Pascale Seys, philosophe: «Hercule Poirot, c’est Œdipe et Champollion réunis»
Super-héros, aventurière, salaud, battante, loser, grande âme… Quel est votre personnage de fiction préféré? Chaque semaine, une personnalité se prête au jeu. En révélant beaucoup d’elle-même.
Elle dit que «la vie me paraissant une vaine et féconde aventure qui consiste à résoudre des énigmes, en réponse à votre question, je vous propose Hercule Poirot». Le détective belge d’Agatha Christie fascine depuis l’adolescence la philosophe Pascale Seys, récemment faite Chevalière des arts et des lettres, en France. L’autrice du Complexe du sphinx (Racine, 2022) ne tarit pas d’éloges sur ce «grand observateur, fin psychologue, attentif aux petits faits que le regard commun néglige et possédant le truc génial des grands raisonneurs: il résout des problèmes complexes en ne quittant pas son fauteuil! Soit un minimum d’énergie pour un maximum de résultats.»
Elle y décèle carrément des parallèles avec l’essence de la philosophie. Donc des questionnements de l’existence. Et puis, Poirot, «malgré son prénom, incarne davantage l’intelligence du raisonnement que la force physique brute du héros grec. Surtout, alors que le héros est souvent soit tragique soit immortel, lui échappe au cliché.»
Si nous considérons ces héros comme des modèles, c’est parce qu’il y a un écart entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être.
Pourquoi Hercule Poirot?
Votre rubrique revient à se demander à quel type de récit, de caractère, de valeurs et d’actions on adhère. Donc j’ai hésité entre deux types de héros: le clan des idéalistes, qui combattent et réparent les injustices, comme Jean Valjean, le comte de Monte-Cristo ou Zorro, qui sont des êtres agissants, courageux, valeureux, compatissants, une sorte de chevaliers du bien et qui seraient plutôt du côté de l’épopée ; et puis, ceux comme Hercule Poirot, qui est plus cérébral et qui dénoue l’énigme mine de rien.
J’aime aussi qu’il s’appelle Hercule et son frère Achille. Deux personnages portant la trace d’un héros mythique. Mais plutôt que la force brute, Poirot est toute la finesse psychologique traduite par l’intelligence du raisonnement. Or, la philosophie ne fait pas autre chose qu’interpréter le réel à partir d’un seul raisonnement: ce qui a fait le saut vers la science grecque et la philosophie, c’est que, tout à coup, quelqu’un comme Anaxagore se demande quelle est la hauteur d’une pyramide, et au lieu d’aller l’arpenter comme aurait fait un Egyptien, il raisonne. Donc, avec Hercule Poirot, on a à la fois Champollion et Œdipe réunis en une seule personne, c’est à dire des déchiffreurs d’énigmes, devant une réalité qui est très complexe.
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Œdipe et Champollion?
Oui, parce que s’il est très orgueilleux, très assuré de sa haute intelligence et de la puissance de ce qu’il appelle ses cellules grises, Hercule Poirot dit qu’il faut les utiliser pour ne pas les rouiller, que notre cerveau est fait pour qu’on l’utilise. Donc, c’est Œdipe qui triomphe du Sphinx par son intelligence et Champollion qui triomphe des énigmes d’une langue que personne ne comprend par son opiniâtreté. Poirot a cette patience d’accorder son attention à ce que tout le monde néglige: les faits. Il voit ce que personne d’autre ne voit et est sous-estimé par ses adversaires, ce qui lui permet de raisonner, et de gagner.
Il raisonne tout haut, dit toujours où il en est, donc dit toujours la vérité. Ce n’est pas un héros spectaculaire, si ce n’est par la vivacité de son intelligence. On ne le présente pas avec une force et une beauté exceptionnelles. Il a ce don de l’abstraction. Il n’est ni tragique ni immortel et échappe au cliché du héros dans un monde binaire – la force du bien contre celle du mal.
Dans l’univers d’Agatha Christie, l’embrouille et les fausses pistes rendent potentiellement tout personnage coupable du mal. On est proche du fait divers, parce que ce sont des crimes liés à des jalousies, à des besoins d’argent, des besoins de reconnaissance… Des petites histoires de monsieur et madame Tout-le-Monde, pas le grand destin cosmique. Et quand Agatha Christie décide de faire mourir Hercule Poirot, c’est après que lui-même a tué quelqu’un. Il y a comme une brisure dans l’image un peu lisse et monolithique qu’on peut se faire de ce que représente un héros. Il est aussi le seul héros de fiction à avoir eu droit à la rubrique nécrologique d’un vrai journal, TheNew York Times, en 1975. Cela atteste de la puissance de la fiction.
Vous inspirez-vous de Hercule Poirot, à certains moments?
Non, mais vivre, c’est résoudre des énigmes, des problèmes. Et la méthode analytique ou hypothéticodéductive qui est celle de l’enquête – on émet des hypothèses et on voit si ça tient – vaut peut-être pour le déroulé de l’existence, qui est comme une longue question. Et que fait-on de la question sinon la creuser et aller voir la vérité qui se cache derrière ce qui obscurcit? C’est pour ça que les fausses pistes sont intéressantes. L’intelligence de l’enquêteur, c’est d’aller voir la vérité derrière ce brouillard et ces fumées.
La philosophie, comme la psychanalyse ou l’archéologie, c’est aller chercher derrière les mots, derrière ce qui se donne à voir, derrière les faux-semblants. Et puis, j’adore la manière dont Agatha Christie traite la question de l’enfermement, les huis clos. Ce sont toujours des lieux très intéressants à explorer parce que, précisément, il n’y a pas d’issue. Dans l’enquête policière, la bonne question de l’enquêteur vient résoudre l’énigme, donc donner une ouverture à l’espace clos. Dans la vie, le huis clos serait ce qui nous angoisse. Et comme elle vient questionner, la philosophie ouvre forcément ce que nous ignorons et qui est susceptible de nous angoisser. Rentrer dans la question nous permet de déplier et d’ouvrir le monde.
Poirot voit ce que personne d’autre ne voit, ce qui lui permet de raisonner, et de gagner.
Si vous pouviez être un personnage de fiction, ce serait toujours Hercule Poirot?
Je dirais plutôt Zorro. Parce qu’il galope dans les montagnes et qu’il y a le masque. Peut-être qu’à l’intérieur de nous tous sommeille le héros qu’on pense être et que personne ne voit. Et qui décide, malgré nous, des options qu’on prend dans l’existence.
Vouloir ressembler à un personnage de fiction, est-ce forcément se décevoir soi-même, parce qu’on ne sera jamais à la hauteur de ce personnage?
Si nous considérons ces héros comme des modèles, c’est précisément parce qu’il y a un écart entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être. S’il y avait une adéquation parfaite entre notre moi et notre moi idéal, on n’aurait pas d’imaginaire. Heureusement qu’on ne coïncide pas avec nos modèles! C’est ça, «l’idéal».
C’est de l’ordre du désir, cela nous met en mouvement, nous mobilise vers quelque chose de plus grand et de plus vaste et tant mieux que nous n’y arrivions jamais. L’existence est un continuum. Il n’y a jamais un moment où on peut dire qu’il existe une parfaite adéquation à soi. Il y a toujours cette faille, cet autre, cet étonnement d’être soi, et heureusement. Sinon il y aurait une clôture de soi sur soi. Tous les jours nous soumettent un problème à résoudre et il faut être le plus à la hauteur possible des enjeux. Mais si on pense qu’on l’est, on est soit ennuyeux, pour les autres et pour soi-même, soit mort. C’est-à-dire un être qui n’a plus rien à désirer de nouveau. C’est tragique.
Vous n’avez pensé à aucun personnage féminin?
Non, parce que mes héroïnes féminines sont dans la vraie vie. Elles sont celles qui fabriquent les histoires, qui écrivent de la littérature ou des traités de philo. Hypatie d’Alexandrie, Hannah Arendt, Anne Dufourmantelle, Emily Dickinson, Simone Veil… Des femmes d’exception dans la vraie vie, par ce qu’elles ont incarné de tangible, de puissance existentielle.
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Bio express Pascale Seys
Naissance, le 21 octobre 1967, à Bruxelles. Philosophe, enseignante, autrice, animatrice et productrice radio (Musiq3). Comme le résume la page Wikipédia qui lui est consacrée, elle «accorde une attention aux expériences sensibles de la vie ordinaire, qu’elle questionne et qu’elle éclaire à la lumière de l’histoire culturelle, de la tradition philosophique et des mythes antiques afin d’en distinguer les éléments universalisables». On croise dans ses interventions, documentaires, essais, la musique, la poésie, le désir, l’esthétique, le deuil, le féminisme, la littérature, le voyage, la guerre, le Sphinx, Virginia Woolf, Narcisse, Patti Smith ou Stefan Zweig.
Bio express Hercule Poirot
Naît dans la région de Spa, croit-on savoir, à une date inconnue. Meurt dans l’Essex, après la Seconde Guerre mondiale. Policier à la sûreté de l’Etat, retraité en 1904, il entame alors une carrière d’enquêteur privé exceptionnelle à Londres: 33 romans, 56 nouvelles et une pièce de théâtre racontent les meurtres qu’il a élucidés. Petit (1 m 62), rond, dégarni, moustachu, toujours tiré à quatre épingles, il n’est pas d’un caractère facile ni d’une immense modestie, mais son intelligence, son sens de l’observation et ses facultés de raisonnement sont prodigieuses.
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