Moi, mioche et gênant: pourquoi la société supporte de moins en moins les enfants (enquête)

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Restaurants, hôtels, avions… De plus en plus d’entreprises proposent à leurs clients des «espaces sans enfants». Une tendance venue de l’étranger, encore timide en Belgique.

Un «cauchemar». Un «enfer». La «galère». Ces propos d’usagers du chemin de fer et des transporteurs aériens ne font pas référence à une quelconque grève. Le «cauchemar», ici, c’est l’enfant assis sur le siège d’à côté ou le bébé qui pleure à bord. Depuis plusieurs années, dans la presse et, surtout, sur les réseaux sociaux, les témoignages de voyageurs incommodés par la présence (sonore, forcément) de la progéniture d’autrui se multiplient. Dans les comptes «Passengers Shaming» en particulier, qui dénoncent les incivilités en avion tout en affichant des individus filmés à leur insu. Dans Vivre sans. Une philosophie du manque (éd. Climats), paru en janvier dernier, Mazarine Pingeot mène une réflexion sur les entreprises parvenues à transformer le manque en argument commercial. Après le «sans sucre ajouté», le «sans alcool», le «sans contact», la philosophe s’interroge sur les prémisses du «sans enfants». Car, désormais, on achète l’absence, transformée en valeur ajoutée, monétisée.

Un phénomène déjà étudié par Corinne Maier dans No Kid. Quarante raisons de ne pas avoir d’enfant (Michalon, 2007): de plus en plus de Belges revendiquent ne pas vouloir se reproduire (13% entre 25 et 35 ans, selon une étude menée par la VUB en 2021). Sur les réseaux sociaux, les «dinks» (double income no kids, double revenu sans enfants) affichent crânement leur bonheur, en exposant leur liberté de voyager, de s’adonner aux loisirs ou de faire la grasse matinée quand les «ginks» (green inclinations no kids) refusent la procréation, au nom de l’écologie et de leur emprunte carbone. De fait, depuis 2011, la natalité a chuté de 12%, selon Statbel.

Désormais, on achète l’absence, transformée en valeur ajoutée, monétisée.

Même chez Disney

A l’évidence, un malaise existe et son expression est désormais assumée pour qu’ait émergé un marché «adult only». Aux Etats-Unis, la tendance est ancienne et a pris une croissance telle que même Disney a ajusté une partie de son offre. De plus en plus fréquentées par des disneymooners (des adultes nostalgiques et grands fans), certaines activités du géant mondial du divertissement se sont adaptées au «kids free». Des hôtels sont dédiés aux plus de 18 ans. Ses gigantesques navires sillonnant les eaux des Bahamas, de l’Alaska, des Caraïbes ou encore du Canada sont désormais structurés en zones «adults only» et «kids only», rigoureusement hermétiques.

Discret, le phénomène se révèle planétaire. En 2023, on dénombre 1.544 hôtels sans enfants dans le monde. A titre de comparaison, on en recensait 682 en 2016. La grande majorité se situe en Europe méditerranéenne – les Baléares en tête. L’offre connaît notamment un succès croissant en Allemagne et prend de l’ampleur en Belgique, même si elle demeure encore timide.

Promettre une prestation certifiée exclusivement réservée aux plus de 12 ans, 14 ans ou 16 ans fait vendre. Le groupe TUI, leader du voyage en Belgique, évalue à 15% la part actuelle des demandes de réservation pour des établissements «sans enfants». Son offre a triplé en dix ans pour atteindre 16% du catalogue. Il en va de même pour la plupart des tour-opérateurs. Par ailleurs, de plus en plus d’hôtels, plutôt de standing, créent, au sein même de leurs installations, des espaces pour les seuls adultes. Au Club Med, premier sur le créneau, où des villages entièrement ou partiellement dédiés aux adultes existent depuis de nombreuses années, la part des voyageurs sans enfant a augmenté de 5% en quatre ans. L’entreprise multiplie désormais aussi les aires (coin lecture, bar, restaurant, hébergements) enfants non admis.

Ce qui ressemblait à une niche commerciale devient une nouvelle exigence touristique.

Disney, royaume magique des enfants, a lui aussi succombé aux activités «adults only». © Getty Images

Le nouveau standard?

Selon les professionnels interrogés, ce qui ressemblait à une simple niche commerciale est en train de devenir une nouvelle exigence touristique. Le «no kids» évoluerait en standard, une prestation comme une autre. Les établissements qui bannissent les moins de 16 ans (voire 18 ans) attirent particulièrement les couples de moins de 30 ans à la recherche de tranquillité, et les plus de 50 ans qui n’ont plus d’enfant à charge, sont parfois grands-parents et veulent profiter d’un moment de calme, loin de toute progéniture. Pour Jean-Didier Urbain, sociologue spécialiste du tourisme et anthropologue, «le tourisme de masse, où l’on agrégeait tous les modèles familiaux dans le même mouvement, va vers sa fin. Des offres segmentées, personnalisées, tendent donc à se multiplier.»

Les compagnies aériennes se sont jusqu’ici modérément aventurées sur ce terrain. Les opérateurs asiatiques, cependant, proposent depuis longtemps des zones «no kids» dans leurs avions, moyennant supplément, évidemment. Depuis 2013, la plupart des A330 d’Air Asia disposent d’une «zone calme» où seuls peuvent s’installer les enfants âgés de plus de 10 ans. Sur ses lignes, Malaysia Airlines a aménagé un espace sans enfants et a interdit la première classe aux moins de 12 ans. De son côté, depuis 2021, Japan Airlines permet, à la réservation, de visualiser sur un plan de l’appareil les places qui seront occupées par des moins de 2 ans. Enfin, depuis novembre 2023, la compagnie turco-néerlandaise Corendon Airlines a introduit une zone réservée aux plus de 16 ans sur la liaison Amsterdam-Curaçao. Une première en Europe. Les spécialistes du tourisme en sont convaincus: la demande pour ce genre de vol amènera plus que probablement d’autres compagnies à franchir le pas.

15%

des demandes de réservation concernent des établissements «sans enfants» chez TUI, le leader belge du voyage. Son offre a triplé en dix ans.

Les transporteurs ferroviaires invitent également les familles à s’installer dans des carrés spécifiques. L’objectif (inavoué) est de limiter les risques liés à un voisinage possiblement bruyant. La SNCF a ainsi développé son «espace famille» disponible sur certains TGV. Mais l’offre la plus susceptible d’être étendue à l’avenir concerne les «zones de silence», de plus en plus demandées… La SNCB propose, sur certaines lignes, des voitures sans bruit, où les usagers ne peuvent ni parler à voix haute ni téléphoner. L’initiative semble plaire: 70% des voyageurs apprécient la mesure et 30% affirment qu’ils utiliseraient davantage le train s’ils avaient accès à des espaces silencieux.

Les enfants sont aussi devenus persona non grata dans certains restaurants. De façon assumée. Comme chez Feta & Oregano, à Bruxelles, qui «n’accepte les enfants qu’à partir de 16 ans uniquement», ou à la Brassi Beach Terrace, à Ostende, «réservée aux plus de 18 ans» ou encore du Caudalie, à Liège, qui informe subtilement que «la durée du repas et [s]es infrastructures ne sont pas adaptées aux enfants en bas âge». D’autres le font de manière détournée en tentant, avec un brin d’humour, de décourager les parents en indiquant la mention «tout enfant laissé sans surveillance sera immédiatement vendu à un cirque». D’autres, enfin, choisissent d’accueillir les familles en début de soirée, lors d’un premier service, et en proposent un second, sans bambins.

Les enfants, des êtres incomplets

«Jusqu’où va-t-on tolérer le rejet? Va-t-on imaginer des avions sans retraités, des trains sans ados, des cafés sans étudiants?, s’interroge Stéphanie, quadragénaire, mère d’une petite fille habituée à être dévisagée lorsqu’elle s’installe dans un compartiment ou en cabine. Les grossièretés les plus fréquentes émanent d’adultes qui téléphonent, surfent sur leur smartphone, regardent des films sans écouteurs et sur haut-parleur.»

Ne plus supporter les enfants peut s’envisager comme le symptôme d’une crise plus profonde. Dans Uniques au monde. De l’invention de soi à la fin de l’autre (Arkhê, 2023), l’essayiste Vincent Cocquebert estime que nous vivons désormais une ère sociale de repli sur soi qu’il baptise «egocène», faite de «micromondes dépeuplés», créés sur mesure par le système marchand. «En l’absence de discours politique, collectif et fédérateur, l’épanouissement de soi est devenu l’un des principaux buts de nos vies, écrit l’auteur. A force de se créer des petits mondes, nous faisons de moins en moins preuve d’empathie et refusons de plus en plus la confrontation avec l’altérité. Nous sommes désormais repliés sur nous-mêmes et en lutte permanente avec un monde que l’on souhaiterait soumettre à notre mesure.»

Hormis les compagnies asiatiques, le secteur aérien s’était jusqu’ici modérément aventuré sur le terrain «no kids». Les choses changent. © Getty Images

«L’attitude de certains marmots en société pose problème», considère Didier Pleux, docteur en psychologie du développement, auteur de L’Education bienveillante, ça suffit! (Odile Jacob, 2023), convaincu que la pédagogie positive a poussé le curseur trop loin et ne permet pas à l’enfant d’apprendre à gérer ses frustrations. «Rien, aujourd’hui, ne permet d’affirmer qu’ils sont plus pénibles qu’avant, défend Sophie Brasseur, psychologue à l’UCLouvain. Dire que c’était mieux avant est un vieux refrain, commun à toutes les générations!»

«Les enfants dérangent pour la seule raison qu’ils sont des enfants.»

Les parents sont en revanche plus exigeants avec leur progéniture. «Les attentes des parents sont de plus en plus fortes en matière d’éducation, avance Julie Delalande, anthropologue de l’enfance et de la jeunesse, professeure à l’université de Caen. On attend parfois qu’ils se comportent comme des adultes. Or, les enfants sont des êtres qui ne peuvent pas avoir les vertus de contrôle que nous désirons, les vertus de filtres sociaux. Ils ont encore trop à apprendre, ils sont trop incomplets. Cris, larmes, colère…» Ainsi, les adultes ne supporteront pas leurs enfants s’ils «ne répondent pas aux règles qu’ils édictent». Pour la spécialiste, ce marché du «no kids» illustre le décalage entre la théorie et la pratique, entre le grand principe érigé en maître du bien-être de l’enfant, autorisé à s’exprimer et que l’on se doit d’écouter, et sa mise en application, loin d’être universelle et constante. «Les enfants dérangent pour la seule raison qu’ils sont des enfants. Ce n’est pas parce qu’ils jouent, qu’ils font un peu de bruit qu’ils sont mal éduqués.»

Faire société

C’est bien la société qui a changé, et non uniquement les mômes. L’individualisme actuel, notamment, est responsable de cette intolérance à leur égard. La sédentarité en rend certains plus excités et donc plus «turbulents». Pour Sophie Brasseur, il est clair «qu’on voit moins les enfants dans l’espace public». C’est d’ailleurs pour cette raison, selon elle, que l’on est exaspéré «lorsqu’on en voit dans le train». «Les parents ne sont pas les seuls responsables de l’éducation des enfants. Ils doivent pouvoir compter sur le collectif des autres adultes. Tout éduque un enfant. L’éducation des parents, mais aussi le regard que porte la société sur lui», assure-t-elle. C’est le principe de l’éducation collective. Les regards noirs et insistants à l’égard des enfants bruyants dans un train ou un avion, participent donc à son éducation. «C’est aussi le principe de faire société», ajoute-t-elle.

D’où la nécessité de permettre aux enfants un plein accès à l’extérieur, afin qu’ils multiplient les interactions aux vertus potentiellement éducatives, qu’ils apprennent à «faire société». Or, dans les villes occidentales, les enfants ont déjà déserté les rues. Un phénomène lié au développement de la voiture et à la peur du danger chez les parents, la crainte du pédophile qui rôde, des bandes, des trottinettes qui foncent sur les trottoirs. «La présence d’enfants non accompagnés dans les espaces publics éveille la suspicion, les laisser jouer ou se déplacer sans surveillance étant progressivement devenu un marqueur de négligence, voire d’irresponsabilité parentale», observe Clément Rivière, maître de conférences en sociologie à l’université de Lille, auteur de Leurs enfants dans la ville. Enquête auprès de parents à Paris et à Milan (Presses universitaires de Lyon, 2021). Un retrait qui s’amplifie encore avec Internet, les téléphones mobiles et les réseaux sociaux. «Le recentrage des sociabilités enfantines vers le domicile est ainsi favorisé par la diffusion de la téléphonie mobile et de l’accès à Internet, qui permettent le maintien d’une relation avec les pairs depuis le domicile», souligne le sociologue. L’enfance, qui se déroulait dans l’espace public, s’est retirée dans les chambres, très souvent devant un écran. L’espace à découvrir s’est extrêmement rétréci. Résultat: les enfants évoluent désormais presque exclusivement sous le regard des adultes.

300 mètres

En quatre générations, l’autonomie de déplacement d’un enfant de 8 ans s’est réduite de dix kilomètres à 300 mètres.

Les enfants, seuls au monde

Cette antipathie pour les gamins s’infiltre jusque dans les rites les plus anciens comme le mariage. Il n’est plus rare de convier les invités sans leurs enfants. Les demandes émanent surtout de couples jeunes, issus de catégories socioprofessionnelles favorisées, répondant à l’envie de faire la fête sans stress. «Ce jour-là, les enfants ont le droit de tout faire parce que les parents sont trop occupés à faire la fête. Ils font en sorte d’être les rois de la journée, se donnent en spectacle ou bousillent l’ouverture du bal, car ils s’éclatent sur le dance floor comme s’ils étaient seuls au monde», justifie Marie sur le forum mariage.be. «Les parents sont accaparés, fatigués, et doivent partir plus tôt sans avoir pu profiter de l’événement», renchérit Karolinka.

Une cérémonie sans les enfants ne fait pas encore l’unanimité. «Pour avoir moi-même vécu cela, oui ça m’a choquée… Un mariage est une fête familiale et les enfants font partie de la famille», s’indigne Carine. Les organisateurs de mariage, eux, marchent sur des œufs. Ils ont peaufiné un recueil de formules pour faire passer la pilule avec plus ou moins de délicatesse. Mariage.be, le site numéro un du mariage en Belgique, conseille aux futurs époux d’opter pour cette formulation sur leur faire-part: «Vos enfants se feront une joie de garder leurs grands-parents pour la soirée.» L’invitation peut être plus habillement catégorique («Pensez à réserver votre baby-sitter dès maintenant», en y glissant la carte de visite d’une nounou), très franche («Nous vous précisons que la cérémonie, le cocktail et le dîner se dérouleront sans les enfants»), voire carrément tranchante («Adultes uniquement»). Ou légèrement hypocrite: «Malgré la joie que susciterait la présence d’enfants à notre mariage, nous ne pouvons les accueillir par souci de sécurité sur le lieu de réception»…

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