Nos enfants sont-ils moins intelligents? Pourquoi le QI des jeunes «plafonne»
Après des décennies de gains des performances cognitives, des scientifiques affirment que le quotient intellectuel baisse. Pourtant, les preuves manquent pour valider cette thèse.
Y aurait-il un peu de vengeance dans l’air, à une époque où les «vieux» sont moins considérés et plus souvent au chômage? Il suffit de tendre l’oreille, dans le métro, sur les réseaux sociaux, au restaurant… pour entendre ces adultes, plus âgés, affirmer que les jeunes sont «moins intelligents que leurs parents et leurs grands-parents». Certains y vont même frontalement: «Ils sont de plus en plus bêtes», «Ils sont vraiment de plus en plus stupides!» Ou encore: «Tous des crétins!» Depuis dix ans, ils se font l’écho, à coups d’articles, de documentaires, de livres, de ce qui ressemble à une menace majeure: le quotient intellectuel (QI) moyen serait en régression.µ
Le péril est d’abord venu de Finlande, par la voix de deux chercheurs britanniques, figures de proue d’une théorie génétique controversée, Edward Dutton et Richard Lynn – destitué, depuis, de sa chaire de professeur émérite de l’université d’Ulster après ses prises de position racistes et misogynes. Publiée en 2016, leur étude montre, depuis 1998, une baisse de deux points de QI par décennie chez les jeunes conscrits.
Par la suite, l’étude a été dupliquée dans plusieurs autres pays développés – Australie, Danemark, Norvège, Pays-Bas, Suède, Royaume-Uni et France. Ainsi, en Norvège, le QI a augmenté de 0,2 point par année chez les jeunes appelés nés entre 1962 et 1975, puis a baissé d’un tiers de point (0,33) par an entre 1975 et 1991 (les derniers enrôlés d’un service obligatoire). Autrement dit, un recul de sept points en 30 ans.
Edward Dutton, anthropologue, et Richard Lynn, psychologue, ont également disséqué le cas français et livré ce résultat: une diminution de 3,8 points entre 1999 et 2008-2009. Une chute qu’ils attribuent à l’immigration – arrivés de pays pauvres, moins éduqués, les migrants, puis leurs enfants, tireraient l’ensemble vers le bas. Tandis que, s’agissant des pays scandinaves, ils incriminent le facteur «dysgénétique»: les individus au QI élevé feraient moins d’enfants que ceux au QI plus faible, ce qui tendrait à faire baisser la population au QI plus important.
La diminution observée ne concerne pas l’intelligence générale mais quelques compétences spécifiques.
A l’appui de cette thèse d’un déclin du QI moyen, on trouve aussi James Flynn, professeur en sciences politiques à l’université d’Otago (Nouvelle-Zélande). L’homme a donné son nom à la théorie du « Flynn effect », en démontrant que depuis l’après-guerre, le QI moyen n’a cessé d’enregistrer une croissance lente et continue, génération après génération. Dans les pays industrialisés, où des batteries de tests ont été étalonnés depuis plusieurs décennies, il a ainsi augmenté de trois points tous les dix ans et ce, tout au long du XXe siècle. Ce phénomène a été observé dans une trentaine de pays sur tous les continents et fait l’unanimité au sein de la communauté scientifique. Une hausse qui s’explique facilement par l’amélioration de l’alimentation, de la scolarisation, du niveau d’études, des conditions sanitaires, des soins médicaux…
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Surtout, en 2018, deux économistes de l’université d’Oslo, Bernt Bratsberg et Ole Rogeberg, ont comparé l’évolution au sein même des fratries norvégiennes, donc de personnes issues d’un milieu social identique et aux gènes proches, afin d’écarter tout effet dysgénique (la détérioration génétique d’une espèce) ou migratoire. Leur constat est formel: l’évolution au sein des fratries reproduit avec fidélité celle de l’ensemble de la population. Et, par conséquent, est due à des facteurs non génétiques ou sociologiques.
L’effet Flynn se poursuit, mais s’applanit
Alors, des enfants et des adolescents à la tête de plus en plus creuse ? L’idée, évidemment, fait frémir les parents. Au-delà du débat sur les causes – tantôt les effets des pesticides, les perturbateurs endocriniens, de la malbouffe ou des écrans, tantôt le dysgénisme ou encore l’immigration – elle est contestée et nuancée. Une analyse plus fine de ces travaux ne permet pas, à ce stade, d’affirmer un «negative Flynn effect», c’est-à-dire une érosion du QI dans les pays occidentaux depuis les années 2000. Ainsi ces études présentent «des biais méthodologiques ou des explorations douteuses», selon Franck Ramus, directeur de recherche en sciences cognitives au CNRS et à l’Ecole normale supérieure, à Paris. Que ce soit parce qu’elles mesurent le QI à l’aide de tests très différents les uns des autres, ou à cause de la taille limitée de l’échantillon (79 personnes) pour l’étude menée en France. Ou encore le fait de ne considérer la baisse que dans certains types de tests, malgré la hausse dans d’autres en Norvège. «En Finlande, la baisse mesurée entre 1997 et 2009 ne concernait que les tests numériques et verbaux, alors que le raisonnement logique présentait seulement une stagnation, note Franck Ramus. Sur une période voisine, en Norvège, on constate une légère baisse des capacités verbales et en arithmétique, compensée par une hausse en raisonnement abstrait.»
Bref, la diminution observée ne concerne donc pas l’intelligence générale mais quelques compétences spécifiques. De tels résultats, en tout cas, restent en marge et ne font pas consensus dans la communauté scientifique. «Ils sont, en effet, en contradiction avec les données empiriques de l’ensemble des pays du monde.» Les scores moyens de QI croissent à un rythme soutenu dans certains pays, stagnent dans d’autres et diminuent dans une minorité. Par exemple, ils continuent globalement de progresser chez les jeunes aux Etats-Unis et dans différents pays d’Asie.
Comme pour la taille ou l’espérance de vie, l’espèce humaine atteint peut-être les limites de son intelligence.
Leurs conclusions ont été invalidées depuis par de nouvelles études, notamment deux méta-analyses qui, parce qu’«elles examinent les résultats et les méthodologies d’un grand nombre d’études constituent l’une des meilleures preuves scientifiques». La plus récente, publiée en juin 2023, compile les scores de 30.000 individus, répartis dans 72 pays, entre 1948 et 2020. En l’espace d’un siècle, ils ont crû de 30 points. Et elle ne s’appuie pas sur n’importe quel test, puisque la méta-analyse ne considère que les matrices pour réévaluer le QI. Ce test, resté à l’identique depuis sa création en 1936, mesure l’intelligence fluide, permettant la résolution de problèmes sans connaissances préalables requises. Il n’est donc pas sujet à un biais culturel, comme le sont les tests verbaux.
En résumé, le QI continue de croître mais d’une manière moins marquée et plus lente. Il plafonne sans doute, mais ne diminue pas. Pourquoi un tel plafonnement? Pour l’heure, les scientifiques l’ignorent. «On pourrait l’expliquer de la même manière que les performances sportives, avance le Pr Jacques Grégoire, responsable du centre de consultation spécialisée pour les personnes à haut potentiel à l’UCLouvain et conseiller scientifique auprès de l’éditeur des tests Wechsler. Les gains ont été très importants au début des Jeux olympiques. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus faibles.» Comme pour la taille ou l’espérance de vie, l’espèce humaine atteint peut-être les limites de son intelligence. Pour analyser le phénomène, les scientifiques recourent ainsi à un proverbe boursier: les arbres ne grimpent pas jusqu’au ciel. Après tout, comment pourrait-on croire que les capacités cognitives puissent croître à l’infini? «Il est fort possible que l’on atteigne actuellement des niveaux de santé, de nutrition et d’éducation optimaux pour l’intelligence humaine, tels qu’il n’y aurait plus de marge de progression, ni génétique ni environnementale, poursuit Franck Ramus. A moins peut-être d’une révolution éducative que nous n’imaginons même pas, et qui nous ferait franchir un nouveau palier.» Une possibilité que les chercheurs ne peuvent exclure a priori.
Dès lors, si les scores de QI moyen plafonnent réellement, il apparaît «parfaitement logique» que des erreurs de mesure et autres fluctuations statistiques entraînent des diminutions apparentes, à certains moments, dans certains pays, sur certains tests et certaines populations. «Ces observations restent compatibles avec une augmentation globale continue mais toujours plus faible et difficile à quantifier de manière fiable», insiste Franck Ramus.
Que cette crainte resurgisse aujourd’hui est paradoxal: jamais les nouvelles générations n’ont été aussi instruites.
Panique et récupération
Ces quelques études concluant à une baisse des scores de QI font, à chaque fois, un carton et tournent en boucle sur les réseaux. Les chercheurs, eux, s’agacent de cet alarmisme, en l’absence de preuves. Et le déclin cognitif n’est, en tout cas, pas pour tout de suite. Que cette crainte resurgisse aujourd’hui est néanmoins paradoxal: jamais les nouvelles générations n’ont été aussi instruites. L’éducation est longtemps restée l’apanage d’une élite. Au début des années 1960, 50% des jeunes filles de 14 à 16 ans travaillaient, par exemple. Aujourd’hui, 77% des femmes et 75% des hommes accèdent à l’enseignement supérieur. Bien plus polyglottes et mobiles que leurs aînés, les jeunes disposent aussi, notamment grâce au numérique, d’un accès à la connaissance, à l’art, à la culture sans commune mesure avec autrefois. Et s’ils sont plus faibles en orthographe, ils maîtrisent une foule de compétences nouvelles. «Quelle que soit la croyance que les gens ont sur ce qui ne va pas, ou ce qui va plus mal qu’avant, le discours selon lequel le QI baisse semble venir la confirmer, décrypte Franck Ramus. On comprend donc que ce discours puisse être populaire.»
Un discours habillement récupéré par l’extrême droite. Ses membres n’hésitent pas à citer les travaux du biologiste américain Richard Dawkins sur les gènes égoïstes, qui prétendent que ceux qui se sont imposés dans les populations servent leurs propres intérêts (c’est-à-dire continuer à se reproduire), et pas les intérêts de l’individu ni même de son espèce. Ou les recherches du sociobiologiste américain Edward Wilson ou encore celles du zoologiste Konrad Lorenz, qui fut au cœur d’une polémique sur sa proximité avec l’idéologie nationale-socialiste. Ou encore celles du… psychologue britannique Richard Lynn, pour soutenir l’idée que les femmes sont moins intelligentes que les hommes. Or, s’il existe des différences, elles demeurent minimes et n’apparaissent pas dans les nombreuses données scientifiques consacrées au sujet. De manière générale, les résultats ne montrent quasi aucune différence, à quelques rares exceptions.
Les partisans de l’extrême droite citent aussi fréquemment la «carte mondiale du QI», toujours de Richard Lynn, censée révéler la supériorité des Chinois et du monde occidental sur le reste du monde, en particulier l’Afrique. Ces résultats, pourtant, présentent des biais évidents, comme le fait que les tests de QI ne sont pas tous adaptés aux différentes cultures et que les échantillonnages de population entre les pays ne sont pas équivalents. Malgré tout, il est certain qu’il existe des différences de QI entre les pays. «Nous savons très bien pourquoi: elles s’expliquent par des facteurs environnementaux (NDLR: nutrition, santé, éducation), rappelle Jacques Grégoire. En revanche, il n’existe aucune preuve que des différences biologiques soient la cause de ces différences.» Le QI, et son prétendu déclin, éternel terrain de jeu de l’extrême droite et des pessimistes.
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