© DR

Pourquoi le tutoiement prend le pas sur le vouvoiement : « Parfois, ça ouvre la porte à une proximité non désirée »

Mathieu Colinet Journaliste

Le tutoiement ne cesse de progresser dans les usages. En charriant parfois une proximité de bon aloi mais aussi en provoquant, dans certaines situations, ambiguïtés et confusions. Décryptage. 

Le décès de Claude Sarraute, le 20 juin dernier, fut l’occasion de réentendre d’anciennes émissions où l’écrivaine et journaliste interprétait son rôle favori: la fausse ingénue. Au-delà de l’évocation, ces extraits datant de vingt ou trente ans ont permis de se rendre compte qu’elle fut longtemps, avec une poignée d’autres, une exception à la télévision française, une des seules à promener un tutoiement quasi systématique sur ceux qui l’entouraient à l’antenne.

Dans le même temps, ces extraits ont permis de prendre conscience que le «tu» a gagné en importance ces dernières décennies dans les médias en général. Avec désormais des présentateurs qui tutoient leurs chroniqueurs, des journalistes sportifs qui se laissent aller à la même familiarité avec certains athlètes ou des influenceurs qui en font leur unique forme d’adresse, cool et percutante à la fois.

Le tutoiement a progressé de manière spectaculaire dans le monde du travail.

Rien d’anodin

Ce glissement des usages médiatiques témoigne d’une lame de fond beaucoup plus large. En effet, depuis les années 1970, le «tu» ne fait que gagner du terrain dans tous les domaines de la vie sociale, face à un «vous» qui ne cesse d’en perdre. En 2020, le romancier et essayiste Etienne Kern a tiré de cette évolution un livre, Le tu et le vous. L’art français de compliquer les choses (Flammarion), qui a beaucoup fait parler. Une de ses idées principales: le «tu» et le «vous» sont bien plus que des éléments de langue stricto sensu, ils sont des actes en soi ; s’ils disent notre rapport aux autres, ils participent aussi à le modeler.

Le passage du «vous» au «tu» n’a en tout cas rien d’anodin. «En français, le vouvoiement est premier, tandis que le tutoiement doit, en principe, faire l’objet d’une demande, rappelle Laurence Rosier, professeure de linguistique et d’analyse du discours (ULB). Il intervient normalement lorsque la distance se réduit et qu’une relation devient plus amicale ou plus égalitaire.»

Une bulle de protection

Pour se figurer la distance qu’exprime le «vous», Thomas Gergely, professeur de linguistique et de communication (ULB), établit une analogie avec une autre distance, physique celle-là, en deçà de laquelle un individu sent qu’un autre est trop proche de lui, comme c’est parfois le cas dans un ascenseur exigu.

«Cette bulle de protection peut s’entendre également sur un plan verbal, analyse-t-il. Vouvoyer l’autre, c’est respecter la distance. Se mettre à le tutoyer, c’est décider de la rompre. Ce qu’on ne fait pas avec n’importe qui et dans n’importe quelles conditions, évidemment. C’est pourquoi l’usage du “tu” et du “vous” est étroitement lié à la politesse, au savoir-vivre, à la civilité, à la façon dont on se comporte verbalement avec l’autre, et fait l’objet de toute une série de codes qui varient selon les époques et selon les endroits.»

A la télévision, Claude Sarraute fut l’une des seules à utiliser le tutoiement de façon quasi systématique.
A la télévision, Claude Sarraute fut l’une des seules à utiliser le tutoiement de façon quasi systématique. © getty images

Des zones grises

Ces codes sont parfois bien utiles. En effet, une fois qu’ils ont été intégrés – étape que l’enfant aborde alors qu’il est âgé d’une dizaine d’années, selon le professeur Gergely – ils rendent le vouvoiement et le tutoiement assez spontanés. Pour autant, ils ne couvrent pas l’ensemble du champ social et une série de zones grises subsistent.

Par ailleurs, l’interprétation d’une situation où il conviendrait de recourir au «vous» ou, au contraire, au «tu», reste subjective avec des critères d’appréciation qui se croisent et se contredisent parfois. Enfin, la progression du tutoiement ces dernières décennies a pu rebattre les cartes de certains usages, créant malaise et gêne par endroits.

Vouvoyer l’autre, c’est respecter la distance. Se mettre à le tutoyer, c’est décider de la rompre.

Les ambiguïtés du «tu»

Le monde du travail est certainement l’un des domaines où le tutoiement a le plus spectaculairement progressé. Dans un certain nombre d’entreprises, le «tu» s’est imposé, y compris dans les échanges entre des employés et certains de leurs supérieurs.

«La pratique a pour origine les multinationales anglo-saxonnes, commente Laurent Taskin, professeur de gestion des ressources humaines à la Louvain School of Management (UCLouvain). Elle va généralement de pair avec une culture d’entreprise mettant en avant la proximité et une forme d’efficacité, de fluidité dans les interactions. On tutoie donc ses collègues et ses chefs directs. Pour autant, le vouvoiement reste de rigueur avec le patron ou la patronne.»

« Le chef reste le chef »

Cet emploi du tutoiement dans les relations subordonnées peut générer quelques ambiguïtés, car il fait s’entrechoquer la «verticalité» propre à la relation hiérarchique et l’«horizontalité» découlant du tutoiement. Entre les deux, certains employés peuvent tanguer quelque peu, voire, parfois, éprouver un certain malaise. «C’est évident, car ils savent bien que le chef, même s’il demande à être tutoyé, et donc à être traité en égal, entend bien rester le chef», affirme Thomas Gergely.

Ce tutoiement étendu au lieu de travail serait également de nature à rendre poreuse la frontière entre vies professionnelle et personnelle, selon Etienne Kern. Avec le risque, par exemple, d’avoir plus de mal à s’opposer à certaines demandes – d’heures supplémentaires, notamment – venant de ces supérieurs verbalement proches.

«Pour les femmes, ce tutoiement peut aussi être la porte ouverte à une intimité qu’elles ne désirent pas, affirme Laurence Rosier. C’est pourquoi, comme l’indiquent certaines études, elles éprouvent encore plus de difficultés que les hommes à passer au tutoiement avec leurs chefs.»

Pratiques sous «influence»

Si on constate une montée en puissance du tutoiement depuis les années 1970, rappelons que la première remise en cause massive du vouvoiement est largement antérieure. A la Révolution française, en effet, les pourfendeurs de l’ancien régime entendent bien remplacer le «vous», symbole d’anciens privilèges, par un «tu» beaucoup plus égalitaire.

La volonté de réduire les écarts liés au statut dans les relations interpersonnelles compte également parmi les multiples facteurs expliquant la progression du tutoiement au cours des cinquante dernières années. «On évoque souvent l’influence de Mai 68, qui a remis en cause le vouvoiement et surtout le vouvoiement asymétrique, indique Laurence Rosier. Mais aussi celle du français du Québec, avec un tutoiement plus spontané.

Ou encore, bien sûr, celle de l’anglais et de ce “you” qu’on assimile à un “tu”. Au-delà de ça, j’ajouterais l’omniprésence d’un registre de langue moins soutenu, d’un français plus familier à la télévision ou dans la publicité, entre autres.»

© getty images

Une « menace » ?

La linguiste expose cette réalité sans déploration aucune, presque à la manière d’un constat clinique. Mais ce n’est pas le cas de beaucoup de défenseurs du vouvoiement, qui perçoivent dans son utilisation amoindrie la preuve ultime d’une menace pour la grandeur de la civilisation française. «Comme si elle s’incarnait dans un pronom», commente Laurence Rosier sans y croire.

L’évolution des usages dans le monde du travail est marquante mais la transformation des pratiques dans la sphère familiale l’est au moins autant. Pour en prendre conscience, il faut se souvenir que le vouvoiement fut longtemps la norme entre enfants et parents.

Au sein de la famille

«Dans les familles aristocratiques et bourgeoises, ils se vouvoyaient, en tout cas au XVIIIe siècle, indique Paul Servais, professeur émérite d’histoire (UCLouvain). Un modèle différent se mettra petit à petit en place avec, d’une part, la Révolution française et, d’autre part, la transformation dans la manière d’appréhender l’enfance.

Cette seconde évolution débouchera, au cours du XIXe siècle, sur cette notion d’amour parental – dont des gens comme Philippe Ariès ou Elisabeth Badinter ont bien montré à quel point il s’agissait d’une création. Les relations enfants-parents en sont profondément modifiées. On repère à partir de ce moment de nouveaux signes d’affection et un tutoiement des parents à l’égard de leurs enfants.»

A la Révolution française les pourfendeurs de l’ancien régime remplacent le «vous» par un «tu» plus égalitaire.

Ce tutoiement qui s’installe progressivement chez les parents n’exclut pas que ceux-ci en reviennent temporairement à un vouvoiement de distance lorsqu’ils doivent réprimander leur progéniture. Quant aux enfants, selon une évolution similaire, ils gagneront progressivement, au cours des XIXe et XXe siècles, le droit de tutoyer à leur tour leurs père et mère. «Aujourd’hui, le tutoiement s’est généralisé, même si on retrouve encore des pratiques de vouvoiement dans certaines familles de l’aristocratie», assure Paul Servais.

A tu et à toi, les politiques

Et le monde politique dans tout cela? Est-il resté hermétique à l’évolution des usages ou a-t-il lui aussi fait une plus grande place au tutoiement? La question n’est pas simple. En effet, selon que les élus s’expriment au Parlement, dans un meeting, sur un plateau de télévision ou encore sur les réseaux sociaux, ils font face à des contextes très différents.

«Certains sont très formalisés, comme celui du Parlement avec un vouvoiement presque obligatoire, affirme Barbara De Cock, professeure de linguistique espagnole et spécialiste de l’analyse du discours politique (UCLouvain). A l’inverse, d’autres peuvent être plus relâchés et laisser la place à des formes de tutoiement.» «Les hommes et femmes politiques passent sans cesse du tu au vous entre leurs vies privée, publique et médiatique», abonde Laurence Rosier.

Une image de proximité

Les deux chercheuses se rejoignent également lorsqu’elles conviennent de la capacité des politiques à jouer du «tu» pour se construire une image de proximité. «En Espagne, ce fut notamment le cas avec Pablo Iglesias, du parti Podemos, spécifie Barbara De Cock. En Belgique, Conner Rousseau (Vooruit) est lui aussi parfois à la recherche de ce type d’interpellation plus disruptive.»

Adopter un tutoiement audacieux n’en reste pas moins délicat par moments. «Ainsi, des jeunes ou des ouvriers n’ont pas forcément envie qu’on s’adresse à eux de la sorte, ajoute Laurence Rosier. Ils peuvent carrément voir dans ce tutoiement non négocié une forme de mépris

Une preuve de plus que le tutoiement et le vouvoiement sont décidément des formules subtiles…

Des différences régionales?

Tutoie-t-on de la même façon à Charleroi qu’à Bruxelles? Vouvoie-t-on d’une manière identique à Liège ou à Anvers? Autrement dit, les usages propres au tutoiement et au vouvoiement varient-ils selon les régions du pays? Ces interrogations ne manquent pas d’intérêt, introduisant une dimension «géographique» à la réflexion. Reste qu’elles sont compliquées. «Pour connaître la réalité avec précision, il faudrait des enquêtes de terrain, affirme Michel Francard, linguiste et professeur émérite à l’UCLouvain. Or, celles-ci n’existent pas à large échelle.»

Le spécialiste accepte toutefois de donner plusieurs indications. Sur le néerlandais de Belgique tout d’abord, qui conserve en bonne place une forme polie. «Ce fameux “u” est plus fréquent dans le néerlandais de Belgique que dans celui des Pays-Bas. Ce qui signifie qu’en Flandre, on vouvoie dans davantage de contextes qu’on ne le fait aux Pays-Bas.»

Michel Francard en vient ensuite aux parlers régionaux, restés vifs pendant une partie du XXe siècle au sud du pays. «Dans la plupart des parlers romans de Wallonie, le tutoiement était jugé déplacé et même grossier, révèle-t-il. C’est la raison pour laquelle des personnes de statut identique pouvaient se vouvoyer ou des parents en faire de même avec leurs enfants. En conséquence, il n’est pas impossible, selon moi, que ces habitudes linguistiques aient percolé dans certains usages en français, notamment chez des locuteurs aujourd’hui plus âgés.»

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire