La beauté est subjective. Mais codée, et normée. © GETTY IMAGES

Pourquoi les gens moches sont discriminés (même si personne ne l’admet)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

De la crèche à l’entreprise, en passant par l’école et la vie privée, l’apparence physique est un facteur de discrimination. Même si personne ne l’admet.

Dans les années 1980, une psychologue américaine, Judith Langlois, directrice de recherche à l’université du Texas à Austin, s’est livrée à une expérience avec des nourrissons âgés de trois jours: elle a fait défiler devant leurs yeux, sur un écran, des photos de visages féminins qui, préalablement testés auprès d’un panel d’adultes, étaient jugés beaux et séduisants, par opposition à d’autres. Le résultat de l’expérience, maintes fois reproduite depuis, est étonnant, presque effrayant: «Dès l’âge de trois jours, les bébés fixent plus longtemps les jolis visages que les autres.» C’est l’insondable mystère de la beauté. Par quels sortilèges les humains succombent-ils à la courbe d’un sourcil, à l’arrondi d’une lèvre, à l’harmonie d’une silhouette? Si même les tout-petits sont attirés par l’esthétique, qu’en est-il des adultes?

La réponse tient en un mot: fascination. Ils sont captivés, hypnotisés, pour ne pas dire sous l’emprise des belles personnes des deux sexes. Plus qu’ils ne l’admettent, et plus qu’ils ne l’imaginent. Cette soumission les rend fort injustes. Dès la crèche jusqu’à la maison de retraite, les moches sont maltraités et les beaux encensés, comme s’ils étaient responsables de leur physique, comme si leurs traits reflétaient leur personnalité et leurs compétences. «Et si l’apparence physique était un des facteurs les plus insidieux de discrimination sociale et de reproduction des inégalités?», se demande Jean-François Amadieu, professeur en sciences de gestion à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le sociologue avait déjà solidement étudié la question dans deux essais retentissants intitulés Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire (Odile Jacob, 2002) et La Société du paraître (Odile Jacob, 2016).

«Les discriminations fondées sur le physique sont d’autant plus efficaces qu’elles sont niées.»

Depuis des millénaires, la sagesse populaire enseigne de ne pas se fier à la joliesse –«Tout le monde sait que la beauté est belle, voilà à quoi tient sa laideur» (Lao-Tseu). Pourtant, c’est une réalité: la beauté est une clé sociale et «fait l’objet d’une constante surévaluation», résume Lubomir Lamy, professeur de psychologie sociale à l’université Paris Cité, coauteur de Psychologie des beaux et des moches (éd. Sciences humaines, 2020). Même si l’hypocrisie règne. Même si, dans une société schizophrénique, on condamne les idéologies exaltant la beauté tout en cédant collectivement à l’obsession du look. Même si la loi belge du 10 mai 2007 interdit toute discrimination basée sur l’apparence physique, outre l’âge, l’origine ethnique, le sexe, etc. Un candidat refoulé à l’embauche parce qu’il n’a pas le physique de l’emploi –ou parce que sa tête ne revient pas au recruteur– peut traîner l’employeur fautif devant les tribunaux. S’il parvient à prouver qu’on ne veut pas de lui parce qu’il est trop gros, trop petit, trop vilain. Pas facile, en vérité. Car c’est rarement dit. On peut interdire les gros abus. Pas le jésuitisme. «Les discriminations fondées sur le physique sont d’autant plus efficaces qu’elles sont niées», dénonce Jean-François Amadieu.

Les bébés, dès l’âge de trois jours, sont déjà davantage fascinés par les beaux visages que par les laids. Et les beaux bébés reçoivent eux aussi plus d’attention… © GETTY IMAGES

Cache-sexe

Une discrimination qui sévit à bas bruit, et la deuxième, après celle liée à l’âge, selon l’Organisation internationale du travail (OIT). Aucune affaire ou presque n’est portée devant les tribunaux. Unia, l’institution indépendante qui défend la diversité, l’inclusion et l’égalité des chances, a reçu, en 2023, 18 signalements pour discrimination liée aux caractéristiques physiques. Elle est donc passée fréquemment sous silence, ou considérée comme compréhensible et acceptable.

Or, il faut «torturer» les professionnels du recrutement pour qu’ils reconnaissent que le physique compte. Jean-François Amadieu, lui, avance les données d’une étude auprès de jeunes actifs. Ceux-ci témoignent que, lors d’entretiens d’embauche, le premier élément pour lequel le potentiel employeur exige un changement est l’apparence, en particulier les cheveux et le maquillage. Dans tous les métiers dits «de contact» avec le public, le physique est une sorte de diplôme supplémentaire. Et de manière plus nette encore pour les femmes. «Les employeurs achètent un « capital érotique »», déplore l’expert. Parce qu’une jolie vendeuse fait mieux vendre, croit-on. Mais les beaux comptables aussi sont préférés aux laids, et que dire des beaux avocats, des beaux députés, des beaux médecins? Par quel aveuglement les recruteurs se laissent-ils influencer par des critères aussi triviaux qu’un physique attrayant? La plupart n’en ont pas conscience. Ils ont simplement tendance à attribuer tous les défauts au candidat doté d’un physique désavantageux. Ainsi, être gros sous-tend être paresseux, fainéant, faible, négligent, manquer de volonté et de leadership. Bref, ils ne réalisent pas qu’ils utilisent le charisme comme cache-sexe pour la beauté.

Car il est là, le vrai pouvoir de la beauté. Il agit à notre insu. Par ce que les chercheurs nomment un «effet de halo», les beaux irradient: on leur prête toutes les qualités, tandis que les moins gâtés sont affublés de tares variées. Le halo est un biais cognitif puissant, qui ne retient que ce qui va dans le sens d’une première impression. Cette sorte d’écran de fumée conduit à généraliser une perception initiale positive –ou négative– à l’ensemble des traits de personnalité d’un individu. Des dizaines d’expériences en psychologie sociale ont ainsi montré que les plus beaux sont aussi perçus comme plus intelligents, aimables, équilibrés, sociables…

Professeure émérite en psychologie à l’université de Bordeaux, Marilou Bruchon-Schweitzer a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet. Elle affirme que même les nourrissons sont victimes de discrimination. Un beau bébé reçoit davantage d’attention et d’affection de la part de sa mère. C’est patent à la crèche: les puéricultrices consacrent plus de temps aux beaux enfants qui, plus tard, sont les plus populaires à la maternelle. Evidemment, pas un enseignant n’oserait l’admettre, c’est contraire à son éthique. Mais selon une étude de la School of Psychology and Neuroscience de St Andrews, en Ecosse, datant de 2016, les professeurs développent bien un biais dans la notation des élèves en fonction de leur physique. Un chercheur américain a synthétisé plus d’une centaine d’études sur les résultats scolaires. Conclusion: partout, les plus beaux sont jugés plus brillants.

Au-delà des bonnes notes, les bonus sont multiples. Marilou Bruchon-Schweitzer a filmé durant des mois des salles de classe. Ses enquêtes aboutissent également au même résultat. Les élèves les plus beaux sont placés au premier rang. A capacité égale, ils obtiennent de meilleures notes, surtout à l’oral mais aussi à l’écrit, et sont mieux suivis. Ils écopent de moins de punitions, ou de sanctions plus clémentes. Ensuite, c’est l’effet Pygmalion: un bel élève suscite des attentes. Il bénéficie d’un climat stimulant.

A l’université, cela continue. Une bonne étudiante laide est un peu défavorisée dans la notation tandis qu’une belle étudiante médiocre est un peu avantagée. Mais l’écart de notation entre les beaux et les moches est considérable parmi les étudiants faibles, comme l’ont mis en lumière les travaux de deux psychologues américains, David Landy et Harold Sigall. Une autre étude, publiée en 2022 par l’université de Lund, en Suède, a confirmé cette mansuétude pour les traits avenants: durant la pandémie, en raison des cours en visioconférence où le visage des étudiants n’apparaissaient que de manière aléatoire, les notes des étudiantes jugées jolies ont baissé, alors que celles des jeunes hommes sont restées inchangées. En Belgique? Demandez à un universitaire s’il est sensible au charme des candidates. Une prime à la beauté? Plutôt simpliste! Pourtant, même les étudiantes les moins militantes se disent, comme Axelle, exaspérées par ces «contraintes vestimentaires imposées lors d’un examen oral», par exemple…

Même les cours de justice sont sensibles aux préjugés liés au physique. Là encore, des chercheurs américains l’ont démontré: à délit égal, les vilains sont jugés plus sévèrement que les beaux. Quant au physique des juges professionnels, il continue d’exercer une influence sur les décisions des jurés, tant leur point de vue est perceptible à travers les messages non verbaux qu’ils envoient. De la même façon, les témoins sont toujours plus ou moins entendus, crédibles et convaincants, selon leur apparence et leur tenue. Enfin, les avocats les plus séduisants gagnent plus d’affaires.

Renforcement positif

Dans toute la vie sociale, les beaux sont recherchés. On les dit plus gentils, plus sociables. On leur confie plus volontiers des secrets, on se laisse plus facilement persuader par leurs opinions et on tend à les aider sans attendre la réciproque. Et ce, depuis la nuit des temps. Ce qui est beau est bien. Toutes les stratégies politiquement correctes sont impuissantes contre un phénomène plus pervers encore: en butte à l’indifférence, voire au mépris, les gens moins séduisants se défendent parfois par l’agressivité ou le repli sur soi. De même, les beaux sont d’autant plus sociables et charmeurs qu’ils sont adulés dès le biberon. Ces stéréotypes fonctionnent, par renforcement positif, comme des prophéties autoréalisatrices: cette bienveillance augmente, évidemment, la confiance en soi, qui rend beau et souriant, et gonfle les chances de réussite. «En fait, c’est une dynamique de succès ou d’échec qui se met en place dès le plus jeune âge», résume Jean-François Amadieu. Et qui conditionne par la suite toute la relation à l’autre. Si bien que les beaux finissent souvent par devenir ce qu’ils paraissent: plus talentueux, plus honnêtes, plus intelligents. Au bout du compte, les gagnants à la loterie génétique ont donc tendance à gagner à toutes les autres. Y compris amoureuses et sexuelles.

Les gagnants à la loterie génétique ont donc tendance à gagner à toutes les autres.

Comme dit le proverbe, chacun finit par trouver chaussure à son pied. Mais la beauté sert de «dot» non négligeable. Selon les chercheurs, les individus choisissent, en vue d’une union durable, des partenaires qui disposent d’un capital beauté équivalent. Tout déséquilibre fragiliserait le couple, à terme. Encore que… «L’homme peut contrebalancer l’inégalité physique par un capital économique, un statut social, et la beauté sert d’ascenseur social à la femme», note Jean-François Amadieu. Ainsi une femme séduisante a davantage de chances de réaliser un «beau mariage», c’est-à-dire d’avoir un compagnon au statut social supérieur au sien.

Dans le monde du travail, rien ne change. Le physique constitue une «variable clé» des destinées professionnelles, comme le rappelle Lubomir Lamy. «Toutes les études disponibles le confirment, ajoute Jean-François Amadieu. A productivité ou résultats égaux, un beau salarié est davantage promu.» Parce que le beau est plus entouré, recherché par ses collègues, il est repéré par la hiérarchie… Il est aussi globalement mieux rémunéré. Le plus séduisant perçoit un salaire de 5% à 7% supérieur à la moyenne, le moins attrayant, un salaire de 7% à 10% inférieur à la moyenne.

La beauté, un boulet? L’actrice Emily Ratajkowski regrette qu’on ne lui propose que des rôles de femme-objet. © BELGAIMAGE

Partout, c’est le modèle occidental de la beauté

La beauté, oui, mais quelle beauté? «La beauté est dans les yeux de celui qui regarde», disait Oscar Wilde. En réalité, elle est dans les yeux de tous ceux qui regardent. C’est subjectif, l’esthétique. Mais c’est codé, normé. La sentence est sans appel: «A la lumière des données expérimentales, les différences interindividuelles et interculturelles concernant la perception de la beauté restent minimes, et un large consensus émerge quels que soient le milieu social, la culture, le sexe et l’âge», écrit Lubomir Lamy. Il semble qu’au-delà des différences, tous les humains obéissent à trois critères intangibles: la symétrie, la néoténie (des traits juvéniles) et la banalité (plus un visage est proche de la moyenne, plus il plaît). La personne la plus attirante possède des sourcils fins surmontant de grands yeux, des pommettes saillantes, des lèvres charnues et un petit nez. Pour le corps, une taille sensiblement plus fine que les hanches remporte les suffrages. Chez les hommes, ce qui compte, c’est surtout une mâchoire carrée et la taille. Plus ils sont grands, plus ils sont considérés comme charismatiques. Voilà pourquoi les mannequins finissent par se ressembler toutes et tous, d’un bout à l’autre de la planète. «Le modèle occidental s’est imposé durablement, note Jean-François Amadieu. Tant qu’il dominera économiquement et culturellement, ses canons esthétiques domineront.»

Le beauté, c’est aussi la jeunesse. Dans les expériences d’évaluation de photos de visages, les deux sexes perdent de leur attractivité en vieillissant, mais la baisse est plus prononcée pour les femmes, et plus encore si ce sont des hommes qui les évaluent. «Les discriminations liées au physique sont loin d’avoir chuté, ce sont celles touchant les seniors qui sont de plus en plus grandes», précise Jean-François Amadieu.

«Il existe toujours une lecture genrée de l’apparence.»

Le «privilège de la beauté»

Cruel retour de bâton, la beauté peut se révéler un handicap. Au féminin, seulement, et au travail uniquement. Les jolies femmes sont encore victimes de stéréotypes négatifs. Pour tous les postes d’encadrement et de pouvoir, a fortiori dans les milieux machistes. Et a fortiori quand elles s’élèvent dans la hiérarchie. «Il existe toujours une lecture genrée de l’apparence», écrit François Hourmant, spécialiste de l’histoire contemporaine et auteur de Pouvoir et beauté. Le tabou du physique en politique (PUF, 2021). «Le risque pour les femmes politiques est d’être enfermées dans leur corporéité, c’est-à-dire d’être réduite à leur apparence. On voit bien l’opération de réduction qui peut s’opérer, et qui tendrait à leur dénier une expertise, une compétence. De ce point de vue, on peut dire que l’effet beauté n’est pas tout à fait le même pour les femmes et les hommes.»

Depuis quelques mois, le débat sur la «malédiction» d’être belle émerge, venu tout droit des Etats-Unis, sous la forme de hashtag: sur TikTok, le #prettyprivilege (privilège de la beauté, en français) engrange déjà près de 500 millions de vues. Le hashtag #prettygirlcurse (la malédiction des jolies filles) frôle, lui, les six milliards de vues. Des milliers de vidéos d’internautes énumèrent les inconvénients rencontrés en tant que «jolies personnes». Celles-ci dénoncent notamment le fait qu’elles accèdent gratuitement à des lieux payants, reçoivent des cadeaux, bénéficient de traitements de faveurs… Le privilège peut se retourner et devenir stigmate. Dans leurs vidéos, des tiktokeuses se plaignent face caméra du fait que les hommes les considèrent comme un trophée et qu’elles attisent malgré elles les jalousies. La beauté deviendrait-elle parfois un boulet? Les carrières d’actrices, à l’image de Megan Fox et Emily Ratajkowski, semblent en témoigner. Elles regrettent ainsi qu’on ne leur propose que des rôles de femme-objet, très stéréotypés. Une espèce de beauty penalty, que ni l’ex-jeune premier Leonardo DiCaprio ni le sexagénaire Brad Pitt n’ont subi.

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