Pascal Bruckner : «Le dehors est devenu dangereux ou incertain. Le chez soi est tranquille.»
L’essayiste français met en garde contre la tentation du pantouflage et du renoncement au monde, favorisée par l’expérience du confinement, le confort de la révolution numérique et la menace de catastrophes en tous genres. Evitons de décourager les jeunes générations.
«La pandémie a consacré un mouvement historique bien antérieur à sa survenue, le triomphe de la peur et la jouissance paradoxale de la vie entravée», énonce le romancier et essayiste Pascal Bruckner en introduction à son dernier livre, Le Sacre des pantoufles (1). Mais si les confinements ont marqué plus qu’il n’y paraît les comportements dans nos sociétés européennes, la réaction, solidaire et inédite, que nous avons opposée à l’agression des Ukrainiens par l’armée russe, ne s’inscrit-elle pas en faux contre le renoncement au monde que prédit l’intellectuel? Il est vrai que le dérèglement climatique, la menace des épidémies, la guerre, le terrorisme, la crise économique et sociale créent un climat peu propice à «l’approbation joyeuse de l’existence». Pascal Bruckner, qui a navigué dans son parcours entre progressisme et conservatisme, ne s’y résout pas. «La messe n’est pas dite. Mais si nous cédons [au catastrophisme et au déclinisme], nous sommes perdus», assure-t-il.
Le réseau global, c’est la victoire du local. Drôle de dialectique.
Quelles traces ont laissé dans nos sociétés la pandémie de Covid et les confinements?
Les séquelles sont plus importantes qu’on ne l’a dit. On croit que la pandémie est terminée parce qu’elle survit à l’état latent. En réalité, c’est la première épidémie mondiale que nos générations ont connue, et elle aura un énorme impact. D’abord, le confinement a fait jurisprudence. On a vu que quatre milliards d’individus pouvaient rester enfermés chez eux pendant un laps de temps défini sans que les sociétés s’effondrent. Il y a évidemment eu beaucoup de morts et de dégâts. Mais le message principal qui en ressort est que la vie à l’intérieur est possible. Parfois, on s’étonne de sortir de chez soi sans papier, sans autorisation. Nous avons été formatés à l’idée de nous munir d’un certain nombre de documents nécessaires pour notre libre circulation. A cela, la révolution numérique ajoute une couche supplémentaire de contrôle parce qu’Internet, qui était supposé nous émanciper de toutes les obligations, n’a fait que multiplier les contraintes. Si, par exemple, vous voulez récupérer votre mot de passe auprès de votre opérateur téléphonique, vous en avez pour vingt minutes. Le numérique nous relie mais nous ligote aussi complètement. Tous ces éléments expliquent pourquoi le Covid nous marquera durablement.
Existe-t-il aussi un risque d’autoconfinement?
Beaucoup se disent désormais que ce n’est pas si mal, en cas de maladie ou de difficulté, de rester chez soi parce le dehors est devenu dangereux ou incertain. Le chez-soi est tranquille. D’autant qu’alimenté par les réseaux sociaux, il n’est pas l’espace fermé qui nous coupe du dehors. Vous regardez frénétiquement les nouvelles sur votre portable, et vous avez l’impression d’être en lien avec les autres. A défaut de les toucher, vous les entendez et vous les voyez. Chez soi, le dehors ne disparaît pas. Chacun dans sa bulle communique avec les autres, qui sont eux-mêmes dans la leur. Et on se fait régulièrement des frayeurs, la guerre nucléaire, le changement climatique… Au lieu de nous mobiliser, les nouvelles effroyables entendues tous les matins ne font que nous renfermer sur nous-mêmes.
Les réseaux sociaux n’offrent-ils pas une ouverture sur le monde?
C’est la promesse trahie d’Internet, qui nous a été présenté comme la création d’une agora planétaire. En réalité, les gens se replient sur leur tribu, sur des communautés d’intérêt ou de goût. Résultat: le grand réseau mondial, c’est la réclusion pour chacun. Avec des interconnexions, certes, mais c’est quand même le triomphe du chez-soi. Le réseau global, c’est la victoire du local. Drôle de dialectique.
«Etre ratatiné et hyperconnecté», est-ce devenu un modèle de vie?
C’est notre vie d’aujourd’hui. J’ai découvert le portable tardivement. J’y étais opposé non pas pour des raisons techniques mais parce que je ne voulais pas être suivi, je voulais être libre. Depuis que je l’ai, je dois dire que c’est une addiction lourde. Au contraire de la vie quotidienne, le portable vous apporte toujours du nouveau. Il se passe toujours quelque chose sur votre smartphone qui ne se déroule pas dans votre vie. Quand on a un moment de libre, on le scrute frénétiquement pour voir si quelqu’un nous a contacté, s’il se passe quelque chose de neuf… Le portable est l’instrument du bovarysme contemporain. On y quête toujours des surprises. On est atteint de ce syndrome très contemporain du «fear of missing out», la peur de rater quelque chose. Elle existait autrefois chez les dandys, les poètes ou les romantiques: l’idée que la vie, tout à coup, peut vous mettre en collision avec l’inconnu. C’est la phrase de Baudelaire: «Allons au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau.» C’était un peu plus poétique. Avec le smartphone, chaque instant vous apporte une sorte de révélation minuscule qui fait que vous êtes à la fois très informé et très sous-informé puisqu’il s’agit de nouvelles superficielles.
«L’âge digital marque le triomphe de la distraction et la défaite de l’attention», écrivez-vous. Picore-t-on des informations sans les approfondir?
Bien sûr. Je suis un dévoreur de papier. Je ne peux pas m’informer sans acheter des journaux. Pour les jeunes générations, c’est fini. Il n’y a plus que les réseaux, Instagram, Twitter, Facebook. «Et la presse ment.» Ils effleurent les informations. C’est l’écume du monde qui leur parvient. Même moi, le matin, la première chose que je fais, c’est regarder mon smartphone. Je n’aurais jamais cru cela possible autrefois. Ces addictions technologiques nouvelles vont de pair avec le fait de rester chez soi. Les réseaux sociaux combinent un mélange très étrange de radicalité rhétorique et d’inertie pratique.
Un certain catastrophisme climatique renforce-t-il aussi le repli sur son chez-soi?
Le catastrophisme climatique nous confronte à la tâche impossible de réformer la planète entière à partir de notre appartement. On nous propose des minitâches de solidarité – ne plus prendre la voiture, ne plus manger de viande… – éminemment négatives. Il faudrait une vision intelligente du réchauffement climatique qui nous permette d’amorcer des réponses collectives. A part défiler, détruire des tableaux anciens, arrêter des voitures, je ne vois, dans le mouvement écologique actuel, rien de concret. Mais beaucoup d’alarmes. Or, l’alarme renforce la peur. Et la peur renforce le besoin de sécurité, le besoin de rester chez soi. Le catastrophisme et la couette ont des affinités profondes. Et le pendant du catastrophisme, c’est le déclinisme, son frère jumeau plutôt de droite. Ce sont des discours démobilisateurs. Si demain matin, la fin du monde survient ou si demain matin, la France disparaît, à quoi bon se démener? Restons tranquillement au coin du feu en attendant le tomber de rideau…
Relever le défi climatique de manière plus positive et proactive est-il possible?
Il faudrait surtout insister sur l’adaptation à ces phénomènes. Beaucoup de solutions proposées sont bonnes, la protection thermique, la construction loin des côtes qui s’effritent, etc. Ces pistes sont connues depuis longtemps. Mais l’ambiance est plombante. Si vous êtes âgé de 15 ou 20 ans aujourd’hui, il y a de quoi être en état d’écoanxiété. Il est temps que se développe une écologie positive, intelligente, surtout qui ne se fixe pas des buts démesurés. Je pense que la neutralité carbone en 2050, c’est rapide ; la suppression des voitures thermiques en 2035, c’est rapide. Il faut s’adapter et ne pas nous mettre sous une épée de Damoclès. Même si en 2050, nous arrivions par miracle à la neutralité carbone en Europe, le changement climatique durera encore des siècles. Tous les scientifiques nous le disent. Il faut l’accepter et s’adapter en la circonstance. Nous nous conduisons en hommes pressés. Nous sommes rongés par l’hubris consumériste. C’est le fameux mot d’ordre de mai 1968, «je veux tout, tout de suite». Même avec le réchauffement climatique, nous nous conduisons en enfants gâtés. Nous prétendons pouvoir vaincre le climat, les éléments. Nous ne sommes même pas capables de faire tomber la pluie ou d’arrêter un cyclone quand il ravage certaines régions du monde. Curieuse mentalité. L’humanité a été confrontée à d’autres catastrophes climatiques. Je pense que nous surmonterons celles-ci à condition de nous en donner les moyens et d’éviter de tirer la sonnette d’alarme à tout propos, ce qui a pour effet de désarmer les jeunes générations.
Peut-on résoudre de front les problèmes de fin du monde et ceux de fin du mois?
Si on appauvrit brutalement les classes populaires en expliquant que prendre la voiture est criminel, alors que dans certains pays 80% des citoyens ne peuvent vivre et travailler sans elle, on provoquera des gilets jaunes à l’échelle européenne. Dans ce genre de débat, il faut un tout petit peu de vraisemblance et d’intelligence de la nécessité. Mais les combats écologiques sont menés en général par des enfants de la haute bourgeoisie qui, eux, n’ont pas de problèmes de fin de mois.
La réaction de l’Europe à l’agression russe en Ukraine est-elle un démenti au déclinisme européen et occidental?
Pour l’instant, oui. J’étais en Suisse le 24 février et je me suis dit: «Ça y est, c’est fini. Les Russes ont gagné. On va se coucher.» Malgré de gros tiraillements entre la France et l’Allemagne, l’Europe s’est plutôt bien conduite. Toutefois, le seul pays qui aide véritablement l’Ukraine, ce sont les Etats-Unis. Pour une raison simple, l’Ukraine aide l’Amérique à se refaire une santé morale après les débâcles absolues de l’Irak et de l’Afghanistan. C’est étonnant. Les Américains ont été, en quelque sorte, encouragés par le courage des Ukrainiens et ont décidé de s’engager dans cette guerre. Pour l’instant, cela leur réussit plutôt. La Russie n’a pas perdu mais est en très mauvaise position. A nouveau, l’oncle Sam aide l’Europe. Nous payons notre attitude qui dure depuis 1945: le parapluie militaire américain et le parapluie militaire européen, c’est la même chose. Il n’y aura jamais de défense européenne. On me serine cela depuis que je suis petit. Même la France ne tiendrait pas trois jours dans un combat de haute intensité face à une grande armée.
L’Ukraine nous donne une leçon de courage et d’héroïsme que nous avons complètement oubliés, du moins en Europe de l’Ouest.
Malgré le revirement allemand?
Je peux me tromper, mais je pense qu’il n’y aura jamais d’armée allemande. Tout simplement parce que les Allemands ne se battront plus jamais. Vous imaginez des Allemands hurlant en langue allemande des ordres pour aller défaire des Russes? On crierait au nazisme tout de suite. L’Allemagne a choisi, après la Seconde Guerre mondiale, de passer du militarisme au mercantilisme. C’est ce que reprochait Hitler aux Anglais, «un peuple d’épiciers et de commerçants». C’est ce que les Allemands sont devenus à leur tour. Il n’y a rien de méprisable à cela, sauf qu’après avoir courtisé Vladimir Poutine et le gaz russe, Olaf Scholz va courtiser Xi Jinping et l’empire du Milieu.
Plus le conflit dure, plus forte sera la tentation d’imposer à l’Ukraine une paix à n’importe quel prix?
Peut-être pas la paix, mais des négociations, oui. Cela étant, on peut envoyer des diplomates en Suisse pour discuter de tel ou tel partage de territoire ou de l’avenir de la Crimée. Mais les combats continueront. Il est probable que cette guerre dure très longtemps. Les sanctions finiront peut-être par pénaliser la Russie. Et rien ne dit qu’il n’y aura pas un changement d’équipe à Moscou, une équipe plus dure ou une plus raisonnable. Je suis assez partisan d’une théorie des dominos. Si Vladimir Poutine tombe, Xi Jinping y réfléchira à deux fois avant d’envahir Taïwan. Et les alliés de Poutine, l’Iran et la Corée du Nord, seront mis en difficulté. Il y aura peut-être là une nouvelle équation. Joe Biden est vieux et un peu fragile. Mais son équipe est excellente. Sur l’Ukraine, ils ont plutôt bien joué en livrant des armes. Ils l’ont fait avec Staline et l’URSS en 1941-1942. Aujourd’hui, les belligérants ont changé. Le IIIe Reich serait plutôt la Russie de Poutine avec son mépris absolu de la vie et des règles humanitaires et la Résistance, ce serait plutôt les Ukrainiens, même si les Russes les qualifient de nazis. L’Ukraine nous donne une leçon de courage et d’héroïsme que nous avons complètement oubliés, du moins en Europe de l’Ouest.
L’attitude des dirigeants et de la population en Europe n’est-elle pas à la hauteur? N’infléchit-elle pas votre jugement sur le renoncement au monde?
Une très grande solidarité s’est exprimée. Mais elle est en train de se fissurer. L’égoïsme reprendra le dessus. La hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation sera telle que les gens diront: «Les Ukrainiens sont bien gentils, mais on veut que cela s’arrête.» Cela n’infléchit donc pas mon jugement. En France, le Rassemblement national, bien parti pour faire un très bon score en 2027 parce que la gauche est indigente et la droite inexistante, est pour la levée des sanctions. Et on sait que Marine Le Pen et Jordan Bardella sont des marionnettes des Russes. L’ambassade de Russie, à l’instar de celles du Qatar, de l’Arabie saoudite et de la Turquie, a financé de très nombreux responsables politiques, intellectuels, journalistes français. J’en connais personnellement. Moi-même, j’ai été contacté par l’ambassade de Russie pour des offres de service que j’ai évidemment déclinées. Aujourd’hui, il va falloir que les collabos rendent des comptes parce que la Russie nous a déclaré la guerre. Alors, l’homme démocratique est-il condamné à l’enfermement et à la pantoufle? Le rêve démocratique par excellence est que nous soyons délivrés du souci de la conduite des affaires publiques et que chacun puisse célébrer son bonheur individuel. Nous sommes aujourd’hui dans la réitération de ce qui est la véritable problématique des démocraties, le souci du bonheur individuel. Sauf qu’elle est aggravée par deux éléments, l’expérience du confinement et les réseaux sociaux.
La promesse du bien-être pour la population contre une perte de libertés, n’est-ce pas le principe du modèle chinois?
Oui. Et le modèle chinois peut gagner nos pays, hors le côté extrêmement autoritaire. En France ou en Belgique, on ne bloquera pas une ville entière pour un cas de Covid. L’abandon des libertés publiques en échange de la sécurité individuelle est un modèle possible. Mais les peuples ne votent pas toujours pour les extrémistes. Emmanuel Macron a été élu deux fois. Il représente le centre rationnel à défaut d’autre chose. Et Joe Biden a été élu contre Donald Trump aux Etats-Unis. A un certain moment, on pèse le pour et le contre. On prend le parti modéré parce que c’est celui du possible. La démocratie, c’est le régime du possible, des réformes et des avancées possibles, et non des projets mégalomaniaques qui finalement nous ramènent à l’inertie.
Bio express
1948 Naissance, à Paris, le 15 décembre.
1977 Publie Le Nouveau Désordre amoureux (Le Seuil), avec Alain Finkielkraut.
1983Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi (Grasset).
1990 Maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris.
1995 Prix Médicis essai pour La Tentation de l’innocence (Grasset).
1997 Prix Renaudot pour son roman Les Voleurs de beauté (Grasset).
2009 Publie Le Paradoxe amoureux (Grasset).
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