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Naomi Klein: «On est parfois dépassé par notre double numérique»

L’essayiste canado-américaine Naomi Klein revient avec un nouvel ouvrage –Le Double. Voyage dans le monde miroir– dans lequel elle analyse la situation politique internationale et les tensions qui traversent nos démocraties. Sans doute son livre le «plus sérieux et le plus politique», avoue-t-elle.

Il y a 25 ans, une jeune journaliste canadienne de 29 ans, totalement inconnue du grand public, irrévérente, mordante, radicale, publiait No logo. La tyrannie des marques (Actes Sud). Le succès international est immédiat; l’ouvrage est traduit en 28 langues. Instantanément, son autrice, Naomi Klein, sort de l’anonymat. Accueillie en rockstar sur les plateaux télé et phénomène de librairie, la jeune journaliste qui fustige la société de consommation et les abus, la cupidité et l’immoralisme des grandes marques, conjugue le fond à la forme: elle s’affiche en look simple, cohérent avec son propos sur les marques –pantalon noir, tee-shirt noir, veste en jean noire. C’est l’acte de naissance d’une figure intellectuelle majeure dont l’aura va grandissante de livre en livre jusqu’à être élue «personnalité la plus visible et la plus influente de la gauche américaine» en 2008 par le magazine TheNew Yorker.

Aujourd’hui professeure de justice climatique à la prestigieuse université de la Colombie-Britannique à Vancouver, elle revient avec un essai inclassable et qui ne ressemble à rien de connu. Naomi Klein y fait vivre un double, un sosie, aux antipodes de ses valeurs et principes: la militante Naomi Wolf, proche de Steve Bannon, l’ancien conseiller de Donald Trump. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais Naomi Klein prend l’affaire très au sérieux. Elle en fait le point de départ d’une introspection, mais aussi une grille de lecture pour analyser la situation politique internationale et les tensions qui traversent nos démocraties. Le Double. Voyage dans le monde miroir est paru le 2 octobre dans sa traduction française. L’occasion pour l’autrice canado-américaine de s’épancher longuement sur cet ouvrage qu’elle considère comme le «plus sérieux et le plus politique» de toute son œuvre.

Votre livre, à mi-chemin entre l’autobiographie et l’introspection, étonne par sa forme comparé à vos précédents essais engagés. Comment l’idée vous est-elle venue?

Sans le Covid-19, ce livre et ma réflexion n’auraient jamais vu le jour. De manière générale, cette pandémie a complètement bouleversé mes habitudes. L’absence de contact direct avec les gens pendant le confinement a fait que, un peu comme tout le monde, je me suis réfugiée sur le Web pour compenser le déficit émotionnel du manque de contacts. A l’époque, Internet était très agité, les hypothèses et théories fusaient dans tous les sens, les réseaux sociaux étaient en ébullition. J’y ai découvert des boucles de conversation d’internautes qui parlaient souvent de moi. Ils faisaient référence à des propos que j’aurais tenus, des propos aussi farfelus les uns que les autres. En réalité, j’ai découvert qu’ils ne voulaient pas parler de moi, ils me confondaient avec l’essayiste américaine Naomi Wolf (NDLR: convertie aux théories du complot les plus folles). De cette confusion est née une angoisse, j’ai commencé à me demander qui j’étais réellement. Je l’ai vécu comme une sorte de crise identitaire.

Quelle a été votre première réaction face à cette situation?

Deux choses. D’abord, j’ai commencé à m’intéresser de très près à l’« autre Naomi ». Je surveillais en permanence son compte Twitter –souvent suspendu vu le nombre de délires qu’elle y diffusait, par exemple ses soi-disant «avertissements» complotistes associant les mesures sanitaires à un complot orchestré par le Parti communiste chinois, Bill Gates, les milliardaires, etc. Je suis également devenue familière des émissions et des «lives» de Steve Bannon, le sulfureux conseiller de Donal Trump, où elle était régulièrement invitée. Dans ces cercles, Naomi et ses amis menaient une guerre contre la réalité objective des faits. Mon immersion dans cet univers numérique a occupé l’essentiel de mon temps. Parallèlement, j’ai lu beaucoup et regardé des films qui traitaient de cette question des doubles et des sosies, des penseurs qui la prenaient au sérieux, en exploraient les dimensions cachées et les conséquences sur la psyché de l’individu. Comme le psychanalyste suisse Carl Gustav Jung, le romancier russe Fiodor Dostoïevski ou encore le film Vertigo d’Alfred Hitchcock.

D’aucuns auraient pris cette ressemblance pour une coïncidence tandis que vous, vous l’avez prise très au sérieux…

En effet, au fur et à mesure, la figure du double a commencé à me fasciner. Dans la littérature et la mythologie, l’apparition d’un double est une invitation au voyage, un appel à la découverte des messages, des secrets et des présages dont il est porteur. C’est ce que j’ai fini par faire. Plutôt que d’ignorer mon double, j’ai voulu en savoir plus, non seulement sur l’autre Naomi, mais aussi sur tous les mouvements qu’elle anime. Aujourd’hui, malheureusement on a oublié que le double avait une signification dans la mythologie ancienne et a joué un rôle majeur dans la naissance de la psychanalyse.

«No Logo a fait de moi, et malgré moi, une marque. Je ne pouvais y remédier qu’en devenant une sorte de marque antimarque.»

Que voulez-vous dire précisément?

Notre double représenterait notre aspiration la plus profonde, il représenterait également les parties les plus refoulées et rejetées de nous-mêmes, autrement dit, c’est notre jumeau maléfique, notre moi obscur. D’une certaine manière, tout cela m’a rassurée, car j’ai compris que ma panique identitaire était normale et inévitable, l’apparition d’un double est pratiquement toujours source d’angoisse et de stress. Ce qui m’a encore plus troublée, c’est le public, qui a commencé à nous confondre, Naomi Klein et Naomi Wolf.

Cela nuisait à votre image, écrivez-vous. Or, il se trouve que votre best-seller, No Logo, dénonçait justement ce «marketing d’image de marque»… N’est-ce pas paradoxal ?

Du point de vue du capitalisme contemporain et du consumérisme, mon problème de double était un signe de mon échec dans l’une des activités les plus importantes de nos jours, à savoir le développement et la protection de sa marque personnelle. Mais ce nouveau livre est pour moi une sorte de retour aux sources, de retour à No Logo. No Logo a fait de moi, et malgré moi, une marque. Il était trop tard pour changer cela. Je ne pouvais y remédier que d’une manière: devenir une marque mal gérée, une marque qui enfreint les règles. Une sorte de marque antimarque. Pour le reste, je ne réduis pas la question de Naomi Wolf à un problème d’image de marque.

Dans les années 1990, votre double Naomi Wolf était une féministe de renom, figure progressiste, proche du Parti démocrate…

Je me souviens que lorsque j’étais étudiante, Naomi Wolf était le porte-étendard du féminisme. Je l’avais même brièvement interviewée à cette époque. Elle avait publié un best-seller, The beauty Myth (NDLR: en français, Quand la beauté fait mal, First, 2001), dans lequel elle critiquait les critères de beauté qu’on impose aux femmes. Elle était proche de Hillary Clinton, notamment. A la fin des années 1990, sa notoriété d’autrice féministe est devenue tellement grande que, lors de l’élection présidentielle de 2000, Al Gore, le candidat démocrate, l’avait engagée pour l’aider à convaincre une partie des électrices.

Et puis, tout a basculé au moment de la pandémie…

Oui, la pandémie a offert un terrain fertile aux théories complotistes. Naomi Wolf a profité de sa notoriété de féministe pour la détourner dans un sens complotiste en présentant, par exemple, les tests Covid et les vaccins comme des violations de l’ intégrité physique des femmes. Elle est devenue ensuite, comme je vous le disais, une proche de Steve Bannon et une invitée régulière de ses émissions. C’est à ce moment que j’ai eu la conviction que ce qu’il se passait avec mon double avait une importance qui dépassait mon cas personnel. D’une part, j’ai jugé utile d’informer sur les dangers que véhiculent leurs thèses. D’autre part, je me suis dit que si quelqu’un comme elle pouvait changer d’alliance d’une manière aussi radicale, il convenait de comprendre l’origine de cette transformation; j’avais en outre remarqué qu’au même moment, plusieurs figures progressistes avaient pris ce virage vers l’extrême droite.

Tout comme Steve Bannon, l’ex-conseiller de Donal Trump, Naomi Wolf, le «double» de Naomi Klein, est adepte des «soi-disant vérités cachées». © MEDIAMATTERS.ORG

Dans le livre, vous qualifiez les thèses de votre double de «nouveau conspirationnisme», que vous distinguez du  «conspirationnisme classique». Quelle est la différence entre les deux?

Quand on parle de «conspirationnisme», dans le sens classique du terme, on parle de «théorie du complot». Il s’agit là de personnes qui tiennent un discours qui, aussi lunaire soit-il, avait sa logique interne. On retrouve aussi une théorie derrière leur discours. Par exemple, on a longtemps affirmé que les Juifs complotaient contre le monde entier, qu’ils volaient les bébés des chrétiens, buvaient leur sang, etc. On avait affaire à une théorie, à une vision du monde. Dans le nouveau conspirationnisme, il n’y a pas de théorie. On balance des affirmations, on saute d’une affirmation et d’un sujet à un autre, des soi-disant vérités cachées. C’est le cas de Naomi Wolf.

«Cet entêtement à vouloir se différencier finit par créer des semblables, et souvent des formes de rivalité entre semblables.»

Avez-vous des exemples précis en tête?

Avant la pandémie, Naomi Wolf semblait s’amuser à lancer des idées conspirationnistes. Elle passait d’une prétendue théorie à une autre –Ebola, Snowden, Daech…–, mais ne s’arrêtait jamais longtemps sur un même sujet. Elle se contentait de «donner l’alerte» et faisait mine de «juste poser des questions». Ici, on a un exemple clair de quelqu’un qui ne s’inscrit pas dans la tradition des théories conspirationnistes, ce que j’appelle le «conspirationnisme classique», mais plutôt dans le conspirationnisme moderne. Dans le livre, je cite des intellectuels qui se penchent sur ce phénomène assez bizarre et s’interrogent sur la montée en puissance de la croyance en des affirmations lunaires.

Les adeptes de ces théories s’appuient sur une forme de «culture victimaire», écrivez-vous dans le livre. De quoi s’agit-il?

La culture victimaire est indissociablement liée au conspirationnisme. Les adeptes du conspirationnisme véhiculent toujours l’idée selon laquelle ils seraient ostracisés, menacés, minoritaires, exclus des médias et du circuit économique. Cette position victimaire a de quoi séduire quand on ignore les rouages du complotisme. J’ai retrouvé toutes ces caractéristiques d’une manière frappante chez mon double. Par exemple, au moment de la pandémie, son refus du consensus sanitaire lui conférait un puissant statut victimaire. Naomi Wolf représente en effet, ce qu’on peut appeler une «chasseuse de notoriété». Dès qu’il y a une tendance complotiste sur le Web, elle surfe sur celle-ci pour alimenter son capital de notoriété. Et cette notoriété s’obtient en grande partie en jouant les victimes mais aussi en incluant son audience dans cette position de victime. Il y a toujours un «nous» quelque part dans le discours complotiste («on nous ment», «on nous manipule», «on oriente nos choix», etc.).

En filigrane de votre propos ici et dans votre essai, on retrouve la question de l’identité, parfois au sens politique…

Je pense qu’on a tous tendance à vouloir se sentir différent, unique, singulier. Le problème, c’est que nous sommes infiniment nombreux à essayer de l’être en même temps et à utiliser les mêmes outils pour y arriver. Le résultat final est que cet entêtement à vouloir se différencier finit par créer des semblables, et souvent des formes de rivalité entre semblables. Il y a aussi la question de nos avatars ou doubles numériques qu’on se crée sur la Toile et qui finalement conditionnent notre façon de vivre: parfois notre double numérique dépasse notre moi réel.

Nous reviendrons sur les avatars numériques. Mais en quoi la multiplication des doubles représente-t-elle un danger pour la société?

Cette volonté de se distinguer et de se différencier est source de multiplication des doubles dans la société, avec tous les effets néfastes que cela comporte. Il faut qu’on arrive à dépasser nos individualités, nos vulnérabilités personnelles, les particularismes identitaires et les prétentions nationalistes. Il nous faudra retrouver une véritable solidarité, celle qui fera que, désormais, chaque action politique devra prendre en compte l’intérêt de tous les peuples et pas uniquement de sa propre population. On se situe-là aux antipodes du fameux « Make America great gain!», par exemple. Pour le reste, je ne suis pas naïve: je sais que par les temps qui courent, il est difficile de défendre ce type d’universalisme. Mais j’estime qu’on a suffisamment de bonnes raisons pour le défendre.

Dans le livre, vous insistez sur l’importance de l’engagement public pour y arriver…

Le fait de s’engager est déjà un bon premier pas. On l’a beaucoup souligné, et je pense que c’est vrai: la jeunesse donne l’exemple sur ce point. On a beau la fustiger, relever certains angles morts de son combat, cet engagement fait du bien. En général, je pense que l’engagement et la lutte nous aident à rompre avec notre individualisme et notre particularisme identitaire. Quand les gens s’engagent pour une cause, ils découvrent forcément qu’ils ont des intérêts communs avec des personnes dont l’apparence peut être très différente de la leur. En réalité, nos identités ne sont jamais figées. C’est la grande conclusion que j’ai tirée de cette réflexion sur le double.

Revenons aux doubles numériques. En quoi sont-ils problématiques?

Aujourd’hui, la plupart d’entre nous a un double numérique, c’est notre moi ou identité numérique qu’on crée et expose, plus ou moins directement, selon les cas, sur les différents réseaux sociaux. Il s’agit d’une identité idéalisée, distincte de notre moi «réel» et qui sert à incarner un personnage. Cet avatar numérique est souvent le moyen d’obtenir tout ce que notre culture nous invite à convoiter: le succès, la réussite, la célébrité ou la richesse. Le problème c’est que cet avatar a des conséquences sur notre moi réel, et parfois, la créature échappe à son maître, on se retrouve dépassé par notre moi numérique, on se retrouve à le mimer, à faire semblant de lui ressembler réellement.

Vous estimez que les dirigeants populistes souhaitent le remplacement de notre moi réel par le moi numérique. Pourquoi? Quel est l’enjeu?

Je prends l’exemple de Steve Bannon, plutôt favorable à notre remplacement par nos doubles numériques. Il faut rappeler son parcours parce qu’on a tendance à l’oublier et à insister uniquement sur sa collaboration avec Trump. Steve Bannon avait suivi un cours accéléré sur les jeux vidéo. Dans une interview en 2018, il se réjouissait de voir que les joueurs de jeux vidéo trouvaient plus de réalité dans les jeux que dans la vie quotidienne réelle. Il trouvait aussi que les doubles numériques, ces personnages que les «gamers» se créent en ligne, avaient plus de consistance et étaient plus intéressant que les «gamers  eux-mêmes». Cette apologie du moi numérique au détriment du moi réel, on la retrouve encore d’une manière plus explicite et plus caricaturale chez le nouveau président conservateur sud-coréen, Yoon Suk-Yeol. Il a été a élu président en s’appuyant sur un moi numérique qu’il a créé à cet effet, et qu’il a nommé AI Yoon. Enfin, autre exemple, pensez à ce qui s’est passé au moment de l’invasion du Capitole avec toutes ces personnes arrivées avec des déguisements parfois burlesques, certains d’entre eux reprenaient les codes et le costume de leur avatar numérique…

Vous regroupez Donald Trump, Steve Bannon et d’autres leaders populistes dans la catégorie des «diagonalistes». Que signifie ce terme?

C’est un terme que je reprends au politologue William Callison et à l’historien Quinn Slobodian, deux spécialistes de l’histoire et de la politique européennes. «Diagonaliste», vient de l’allemand querdenken, qu’on peut traduire par «pensée latérale». Il s’agit de ces alliances politiques étranges et inimaginables il y a quelques années encore, comme le mouvement italien 5 étoiles, et qui contestent les clivages et appellations traditionnelles de gauche et de droite, alors qu’ils sont souvent d’extrême droite, et se montrent ambigus sur leur rapport au parlementarisme et à la démocratie en général, et qui mêlent convictions politiques, croyances religieuses et défense des libertés individuelles.

Comment peut-on, dans le monde d’aujourd’hui, continuer à nourrir et entretenir son esprit critique sans verser dans le conspirationnisme?

C’est tout l’enjeu et la difficulté qui se posent aujourd’hui. Quand on voit la société actuelle telle qu’elle est, les injustices qui la traversent, l’explosion des inégalités, la paupérisation d’une partie de la population dans les démocraties développées, tout cela appelle à garder et même à aiguiser son esprit critique. Mais cela ne peut se faire en cédant à la facilité des fantasmes complotistes. Au contraire, une culture d’objectivité et de promotion des vérités factuelles est aujourd’hui plus que jamais nécessaire. La culture critique et l’esprit critique ne doivent pas être abandonnés aux complotistes. Le camp progressiste doit investir ce terrain. Je pense à ce qu’on appelle l’extrême centre, par exemple Justin Trudeau au Canada ou Emmanuel Macron en France, qui, au travers de sa politique néolibérale, nourrit parfois les extrêmes, fait indirectement beaucoup de mal à cet esprit critique, et par extension, à la démocratie. Malheureusement le camp progressiste recule sur ce terrain. Il y a un travail à faire en ce sens.

Bio express

1970
Naissance, à Montréal.
1988 
Etudes à l’université de Toronto.
1999 
Parution de son best-seller, No Logo (Actes Sud).
2007 
Publication de son deuxième ouvrage majeur, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre (Actes Sud).
2021
Codirectrice du Centre for Climate Justice  à l’université de la Colombie-Britannique.
2023
Lauréate du prix Best Ideas Books  du journal The Guardian, pour Le Double. Voyage dans le monde miroir.

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