Dans les années 1970, avec l’essor du hip-hop aux Etats-Unis, l’insulte à la mère devient même un phénomène pop. © GETTY IMAGES

Série (2/7) | Comment « fils de pute » est devenu l’insulte suprême: « S’attaquer à la mère, c’est souiller la propriété de l’homme »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

«Fils de pute» est l’insulte suprême. Mais pourquoi en veut-on autant aux mères? S’en prendre à elles date… du Moyen Age. Et ce n’est pas près de changer.

Au fond, la mère, la maman, la daronne, la génitrice traîne depuis longtemps derrière elle ces mots sales qu’on lui inflige. Dès le Moyen Age, en réalité. La survenue d’expressions comme «fils a putain» (sic) daterait de la première moitié du XIIe siècle. Cet ancêtre de «fils de pute» est attesté, selon Dominique Lagorgette, professeure en sciences du langage à l’université Savoie Mont Blanc et autrice de Pute. Histoire d’un mot et d’un stigmate (1), depuis Le Roman de Thèbes, toute première œuvre rédigée en français. A l’époque féodale, on s’insulte très souvent et plutôt avec panache, en s’inspirant des «grands classiques», à savoir la sexualité, la famille et la scatologie. Notables, gentes dames et chevaliers partagent avec les paysans les mêmes offenses. L’injure filiale peut même finir en duel. Elle bafoue la lignée, la naissance. Ce qui constitue un outrage très grave au Moyen Age: souiller l’honneur de l’ennemi, ou celui de ses ancêtres, justifie que l’on brandisse l’épée. Le nom du père procure en effet nombre de droits. Il permet d’hériter de terres, de biens, mais surtout d’une réputation. Contester la filiation paternelle signifie alors que l’insulté est un imposteur et un être immoral puisque né d’une union indigne. «La grande terreur du Moyen Age est l’infidélité, résume la linguiste. La crainte, surtout, est que la filiation officielle soit rompue et, dès lors, que les richesses du clan soient transmises à l’extérieur, à un bâtard ignoré dans la famille.»

Qualifier quelqu’un de «fils de pute» est également outrageant car cela revient à déshonorer sa mère. Très vite, l’insulte est ainsi associée, par allusion, au métier qu’elle est supposée exercer. Dès le XIIe siècle, le mot «putain» renvoie à «prostituée». Et, tout au long du siècle, l’association entre saleté corporelle et débauche se renforce – étymologiquement, «pute» dériverait du latin putidus, désignant la puanteur et la crasse. Connexe, l’insulte «salope» tirerait son origine de «sale huppe», oiseau de mauvaise réputation parce qu’il se nourrit de fientes et protège son nid de l’ennemi en y abandonnant ses déjections.

De la saleté physique présumée à la saleté morale: le terme finit par devenir un synonyme de «femme débauchée, aux mœurs dépravées». Les linguistes identifient un mécanisme similaire en anglais. Le terme slut, par exemple, signifie à la fois une femme négligée et de mauvaise vie. Même idée avec le mot «cochonne», plus récent et qui évoque tant la malpropreté que la dépravation. Traiter çà et là les femmes de «malpropres» et d’«indécentes» devient une sorte de tic de langage. L’un des best-sellers du XIIIe siècle, Le Roman de la rose, de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, popularise une sentence toujours très usitée: «Toutes êtes, serez ou fûtes, de fait ou de volonté, des putes.» Aujourd’hui encore, la formule circule partout sous sa forme abrégée («toutes des…») et ses formes dérivées («ta mère» en des postures variées). Le sigle «FDP» est, lui, réservé à l’écrit.

«Bien souvent, ceux qui l’emploient ne se rendent même plus compte de son impact.»

« Fils de pute », un phénomène pop

Aujourd’hui, l’insulte filiale suprême a toujours cours. Elle figure incontestablement parmi les plus utilisées. Ce qui aurait fini par l’user. Dès le XVe siècle, «fils de…» se prononce davantage par réflexe. L’expression devient si courante qu’elle en aurait perdu son sens littéral. «Les locuteurs et locutrices qui l’emploient ne se rendent bien souvent même plus compte de son impact», note Dominique Lagorgette, qui la compare à une forme de ponctuation bien utile pour manifester diverses émotions.

Dans les années 1970, l’insulte à la mère devient même un phénomène pop, avec l’essor du hip-hop aux Etats-Unis. Dans un chapitre sur les insultes rituelles, paru en 1972 et reproduit dans Le Parler ordinaire (Editions de Minuit, 1993), le linguiste américain William Labov évoque l’usage du Yo Mama, ces joutes verbales pratiquées dans les ghettos noirs, sur le mode des «ta mère». Ces vannes perpétuent la tradition orale du dirty dozens. Le but du jeu est simple: clouer le bec à son adversaire, si besoin à coup d’injures, notamment en ciblant sa génitrice. Riposter avec maîtrise est la marque des vainqueurs. Celui qui se met réellement en colère perd le combat et se trouve alors dévalorisé aux yeux du groupe. «Il s’agit avant tout d’une démonstration de compétences linguistiques, note David Lepoutre, professeur de sociologie à l’université Paris Nanterre.

Des rituels plus traditionnels qu’on ne le croit: «On trouve déjà ces joutes chez Rutebeuf, au XIIIe siècle», rappelle Dominique Lagorgette. Comme au temps du poète français, il existe des règles et des interdits. «Si une vanne vise le poids de la mère d’autrui, elle n’est acceptée qu’à condition que celle-ci ne soit pas en surcharge pondérale. On observe un processus de déréalisation», analyse David Lepoutre. D’une réplique à l’autre, la mère s’envisage en ménagère laide, idiote, à la sexualité forcément suspecte, réceptacle de remarques grossophobes comme «ta mère est tellement grosse que quand elle met des talons aiguilles, elle trouve du pétrole».

Périmés, les «ta mère»

Dans les années 1990, le phénomène traverse l’Atlantique. Des cités, les «ta mère» sont passés aux cours de récréation, lorsque l’émission Les Guignols de l’info les ont médiatisés (les fans ont retenu «ta mère, elle chausse du deux»). Une telle institutionnalisation sonne le glas de cette pratique verbale.

«Les femmes ont toujours été l’accès privilégié pour porter atteinte à la réputation des hommes.»

Périmés, les «ta mère». A l’inverse du «nique ta mère», un juron massivement populaire qui n’évoque pas l’inceste mais le dépit. Il s’emploie aussi pour envoyer balader quelqu’un. Aux Etats-Unis, le motherfucker est aussi anodin qu’une virgule.

Vanner répond en réalité à une logique très codifiée: l’insulte rituelle. Injurier la mère est un rite de passage par lequel l’individu s’inscrit dans un groupe. C’est aussi une façon de prouver sa virilité et ses habilités: tacler l’adversaire, c’est le mettre dans une position basse, un rôle passif, non viril. Ça commence à l’adolescence: les ados se traitent de «fils de chienne» et d’«enculés», parce qu’ils ont du mal à apprivoiser leur sexualité. Ça dérape souvent. «Ces difficultés de communication se régulent finalement par l’insulte, l’escalade, l’humiliation, note Isabelle Clair, sociologue et directrice de recherche au CNRS. C’est là que naît le sexisme.»

Pour trouver sa singularité, l’ado, plutôt que de tuer le père, s’en prend aux mères. Et, au lieu de renverser le système dont il désire s’émanciper, il le reproduit. «Les femmes ont toujours été l’accès privilégié pour injurier et porter atteinte à la réputation des hommes», poursuit Dominique Lagorgette. S’attaquer à la mère, c’est en effet souiller la propriété de l’homme. Parce que depuis des milliers d’années, l’honneur de la famille entière repose sur la vertu de la femme. Par ailleurs, le «fils de pute» est un accident, un enfant non désiré, puisque la sexualité de la prostituée, par définition hors union, n’est pas censée viser la reproduction. La pute est d’autant plus sulfureuse que son écart court le risque de perdurer sur plusieurs générations.

«Le but, bien sûr, n’est pas d’humilier la mère mais son enfant.»

L’insulte par ricochet

Exception faite du célèbre «nique ta mère», l’insulte à la mère conserve donc sa puissance de nocivité. Cette maman qui, dans la société, reste du domaine de l’intouchable. Cette mère profanée constitue ce que la linguiste qualifie d’«insulte par ricochet». Celui qui injurie tente d’atteindre le récepteur en injuriant indirectement sa mère. «Le but, bien sûr, n’est pas d’humilier la mère mais son enfant en associant à la première un caractère considéré comme « déviant ».» En cela, la mère est avant tout un objet que se réapproprie la masculinité. Sans oublier les tabous qu’elle concentre. Renvoyant à la pureté, elle ne peut être érotisée et désirable. Sa sexualité est complètement taboue.

«Bâtard» est, lui aussi, outrageant. A l’inverse de «fils de pute», cette insulte par ricochet a acquis sa valeur d’injure tardivement, au XIXe siècle. Etre un bâtard resterait un statut scandaleux. Sans doute parce que, malgré les évolutions morales et sociétales, la vision de la famille est encore largement héritée du XIXe siècle, époque où la différence entre enfants légitimes et illégitimes est inscrite dans les textes. Jusque tard dans le XXe siècle, l’enfant né hors mariage est non seulement privé de certains droits mais porte en sus l’opprobre. Disparu du droit belge, l’enfant naturel, le «bâtard», demeure dans l’imaginaire. Et c’est toujours de la femme qu’il s’agit… Si l’insulte renvoie à l’absence, elle met encore en cause la mère qui aurait une sexualité débridée.

Ces insultes, en somme, ont un effet quasi pédagogique. «C’est à la fois une manière de punir celles qui dérogent aux injonctions du groupe social majoritaire et un moyen de faire régner la peur d’être catégorisée ainsi pour une femme, conclut Dominique Lagorgette. Encore aujourd’hui, la réputation est un enjeu très important, en particulier pour les femmes.»

(1) Pute. Histoire d’un mot et d’un stigmate, par Dominique Lagorgette, La Découverte, 306 p.

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