Pascale Thumerelle établit une comparaison entre le réchauffement des esprits et le réchauffement climatique. L’industrie de la culture doit assumer ses responsabilités. © Barthelemy Thumerelle

Pascale Thumerelle: «Quand la culture augmente, la haine diminue» (entretien)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Enseignante en responsabilité sociétale des industries, Pascale Thumerelle plaide pour que les industries aient à répondre de leur empreinte culturelle comme elle le font pour leur empreinte carbone.

Pourquoi tant d’invectives, de propos dénigrants, de fake news et de clichés sexués? Enseignante à Sciences Po Paris, Pascale Thumerelle lance un cri d’alerte dans son livre Réchauffement des esprits (1). Le titre évoque, à dessein, le réchauffement climatique. Pour cette spécialiste de la responsabilité sociétale des entreprises, s’il faut diminuer les émissions de CO2, il est aussi urgent de s’attaquer à la diffusion surabondante de contenus haineux, de désinformation et de stéréotypes. Comment? En encourageant les industries culturelles à se montrer responsables. Un sujet que connaît bien celle qui a été directrice, pendant quinze ans, chez Vivendi (Groupe Canal+, Universal Music, SFR…) où elle a créé le département de développement durable et clarifié le champ de la responsabilité des médias. Elle a ensuite lancé le cabinet de conseil Respethica qui aide les entreprises à évaluer leur impact sur la société.

Elle a quitté le groupe Vivendi avant que le milliardaire français Vincent Bolloré en prenne le contrôle et y impose sa marque éditoriale très à droite. Avant aussi que Cyril Hanouna ne dérape régulièrement sur la chaîne C8, dont Vivendi est propriétaire, et que son émission Touche Pas Mon Poste (TPMP) ne devienne un marchepied pour le candidat d’extrême droite Eric Zemmour.

Pour Pascale Thumerelle, on ne peut écrire le scénario délicat du monde de demain sans l’engagement des industries culturelles. C’est pourquoi elle lance un appel au respect de la diversité culturelle, surtout dans un monde de plus en plus pluriel, et prône d’encourager ces industries à répondre de leur empreinte culturelle comme elle le font pour leur empreinte carbone. Car il n’y aura pas de développement durable sans cohésion sociale. Et cela passe forcément par la culture.

Qu’appelez-vous le réchauffement des esprits?

C’est une allusion directe au réchauffement climatique. Cela concerne aussi des émissions surabondantes, sauf qu’ici, on parle d’émissions de contenus haineux, de désinformation, de stéréotypes, qui agissent comme des polluants, nuisant à l’esprit critique, à la cohésion sociale, à l’épanouissement personnel. Tous ceux qui produisent des biens ou des services culturels exercent une grande influence sur nos esprits. Je souhaite susciter une prise de conscience et proposer des moyens d’action.

«La liberté d’expression ne peut justifier l’incitation à la haine, la discrimination, le négationnisme, les injures…»

Le monde culturel, c’est très vaste. Y cohabitent des microentreprises et des mastodontes comme les Gafam, Netflix, Spotify… Ces industries se développent de plus en plus sur Internet.

C’est un secteur difficile à appréhender. Et très puissant, avec les Gafam qui figurent parmi les plus grandes capitalisations boursières mondiales. Ces géants, au départ technologiques, ont envahi les contenus culturels. Microsoft a acheté Activision Blizzard, un des plus grands éditeurs de jeux vidéo au monde, Amazon a acquis la Warner pour augmenter son offre de films et séries sur Prime Video. Internet a transformé le modèle économique des entreprises culturelles, car la porte numérique est souvent devenue le premier accès à leurs contenus. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, le secteur culturel représente 48 millions d’emplois et 3% du PIB. En Europe, c’est même près de 4% des emplois. La responsabilité sociétale des industries culturelles, qu’elles soient petites ou grandes, est évidente.

A propos de l’influence des industries culturelles, vous évoquez les fakes news et les invectives qu’on ne retrouve pas que sur les réseaux sociaux, mais aussi sur des chaînes d’info comme CNews ou Fox News.

Oui, et il est particulièrement inquiétant que ces chaînes de télé comptent sur les réseaux sociaux pour alimenter le buzz. Il existe un lien de résonance direct entre les deux. Avec un paradoxe: ces chaînes, en France ou en Europe, doivent signer des conventions avec les autorités de régulation, qui les obligent, en principe, à respecter le pluralisme, l’honnêteté de l’information, les droits des personnes, la représentation de la diversité. Dans l’audiovisuel, la régulation est plus sévère que pour Internet. Néanmoins, personne n’est obligé de regarder CNews, C8 ou Fox News. Mais ces chaînes ont toutefois une prégnance importante dans le débat public, alors qu’elles brisent parfois la frontière entre les faits vérifiés et les rumeurs. Si les téléspectateurs de Cyril Hanouna regardent aussi Arte ou lisent Le Vif, ils seront confrontés à des points de vue contrebalancés. Mais s’ils se contentent de regarder TPMP, qui touche, en moyenne, de un à deux millions de personnes chaque soir, leur regard sur l’actualité sera biaisé.

Cyril Hanouna a l’habitude d’invoquer la liberté d’expression et le droit à l’humour. Est-ce défendable?

Le droit à l’humour ne permet pas tout. A la différence des Etats-Unis, la liberté d’expression n’est pas illimitée en Europe. Elle ne peut justifier l’incitation à la haine, la violence, la discrimination, le négationnisme, les injures… Quand Cyril Hanouna dénigre les femmes ou les homosexuels dans son émission et favorise les invectives de bas instincts, c’est du réchauffement des esprits. Il a d’ailleurs déjà été sanctionné par le Conseil supérieur de l’audiovisuel pour cela.

«L’utilisation abusive des ressources naturelles vaut aussi pour les ressources culturelles.»

Vous parlez du processus addictif des réseaux sociaux qui touche surtout les jeunes, de TikTok qui nuit à la santé mentale des enfants et de la pornographie très accessible aux mineurs. Les plus jeunes sont-ils en danger à cause d’une partie de l’industrie culturelle?

Ce ne sont pas les technologies qui sont dangereuses, mais l’usage qu’on en fait. En France, en 2022, les 13-19 ans ont passé, en moyenne, 17h48 sur Internet chaque semaine, les 7-12 ans, 9h04, et les enfants âgés de 1 à 6 ans, 6h08. Selon la tranche d’âge, c’est 30% à 50% en plus qu’en 2015. A 12 ans, près d’un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques. Souvenez-vous du projet «Instagram Kids» de Facebook pour les moins de 13 ans dont Frances Haugen, ex-employée de Mark Zuckerberg, avait révélé la toxicité. Cette lanceuse d’alerte compare le conditionnement des plus jeunes à des pratiques numériques invasives avec les agissements de l’industrie du tabac. Il faut aussi parler de la détresse des enfants influenceurs transformés en pubs vivantes par leurs parents ou du «Cheese Challenge», aux Etats-Unis, qui consiste à lancer une tranche de cheddar sur le visage de son bébé en filmant sa réaction pour recueillir un maximum de vues sur YouTube. Tous ces signaux doivent nous alerter. On ne parle pas suffisamment du mal être des jeunes, suite à l’utilisation de leur image sur les réseaux sociaux, dans le débat public.

Autre constat édifiant: la place des femmes dans les industries culturelles. Vous livrez quelques chiffres évocateurs.

Parmi les compositeurs et auteurs-compositeurs musicaux, on ne trouve que 20% de femmes. On observe la même proportion chez les réalisateurs de cinéma, alors que les femmes sont surreprésentées dans les métiers du casting, des costumes, du maquillage. A l’échelle mondiale, 19% des auteurs de livre sont des femmes. En France, moins d’un chef d’orchestre sur dix est une femme. Il n’y a que 15% de femmes à la direction des grandes institutions culturelles; dans le privé, le chiffre est encore plus faible, ce qui démontre qu’il y a là des forces de pouvoir considérables. Il n’est donc pas étonnant que les stéréotypes et les représentations sexuées des femmes aient la vie dure dans les films, les jeux vidéo ou même sur YouTube, qui est un puissant promoteur des stéréotypes sur les femmes. Une étude a montré qu’entre 2007 et 2017, il y avait eu deux fois plus de personnages masculins que féminins dans les films. La Fondation des femmes a mis en lumière que la majeure partie des vidéos hébergées sur YouTube, en particulier les clips musicaux, faisaient la promotion de la culture du viol, du harcèlement, du rapport patriarcal, etc. Le plus alarmant, c’est qu’on ne s’en rend pas compte, à force de regarder des vidéos, d’écouter des podcasts ou de jouer sur Internet. C’est un peu comme la désinformation: quand Pascal Praud (NDLR : présentateur sur CNews) tient des propos climatosceptiques en malmenant une militante écologiste présente sur son plateau, on peut se dire qu’il a peut-être raison.

La rémunération des auteurs est aussi un point important dans votre ouvrage, surtout chez des plateformes comme Netflix ou Spotify qui leur imposent des clauses de buy out. En quoi consiste ce système de rétribution?

Dans ce système, le créateur de contenu accepte une rémunération en amont pour l’exploitation de son œuvre et renonce par la suite à ses droits d’auteur, même en cas de grand succès. Cela suppose que l’œuvre est rémunérée comme un simple produit et non plus comme une œuvre de l’esprit qui peut évoluer avec le temps. Tout cela bouleverse le système de relations avec les auteurs, qui ne sont plus respectés dans la durée, et dévalue leur place dans la société. L’utilisation abusive des ressources naturelles vaut aussi pour les ressources culturelles. Un créateur fait valoir des idées, un style, des imaginaires, des récits, un point de vue et cette créativité nous fait du bien car cela nous remet en cause en nous ouvrant sur l’altérité. La culture est un pilier du développement durable, car elle est un ressort de cohésion sociale dans nos sociétés démocratiques.

Netflix met tout de même en valeur beaucoup de films étrangers à côté des fictions et documentaires américains. N’est-ce pas suffisant?

Vous avez raison, Netflix a évolué et fait un effort pour promouvoir les créations locales. Mais les créateurs locaux ont-ils une liberté absolue ou doivent-ils se conformer à certains standards pour prétendre à une place privilégiée sur la plateforme? Et combien Netflix investit-il effectivement dans tel et tel pays, en particulier les moins développés, notamment en Afrique, pour faire vivre la créativité locale avec ses particularités et ses authentiques imaginaires?

Les créateurs de musique ne sont pas mieux logés sur les plateformes de streaming comme Spotify. Pourquoi?

Parce que dans le modèle dominant, il n’existe pas de relation directe entre la musique écoutée par un utilisateur et le montant de son abonnement. En réalité, tout est mis dans un pot commun puis réparti selon la part de marché que représentent les artistes sur la plateforme. Si le streaming englobe 80% des revenus de l’industrie musicale, neuf artistes sur dix gagnent moins de 1.000 euros par an grâce au streaming… Pour gagner le Smic, il faut être écouté au moins 500.000 fois sur Spotify. Les choses sont en train de changer avec Deezer et Universal Music Group, qui tentent de mettre sur pied un système plus centré sur l’artiste, avec une rémunération dès 1.000 streams mensuels. Il faut être conscient que la liberté et la rémunération de l’artiste sont essentielles. Le problème, aujourd’hui, est que tout est dilué dans une masse de contenus, d’images, de sons, etc., sans que l’on prête suffisamment attention aux conditions matérielles et de création des auteurs. En 2021, les droits d’auteur pour plus de quatre millions de créateurs dans près de 120 pays s’élevaient à 9,6 milliards d’euros. Ce n’est pas grand-chose comparé au chiffre d’affaires des Gafam pour la vente de produits culturels. Or, si on perd les artistes, les Gafam perdront le contenu.

Préserver la diversité artistique et l’inclusion, surtout dans le monde d’aujourd’hui, est un enjeu majeur des industries culturelles. Vous citez l’exemple du Louvre-Lens, dans le Nord de la France. Pouvez-vous l’expliquer?

Dans ce musée, la Galerie du temps a été conçue comme un espace d’éblouissement. Ce n’est pas une salle cloisonnée en fonction des siècles ou des courants artistiques. C’est une galerie qui embrasse 5.000 ans de créativité et de beauté sur tous les continents, sans hiérarchisation des civilisations. Cela montre que la beauté est inhérente à l’être humain partout dans le monde, depuis toujours. En outre, sa directrice générale jusqu’en 2023, Marie Lavandier, a engagé un partenariat avec Pôle emploi pour amener des jeunes du Nord-Pas-de-Calais, qui avaient du mal à se présenter lors d’un entretien d’embauche, à choisir une œuvre et à en parler au public en se noyant parmi les modérateurs du musée. Une expérience très concluante grâce au miracle de la culture.

Le Louvre-Lens a opté pour une scénographie qui embrasse 5.000 ans de créativité sur tous les continents, sans hiérarchisation des civilisations. Une manière de valoriser la diversité culturelle. © Getty Images

Quand la culture se développe, la haine diminue?

Tout à fait. Une étude italienne de 2022 a constaté qu’en augmentant de 1% la consommation de biens ou services culturels, les crimes de haine diminuaient de 20%, que ce soit des menaces, des agressions ou des meurtres motivés par des préjugés. C’est un gain considérable dans une société démocratique. Je me souviens de l’histoire de l’auteur de théâtre Ismaël Saïdi qui, adolescent, a découvert les chansons de Jean-Jacques Goldman. Dans la banlieue de Bruxelles, il partage son enthousiasme et reçoit avec stupeur la remarque d’un jeune de son quartier: «Tu peux pas écouter Goldman, il est juif!» Saïdi s’interroge mais choisit d’écouter Envole-moi car les paroles lui font du bien et l’aident à trouver sa voie. Il est devenu artiste.

«Quand Hanouna dénigre les femmes ou les homosexuels, c’est du réchauffement des esprits.»

Comment peut-on définir la responsabilité sociale des entreprises culturelles?

De la même manière qu’on regarde désormais comment les entreprises investissent pour diminuer leur empreinte carbone, on devrait davantage observer comment les industries culturelles promeuvent leur catalogue d’œuvres tout en investissant dans de nouveaux talents pour contribuer à aviver la curiosité et l’ouverture vers les autres, que ce soit grâce à des livres, des spectacles, des concerts, des jeux vidéo… Celles-ci ont un rôle indispensable à jouer pour rompre avec les discours de haine, la désinformation, la segmentation de la société. Les entreprises doivent contribuer au développement durable, mais un développement n’est durable que s’il favorise l’harmonie entre la nature et les êtres humains et aussi entre les êtres humains. Le développement durable ne se résume pas à l’environnement, il doit être conçu comme une ambition collective et globale pour les générations actuelles et futures. Dans une époque où la peur de l’étranger gagne du terrain en constituant le terreau fertile des partis populistes, le rôle de la culture en ce domaine est essentiel. J’expose plusieurs exemples d’entreprises porteuses de solutions contre le réchauffement des esprits.

Aucun des 17 objectifs de développement durable de l’ONU pour 2030 n’est dédié à la culture. Une anomalie?

Un échec! Il y a eu beaucoup de mobilisation pour que la culture y figure. En vain. Nombre d’associations se mobilisent aujourd’hui pour qu’il y ait un objectif spécifique pour la culture après 2030. Un tel agenda adopté par 193 Etats sans mention d’un objectif clair sur la diversité culturelle et la liberté de création, voilà qui est tout de même préoccupant. Heureusement, quelques Etats ou régions font exception, comme le Québec qui a été le premier à inscrire la culture dans sa vision du développement durable. On peut aussi citer l’Espagne, pionnier en Europe.

L’investissement socialement responsable peut-il être une clé pour développer la responsabilité sociale des industries culturelles?

Absolument. Les investisseurs responsables veulent accompagner les entreprises qui contribuent au bien commun à préserver l’environnement, à édifier des sociétés inclusives. Il faut les prendre au mot et les persuader d’intégrer le secteur culturel dans leur vision car celui-ci répond à ces ambitions-là. Cela engagerait les industries culturelles à répondre de leur impact sur le public qu’elles touchent, de leur politique d’ouverture à la diversité et à la création locale, de leur soutien aux femmes artistes, de leur respect de la propriété intellectuelle et de la chance qu’elles donnent à des personnes exclues de la société de retrouver des occasions de rebond grâce aux biens et services qu’elles offrent. C’est important de demander aux organisateurs d’un festival s’ils recyclent leurs gobelets, leurs programmes, s’ils font attention aux déchets, etc. Mais il faut aussi leur demander s’ils veillent à faire connaître des artistes méconnus, à ouvrir les horizons, etc., car c’est ça participer au développement durable, surtout dans nos sociétés qui sont amenées à être de plus en plus plurielles. La banque néerlandaise Triodos est un bon exemple, elle qui a mis la culture en avant dans sa vision du développement durable.

«Un développement n’est durable que s’il favorise l’harmonie entre les êtres humains.»

Les industries culturelles doivent rendre compte de leur empreinte culturelle, prônez-vous. Cela fonctionnerait-il un peu comme pour l’empreinte carbone?

Oui, j’aime garder cette comparaison entre le réchauffement des esprits et le réchauffement climatique. Le bien commun n’est pas qu’environnemental. Et, même sur le seul plan environnemental, la responsabilité des industries de médias est cruciale, ne fût-ce que sur le plan de la désinformation sur le climat. On devrait demander à ces industries de rendre compte de leur empreinte culturelle parmi d’autres priorités, financières, sociales, environnementales, qui sont intégrées dans les modalités de rémunération des dirigeants. De cette manière, on imposerait à toutes les parties prenantes de ce secteur de s’interroger sur leur rôle essentiel en matière de dynamisme des démocraties. Et on apprendrait peut-être davantage d’autres pays qui ont des imaginaires et des solutions différents des nôtres.

(1) Réchauffement des esprits, par Pascale Thumerelle, Actes Sud, 208 p.

Bio express

1961 Naissance, à Paris.

1983 Diplômée de Sciences Po.

1989 Diplômée en journalisme de la New York University.

2001-2016 Directrice RSE (responsabilité sociétale des entreprises) du groupe Vivendi.

2015 Figure dans la Global Diversity List de The Economist, pour son engagement pour la diversité.

2018 Fonde le cabinet de conseil Respethica, qui accompagne les entreprises dans leur RSE.

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