© VINCI

Pascal Chabot, philosophe: «Désirer du sens, c’est créer du commun» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le philosophe Pascal Chabot, professeur à l’Institut des hautes études des communications sociales (Ihecs), poursuit son exploration de l’évolution de la société humaine avec un ouvrage consacré au sens, Un sens à la vie. Enquête philosophique sur l’essentiel. Il tente de déterminer ce que l’être humain cherche dans la quête de sens, d’un sens à la vie.

Le philosophe Pascal Chabot, professeur à l’Institut des hautes études des communications sociales (Ihecs) à Bruxelles, poursuit son exploration de l’évolution de la société humaine avec un ouvrage consacré au sens, Un sens à la vie. Enquête philosophique sur l’essentiel (1). On le comprend assez rapidement à sa lecture. Ce n’est pas un manuel de développement personnel. Ce n’est pas non plus un essai sur ce qu’est le sens. «Définir ce qu’est le sens, on peut l’effectuer assez formellement, mais ce n’est pas suffisant», estime l’auteur. «En revanche, essayer de caractériser cette quête de sens, c’est plus intéressant». Le dernier livre de Pascal Chabot tente donc de déterminer ce que l’être humain cherche dans la quête de sens, d’un sens à la vie. Depuis Global Burn-out (PUF) publié en 2013, il a bâti une solide pensée philosophique qui fait sens.

Qu’est-ce qui provoque la demande accrue de sens que l’on constate aujourd’hui?

La complexification du monde et son corrélat, le fait que nous sommes souvent perplexes face à ce que nous vivons et à ce que nous voyons, expliquent cette demande accrue de sens. Autre explication: les grands discours donneurs de sens sont aujourd’hui ou disqualifiés ou insuffisants. Dans la foulée du déclin de ces récits, est né un individu –c’est très lié à la pensée de Mai 68– qui a voulu répondre à la question du sens de la manière où il l’entendait. Cet épanouissement a produit une grande liberté. Sauf qu’une cinquantaine d’années plus tard, on s’aperçoit que la figure de l’individu souverain est fissurée par la contradiction entre son désir et l’état du monde, les contradictions entre lui et le système, les difficultés d’adhérer à tout. Une évolution à laquelle a contribué l’absence de grand discours pour cacher ou pour justifier les évolutions du monde.

Vous distinguez trois significations au mot sens: ce qu’on perçoit (sensation), ce qu’on comprend (signification), et ce qu’on peut intégrer à un devenir (orientation). Les trois pôles sont-ils indispensables pour créer du sens?

Ces trois pôles sont nécessaires. Je ne vois pas une existence qui se contenterait de sensations. Certains ont pu écrire que le ressentir est lui-même sa propre fin. Cela fonctionne cinq minutes, un quart d’heure, mais pas toute une journée. Une vision du monde faite uniquement de significations, dans un intellect pur en oblitérant les sensations, ne serait pas davantage satisfaisante. Et puis, il y a toujours la question du devenir, de la finalité, du «à quoi bon?». Donc, la question de l’orientation est aussi importante.

Le flot d’informations accessibles permis par l’essor du numérique est qualifié par vous de «surconscient». Que change ce nouveau facteur dans la quête de sens de l’être humain?

Il change tout. D’abord, il faut dire clairement que le branchement au numérique est un enrichissement. On ne pourrait plus s’en passer. Mais ce qui m’intéresse, c’est en quoi et quand il devient problématique, le moment où se produit un clash entre le conscient et le surconscient de la même manière que le freudisme a inspecté les clashs entre le conscient et l’inconscient. En travaillant sur la question de la santé mentale, notamment sur le burnout, je me suis rendu compte que les grandes catégories de la psychanalyse, à commencer par le recours à l’inconscient, sont moins monopolisées et moins utiles dans des cures pour patients épuisés professionnellement, ou affectés par les angoisses de la société contemporaine, l’éco-anxiété, les névroses… Le problème, dans ces cas-là, ne provient pas du branchement de nos consciences à notre inconscient mais plutôt du fait que nos consciences sont happées par le numérique, ce surconscient, qui est véritablement habité d’une conscience. Le branchement au numérique, à ce surconscient, n’est pas juste la connexion à une base de données inertes. Les intelligences artificielles, par exemple, commencent à transformer le surconscient lui-même. Elles vont l’adapter de plus en plus à l’utilisateur. Je suis persuadé qu’il y aura à l’avenir une personnalisation de l’IA. Il y aura autant d’intelligences artificielles qu’il y aura d’individus. Cette coupole numérique est véritablement une surconscience.

En quoi la confrontation à ce surconscient complique-t-elle la recherche de sens?

D’abord, il altère notre rapport à la sensation. Quand nous consultons notre écran, nous sommes là sans être là, nous ne sommes nulle part. Avec passion. On ne pense pas assez à la réaction que doivent avoir des jeunes enfants, des animaux comme les chiens et les chats devant des humains rivés à leur écran. Ils doivent se dire «mais qu’est-ce qui se passe?», «quelle est cette concurrence, qui fait des humains des êtres happés?». Cela change beaucoup la sensation. Cela consacre sûrement la fin d’un monde de significations relativement stable, commun, partagé et peu évolutif. Quant aux orientations, il est sûr que le branchement au surconscient ouvre la voie à une série de vies possibles fondamentalement plus intéressantes, et plus large que ce qu’elles étaient il y a encore un siècle, où l’éventail des choix était très restreint. La réalité peut parfois ramener un peu de raison dans ce fantasme. Mais les trois pôles du sens sont transformés. Le circuit du sens est altéré, enrichi, complexifié… Mais cette évolution peut aussi créer de nouveaux types de désorientation ou amplifier le sentiment de n’absolument plus rien comprendre.

«Déléguer l’écriture à l’intelligence artificielle est tout à fait vertigineux.»

L’un des principaux dangers du numérique est-il de créer davantage de «communautaire» que de «commun»?

Observez un immeuble dans n’importe quelle ville. On peut imaginer le type de paroles, de sens, qui y circulaient entre les individus, entre les familles, auparavant. Les informations étaient facilement partagées d’un étage à l’autre. Il y régnait une série d’interactions qui créaient ce commun: la langue, la catégorie socioéconomique… Aujourd’hui, ce même espace rassemble des personnes qui sont de plus en plus connectées à un surconscient qui les extrait totalement de cette réalité géographique qu’est l’immeuble. Cela entraîne une grande fragmentation qui met clairement à mal le commun. Je ne suis pas anticommunautariste. Je peux comprendre que les communautés aient le désir d’exister. On ne peut pas faire un procès a priori de la communautarisation. Cependant, la difficulté de trouver du commun, la fin d’un monde commun comme le diagnostiquait Eric Sadin dans L’Ere de l’individu tyran (Grasset, 2020), est aussi la fin de l’universel, c’est documenté philosophiquement depuis 150 ans. C’est un deuil extrêmement important. On ne sait pas par quoi le remplacer.

«Quand nous consultons notre écran, nous sommes là sans être là», constate Pascal Chabot. © Getty Images

Les habitants de votre immeuble, peuvent-ils être connectés pendant plusieurs heures par jour, et aussi organiser une fête des voisins? Est-ce le dilemme entre ce que vous identifiez comme «oser savoir» ou «se laisser guider par les recommandations des réseaux sociaux»?

Oser savoir, c’est la bonne vieille devise des Lumières. J’essaie de produire une philosophie qui n’enferme pas dans des dilemmes. Le XXe siècle, en opposant la nature et la culture et une série d’autres binômes, a été structuré par une opposition et par une obligation de choisir. Face à cette complexité, on n’est pas dans l’obligation de choisir. Et effectivement, des personnes ont le souci de retisser des liens tout en étant des génies de la balade dans le surconscient, qui nourrit parfois leur tissage. Il y a bien des manières d’inventer d’autres chemins, c’est ce qui me rend fondamentalement optimiste. L’humain est par excellence un créateur de nouveautés et il serait impossible de dire a priori que des constructions de sens intéressantes ne sont pas possibles dans tel ou tel domaine.

Rechercher un sens à la vie, est-ce introduire de l’essentiel dans sa vie quotidienne?

Oui. Il s’agit d’essentialiser véritablement, de faire un tri entre ce qui est précieux, ce qui importe et ce dont on peut se passer. Les réflexions sur l’essentiel me poussent à dire que les moments où l’on a une forme de jonction entre ce que l’on aime et ce que l’on comprend, la passion-raison, sont extrêmement importants. On aime passionnément nos enfants, mais ce n’est pas juste de l’émotion et de la passion. C’est aussi de la raison. On a là presque un critère de ce qui donne véritablement du sens: repérer une autre dimension de l’essentiel, la qualité. J’ai écrit il y a plusieurs années un livre intitulé Le Traité des libres qualités. Je reprends cette notion-là parce qu’elle est une des caractéristiques du faire. Faire comment, faire quoi…, avec tous les problèmes liés à l’éthique que cela soulève.

Le processus de marchandisation du langage induit par l’utilisation de l’intelligence artificielle entraîne-t-il fatalement un appauvrissement intellectuel?

Le débat sur l’intelligence artificielle me semble assez mal posé. On se demande si ces machines sont intelligentes. Il est tellement difficile de définir l’intelligence qu’il faut peut-être contourner la question en se disant que ces outils sont des machines auxquelles on délègue l’écriture. Chat GPT peut écrire une réponse sensée aux questions qu’on lui pose sur la base d’une série de données qu’il peut consulter et agréger différemment. Il est certain que c’est une grande réussite technologique. Cette réussite est une délégation suivant le processus de la modernité qui a vu l’humain déléguer tant et tant de choses aux machines. Maintenant, on délègue l’écriture. C’est énorme parce que l’écriture nous a permis de savoir qui on est, d’exprimer ce qui nous importe, ou de répéter ce que l’on a dit. Pour l’être humain, l’écriture est souvent de l’ordre de la création et, même, de la création de soi par soi. Déléguer l’écriture à l’IA est tout à fait vertigineux. C’est en cours, et va certainement s’amplifier avec, effectivement, des phénomènes de marchandisation. On finira par avoir divers types de tarifs pour différentes qualités d’écriture. Bien sûr, selon les catégories socioprofessionnelles, les types d’éducation ou les milieux d’origine, il existe déjà des différences dans la pratique du langage. Mais dans ce cas-ci, cela passera par la médiation de la machine, sans doute sous la forme d’abonnements distincts. Un nouveau glissement s’opérera parce qu’il y aura un formatage, et que ne seront pas employées des paroles personnelles, mais les «mots de la tribu». Et puis, l’étape d’après –il faut l’anticiper– consistera à ce que les contenus, suggérés ou rédigés pour l’individu, seront politiquement de plus en plus contrôlés. La question «la démocratie est-elle un bon régime?» aura des réponses différentes selon que l’algorithme de l’intelligence artificielle appartiendra à la Chine ou au Luxembourg… C’est le danger, parce que qui maîtrise le langage, maîtrise aussi les consciences. Or rien n’est plus démocrate, comme pratique, que le langage. On ne peut pas obliger un individu à utiliser tel mot plutôt que tel autre. La spontanéité dans le langage est importante. Elle est jugulée par les organisations dans lesquelles on évolue. Dans un contexte professionnel, on sait qu’il faut faire en sorte que notre langage respecte tel ou tel code. C’est tout l’implicite du sens commun d’une organisation humaine. Mais à partir du moment où ce sens commun sera davantage contrôlé par la machine, on sera dans un autre type de civilisation. Cela étant, il y aura aussi toujours –c’est cela qui est intéressant– des circuits de sens avec d’autres types de création, avec d’autres façons de repenser les orientations, avec d’autres résistances… Ces circuits de sens ont souvent un ou deux temps d’avance sur la formalisation du sens par le système.

Néanmoins, comment prévenir cette perspective inquiétante?

C’est toute la question de savoir ce que sera la littérature, le journalisme… dans 40 ans. La plupart des écrivains et des journalistes se la posent aussi. Que seront les mémoires de fin d’études des étudiants dans 40 ans? On peut penser –les jeunes générations n’ont pas peur de cela– que cela donnera des couplages très réussis, très féconds. Mais ce sera absolument incomparable à tout ce que l’on connaît. On peut imaginer qu’une littérature tout à fait intéressante naisse de ces couplages. Mais ce ne sera certainement pas la littérature qu’on a connue. Je suis tout de même persuadé qu’une série d’individus reprendront la tâche de faire vivre un humanisme dans ces nouveaux dispositifs. Chaque époque doit réinventer l’humanisme. Chaque époque doit réinventer ce qu’on appelle le sens. C’est pour cela que la philosophie, même si elle valorise un patrimoine, est une discipline qui est traversée par le désir de faire du nouveau, de faire des choses qui parlent aujourd’hui. Le défi sera peut-être plus important qu’auparavant, avec ces outils beaucoup plus puissants d’aujourd’hui. Pour autant, je ne pense pas que l’on puisse dire que ce sera la fin des luttes d’émancipation… Ce sera différent.

«Chaque époque doit réinventer l’humanisme. »

Faudrait-il imposer des limites à l’intelligence artificielle et légiférer?

Oui. Même en étant très attaché à la liberté d’expression et en n’étant pas dans une mentalité de vouloir toujours tout réguler, j’observe que les dégâts que causent les réseaux sociaux à une société, ce que j’appelle les «digitoses de polarisation», sont profonds et nocifs par rapport à ce qu’est faire société. La régularisation est importante. Mais elle est très difficile à penser parce que le libéralisme politique occidental, partagé par le socialisme, n’est pas du tout équipé pour réfléchir aux régulations de contenus. C’est pourtant dans ce sens qu’il faut aller. Certains prétendent que cela équivaut à placer des freins de vélo sur un Airbus. On n’est pas dupe. On connaît tous les contournements possibles. Il n’empêche, les régulations sont des reprises en main importantes. Même si elles ne sont pas totalement applicables et suivies d’effets, elles disent les limites. C’est ce qu’a fait le RGPD, le Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne. Peut-être que dans toutes ses applications pratiques, il n’est pas parfaitement opératoire. Mais il rappelle qu’il y a une instance qui peut édicter des règles sur la protection des données et qu’il s’agit de les respecter. C’est un rappel politique important.

Faut-il nécessairement rechercher un sens à sa vie pour bien vivre?

Non. C’est un des fondamentaux de l’existence que de se poser une série de questions. Une fois que cela est dit, on peut tout à fait exister sans être hanté par la question du sens. De même, on peut vivre sans musique. On peut vivre sans philosophie. Et peut-être même peut-on vivre sans amitié. Mais pas aussi bien. C’est tout l’apport de ce genre de questionnement. Par ailleurs, chacun est aussi tel qu’il est. Des personnes cherchent à y voir plus clair et à accompagner le fait brut de leur existence, et celui aussi de devoir mourir, d’une parole qui, peut être, les lie davantage aux autres humains. On est embarqué, mais on n’est pas embarqué seul. La question du sens circule d’abord entre les personnes. C’est ce qui fait son intérêt.

Désirer du sens, c’est créer du commun?

Complètement. C’est forger des langues communes, parler, admirer… Dans cette construction-là, il y a l’énergie de ce qui nous lie. Ce désir aboutit à cela, sans que ce «cela» soit un «quelque chose» à trouver. La quête est plus importante. Elle est une vivification de soi-même.

(1) Un sens à la vie. Enquête philosophique sur l’essentiel, par Pascal Chabot, PUF, 264 p.
© DR

Bio express

1973
Naissance, à Liège.
2008
Chargé de cours à l’Institut des hautes études des communications sociales (Ihecs), à Bruxelles.
2013
Publie Global burn-out (PUF).
2015
L’Age des transitions (PUF).
2016
ChatBot le robot (PUF).
2017
Sortie du film Burning out, dans le ventre de l’hôpital, inspiré du livre Global burn-out et réalisé par Jérôme Le Maire.
2017
Exister, résister, ce qui dépend de nous (PUF).
2019
Traité des libres qualités (PUF).
2021
Avoir le temps. Essai de chronosophie (PUF).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire