2021, la crise engendrée par la mise sur le marché de ces médicaments est loin d’être résolue.
La difficile désintoxication
Alicia, la petite trentaine alors qu’elle en paraît dix de plus, est une de ces consommatrices. Elle a trouvé refuge avec son compagnon dans un baraquement de fortune construit à l’arrière du jardin d’un particulier, assez généreux pour leur fournir un câble électrique afin de bénéficier de l’éclairage et de la télévision.
Alicia est née dans une famille aisée et s’exprime dans un anglais presque châtié. Son destin a basculé dans l’addiction en 2018 lorsqu’un médecin lui a prescrit des antidouleurs pour des problèmes de dos occasionnés par son travail dans un restaurant. Rapidement, elle est devenue dépendante. Elle s’est adonnée aux drogues dures, comme le père de ses enfants dont elle a été éloignée par décision de justice. Le couple survit dans l’indigence.
L’association Angels in Motion lui vient en aide de manière quasi quotidienne. «Le plus difficile pour Alicia est de s’engager de manière ferme à commencer une cure de désintoxication, regrette Dawn. Lorsque les consommateurs se sentent prêts, nous sommes là pour les aider.»
Dans la pratique, toutefois, les choses sont doublement compliquées pour des personnes comme Alicia. A la suite de leurs antécédents judiciaires, elles doivent entamer leur cure de désintoxication en prison avant de pouvoir intégrer un centre de désintoxication «classique». «C’est là une double peine, avance la responsable de l’association. Décider de suivre une cure de désintoxication est déjà difficile. Devoir la commencer en prison est pire encore.»
Le «parc des seringues»
Plus tard, la petite équipe de Angels in Motion arrive à McPherson Square, un parc public aussi appelé «Needle Park» (le parc des seringues), haut lieu du trafic et de la consommation de drogues à Philadelphie. Les toxicomanes y sont présents en nombre, la majorité dans un état comateux. Les pelouses sont jonchées de seringues et de détritus divers.
Des fidèles d’une église locale ont installé un stand et une sono et encouragent les toxicomanes à se tourner vers le Christ pour se sortir d’affaire. Peu semblent prêter attention à ces exhortations. Tous sont plus ou moins défoncés. «Il faut qu’ils demandent de l’aide, qu’ils soient prêts à y aller, mais il n’y en a pas beaucoup qui semblent en état de faire la démarche en ce sens.»
L’ONG d’assistance aux toxicomanes relaie sur sa page Facebook des appels de familles épouvantées de ne pas avoir eu de nouvelles de certains de leurs proches depuis des semaines ou des mois. Une large part d’entre eux se trouvent sans doute dans les environs de Kensington, incapables encore de renouer les liens avec leurs proches.
Dans les écoles aussi
La situation des accros aux opioïdes est telle dans les grandes villes américaines que les autorités locales se sentent complètement dépassées. Les places manquent en centre de désintoxication, et les budgets de la police, des pompiers et des centres d’aide sont épuisés.
La crise touche aussi les écoles. Les producteurs ont en effet mis sur le marché des comprimés de «rainbow fentanyl» qui ont l’apparence de bonbons et essaiment dans les campus scolaires, de Los Angeles et Philadelphie.
De nombreux jeunes se laissent tenter et tombent dans un cycle de dépendance, tant leur potentiel addictif est surpuissant. Conséquence, beaucoup d’ établissements scolaires à travers le pays se sont dotés de petits kits d’urgence de Narcan, le seul médicament connu assez puissant pour pouvoir annihiler quasi instantanément les effets d’une overdose.
Leur seule arme
Du Narcan, Dawn et ses amies en possèdent aussi plusieurs kits. Elles y ont régulièrement eu recours. C’est là leur seule arme contre un phénomène qui, ressentent-elles, les submerge: «Pour la plupart des drogués, les intégrer dans un chemin de réinsertion s’avérera extrêmement difficile. Prolonger leur vie d’une semaine, d’un ou de quelques mois est déjà, pour nous, une victoire. C’est triste mais c’est comme cela.»
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