Il est illusoire d’imaginer que le système judiciaire, surchargé, donnera suite à toutes les infractions. © getty images

Pourquoi le politique fantasme-t-il encore sur la «tolérance zéro»?

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Les autorités politiques avancent encore régulièrement le principe de la tolérance zéro. Son efficacité est pourtant remise en cause de longue date.

Tolérance zéro face aux excès de vitesse, aux violences envers les policiers ou envers les femmes, à la drogue, au hooliganisme, au racisme, aux incivilités et on en passe. Telle une recette miracle, cette bonne vieille doctrine refait régulièrement surface, encore et toujours, lorsqu’il s’agit d’éradiquer un phénomène dérangeant. On entend le ras-le-bol, on promet des mesures fortes, on traquera tout ce qui ne file pas droit. Et on sanctionnera, plus vite et plus fort.

Il ne faut pas chercher bien loin pour en trouver des occurrences. La presse cite régulièrement tel responsable politique qui promet une tolérance zéro face à de tels agissements. Dans leur accord de gouvernement, les partis de la Vivaldi n’annonçaient-ils pas que «les violences envers la police et les secouristes seront fermement combattues par une politique de tolérance zéro»? Le slogan a été répété à plusieurs reprises par la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden (CD&V), et le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), ce qui a placé ce dernier dans une position d’autant plus inconfortable lorsque plusieurs de ses invités eurent un comportement indélicat à l’égard de la police cet été.

A vrai dire, le gouvernement fédéral précédent, formé en 2014, se faisait lui aussi le chantre de la tolérance zéro, pour lutter contre les discriminations à l’embauche, contre les violences, contre la consommation de drogues dans l’espace public. Une dizaine d’années plus tard, ces phénomènes semblent ne pas avoir pas disparus.

Tolérance zéro, une vieille recette

Si la tentation est forte d’avoir recours au slogan, elle n’est en réalité pas neuve. La doctrine de la tolérance zéro est communément associée aux politiques menées à New York sous l’ère de Rudolph Giuliani, qui en fut le maire de 1994 à 2001, visant les infractions à la qualité de vie des citoyens. La «criminalité de rue», en d’autres termes. Il s’agit alors, le plus souvent, de transposer ses principes dans d’autres régions du monde, pour contrer des faits de délinquance ou de criminalité, en milieu urbain essentiellement.

«Dans les grands principes de la tolérance zéro, il y a cette idée qu’on doit punir plus sévèrement les délinquants à la moindre infraction. On raccourcira le délai entre l’infraction et la condamnation, tout en renforçant les moyens de l’institution policière», résume Sophie André, professeure de criminologie à l’ULiège. Les tenants de la doctrine supposent qu’il faut serrer la vis, mettre fin à une politique trop laxiste.

La tendance veut aussi que «de plus en plus de comportements sont érigés en infraction, de telle sorte qu’on sanctionnera davantage, qu’on mettra plus de gens en prison, etc.», ajoute Christine Guillain, professeure de droit pénal à l’université Saint-Louis. «La notion de délinquance est extensible, on peut y mettre un ensemble de comportements considérés comme des désordres sociaux», tels que la mendicité, par exemple, poursuit Sophie André.

La tolérance zéro a fait florès dans les années 1990 à New York, donc, mais il est important de replacer cette politique dans le contexte singulier d’une ville, à un moment de son histoire, en proie à d’importants phénomènes de délinquance et de criminalité. Parmi les éléments de contexte, on peut citer la crise financière de la ville et le déclin industriel des années 1970 et 1980, une contestation liée à la discrimination raciale, une augmentation de la consommation de stupéfiants (du crack, en particulier), l’exode du centre-ville de la classe bourgeoise, le délabrement immobilier, le manque d’emploi ou encore, plus globalement, l’extinction de l’Etat-providence, énumère Sophie André.

La doctrine est associée aux politiques menées à New York sous l’ère du maire Rudolph Giuliani, de 1994 à 2001.
La doctrine est associée aux politiques menées à New York sous l’ère du maire Rudolph Giuliani, de 1994 à 2001. © belgaimage

Ce contexte était propre au New York de la fin du XXe siècle, rendant toute transposition à la lettre de la politique de tolérance zéro peu pertinente. «Ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas de similitudes, sur certains points, avec le contexte économique et social traversé aujourd’hui par plusieurs grandes villes européennes», y compris en Belgique.

La tentation de la répression

La tentation peut dès lors être grande d’avoir recours au slogan de la tolérance zéro, face à une augmentation de la visibilité de la consommation de drogues ou de la mendicité, pour ne citer que deux exemples. L’idée selon laquelle une répression musclée est une réponse adéquate sera attirante, d’autant plus auprès de formations politiques qui font des thématiques sécuritaires leur cheval de bataille. De ce point de vue, la montée en puissance de partis populistes ou d’extrême droite constitue un terreau favorable à la subsistance de la doctrine.

«Il est possible que la campagne électorale en Belgique favorise aussi la thématique sécuritaire, observe Christine Guillain. Il suffit d’observer certains discours autour de la sécurité aux abords des gares du Midi et du Nord à Bruxelles, de certaines violences ou encore de la consommation de crack. Attention, je ne dis pas que ce ne sont pas de vrais problèmes auxquels il ne faudrait pas s’attaquer.» L’approche répressive est cependant loin d’être la seule et la plus efficace en la matière. «Or, depuis la pandémie, notamment, je redoute qu’on se trouve dans un tunnel sécuritaire et répressif», considère Christine Guillain.

A New York, l’ère de la tolérance zéro s’est bien soldée par une baisse de la criminalité, ce qui a pu apparaître comme une confirmation de son efficacité. Mais à l’analyse, les études ont déterminé que ce sont, une fois encore, des éléments de contexte qui ont joué, plutôt qu’une politique de répression à proprement parler.

«Il convient de voir cela comme un combo. Un élément seul n’explique pas la baisse de la délinquance. Si c’était la tolérance zéro ou n’importe quelle autre recette, ça se saurait et tout le monde l’appliquerait depuis longtemps», fait remarquer Sophie André.

Un élément seul n’explique pas la baisse de la délinquance. Si c’était la tolérance zéro ou n’importe quelle autre recette, ça se saurait et tout le monde l’appliquerait depuis longtemps.

Sophie André

En l’occurrence, complète la criminologue, «les périodes de crise ne sont pas éternelles». Le temps fait son œuvre, tout simplement. La consommation de crack a aussi évolué, le marché des stupéfiants se transformant. «L’appareil policier s’adapte, identifie les réseaux, les démantèle», sans que cela ne soit nécessairement lié à un slogan politique. Dans le même temps, la démographie ou la conjoncture socioéconomique peuvent évoluer favorablement et contribuer, parmi d’autres facteurs, à une diminution du désordre urbain.

Tout dépend, finalement, de ce que recouvrent les termes de «tolérance zéro» lorsqu’un responsable politique ou une autorité les prononce. Interprété de façon radicale, le vocable suppose qu’il est envisageable d’éradiquer totalement une déviance de l’espace public, comme s’il était possible d’exercer un contrôle total sur les comportements. C’est inenvisageable intellectuellement et les criminologues s’accordent sur le fait que la résolution de problèmes sociaux ne passe certainement pas uniquement par le déploiement d’actions répressives.

Il existe d’ailleurs un malentendu autour de la théorie dite de la «vitre brisée», qui sous-tend régulièrement les discours prônant la tolérance zéro, qu’elle soit formulée explicitement ou non. Cette hypothèse est née dans les années 1980 aux Etats-Unis et a rencontré son petit succès. En résumé, c’est l’idée selon laquelle une vitre brisée dans un immeuble, si elle n’est pas réparée rapidement, conduira à ce que les autres vitres le soient aussi. Et dans cet environnement dégradé, la délinquance s’engouffrera d’autant plus aisément.

La théorie porte essentiellement sur le sentiment d’insécurité généré par les incivilités, plutôt que par les faits de délinquance à proprement parler. «Souvent réduite à sa plus simple expression», comme le constate Sophie André, cette hypothèse porte à croire qu’il convient de réprimer toutes les incivilités. Pourtant, c’est bien sous le prisme de la prévention, du lien social et accessoirement du travail proactif de la police qu’il convient de l’interpréter.

Réprimer dans le simple but de réprimer ne portera donc que rarement ses fruits, d’autant plus qu’il s’agit de comportements de personnes dans des situations particulières. «Si vous enlevez des déchets de la voie publique, ils disparaîtrant instantanément, du moins pour un temps. Mais qu’en est-il pour une personne interceptée pour consommation de stupéfiants ou pour racolage?», illustre Sophie André. Des questions bien plus complexes surviennent automatiquement. Comment s’est-elle retrouvée là? Quelles réponses la société peut-elle fournir? Comment prendre la problématique en charge? Etc.

Poursuivre tout, une illusion

Une politique de tolérance zéro peut aussi mettre en lumière des problèmes sous-jacents. Se concentrer sur une problématique ne revient-il pas à en délaisser d’autres? Inévitablement, la question des moyens alloués à la police et à la justice se posera. «En Belgique, sur l’ensemble des infractions, la proportion des classements sans suite avoisine 70%», selon les statistiques recensées auprès des parquets, rappelle Christine Guillain.

Les justifications sont de diverses natures, lorsque le parquet traite une affaire sans poursuites pénales. Les motifs peuvent être techniques (charges insuffisantes, auteur inconnu, etc.) ou d’opportunité (prescription, capacité de recherche insuffisante, autres priorités, etc.) «Mais s’imaginer que le système judiciaire, déjà complètement surchargé, se mettra à donner suite à toutes les infractions est complètement illusoire», considère Christine Guillain. Un raisonnement similaire pourrait sans doute être tenu à propos du système carcéral, s’il venait à l’idée de responsables politiques de prôner des incarcérations systématiques en vertu d’un principe de tolérance zéro, qui ressemble davantage à un slogan qu’à un projet de lutte contre la délinquance et la criminalité.

Violences conjugales: «Un avant et un après»

En matière de tolérance zéro en Belgique, l’ambition née à Liège il y a une vingtaine d’années d’en finir avec les violences conjugales constitue sans doute un cas d’école, tant elle a marqué les esprits. En 2004, la procureure du roi de l’époque, Anne Bourguignont, mettait sur pied ce qui allait s’appeler la «circulaire tolérance zéro». L’écrasante majorité des faits de violence conjugale était alors classée sans suite, ce à quoi elle entendait mettre fin.

L’expérience liégeoise allait servir de laboratoire, si bien qu’en 2006, une circulaire en matière de violences conjugales voyait le jour sous l’impulsion de la ministre de la Justice Laurette Onkelinx (PS). «A l’époque, parmi les acteurs de la justice, certains trouvaient la circulaire d’Anne Bourguignont excessive, jusqu’à l’appliquer de manière caricaturale, comme pour démontrer par l’absurde que c’était irréalisable», se souvient Jean-Louis Simoens, coordinateur du Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE), dont le siège se trouve à Liège.

Qu’en reste-t-il deux décennies plus tard? «On venait d’une situation où 99% des dossiers étaient classés sans suite. Aujourd’hui, on est à 74%», ce qui demeure bien éloigné de l’objectif zéro. «Mais attention, classer sans suite ne signifie pas que rien n’est fait. A minima, il y a une convocation devant un magistrat, un rappel de la loi, ou la volonté de mettre quelque chose en place», tempère-t-il.

« Je peux en témoigner, il y a un avant et un après », ajoute Jean-Louis Simoens, nuancé.

C’est que, au-delà du slogan, les ambitions de l’époque ont participé à la création d’un «arsenal de mesures périphériques» et d’un environnement plus favorable à la lutte contre le phénomène. «On a commencé à tenir compte des enfants, à parler de violences intrafamiliales. Indéniablement, il y a eu à l’époque un décloisonnement, les acteurs de la police, de la justice, de la politique et de l’associatif se sont mis autour de la table. Les policiers et les magistrats sont désormais formés. Il ne faut pas non plus minimiser l’impact sur l’évolution des esprits, dans la population», reconnaît encore Jean-Louis Simoens.

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