Mouvement 4B, lesbianisme séparatiste , grève du sexe: ces femmes qui coupent les ponts avec les hommes
Dans la foulée de l’élection de Donald Trump, les Américaines se réapproprient le mouvement féministe 4B, originaire de Corée de Sud. Cette tendance, assimilée à tort à du séparatisme, vise à couper les ponts avec les hommes pour s’affranchir du patriarcat.
Un monde sans hommes. Ou presque. Tel est l’univers fantasmé par une frange d’Américaines depuis le triomphe retentissant de Donald Trump à la présidentielle. La réélection du milliardaire républicain, largement plébiscité par la gent masculine, a médusé les électrices pro-Harris, inquiètes pour la survie de leurs droits et la liberté à disposer de leur corps. Depuis, la résistance s’organise. A côté des bracelets bleus aux poignets pour attester du vote démocrate, des marches de solidarité et des rasages de crâne, un chiffre et une lettre inondent les réseaux sociaux: 4B. Abréviation importée de Corée du Sud, elle est le symbole de la lutte contre le patriarcat au travers la sécession relationnelle et sexuelle avec les hommes.
Le concept repose sur quatre «non» (ou «bi», en coréen): ne pas sortir avec des hommes (biyeonae), ne pas se marier avec des hommes (bihon), ne pas avoir de relations sexuelles avec des hommes (bisekseu) et ne pas avoir d’enfants avec des hommes (bichulsan). Le mouvement 4B a émergé dans les années 2010 en réponse à la misogynie et aux violences sexistes gangrénant la société sud-coréenne à tous les étages: écart salarial le plus élevé au sein de l’OCDE (29% en moyenne), épidémie de féminicides et de cybercrimes, ancrage des rôles traditionnels… Un environnement radicalement inégalitaire, qui appelait à une réponse, elle aussi, radicale, estime Léane Alestra, essayiste spécialiste des questions de genre. «Le contexte américain est quand même fort différent, note Milène Le Goff, doctorante en histoire féministe à l’université de Lille et à l’ULB. Ici, l’élément déclencheur est surtout l’élection de Trump, qui survient après une campagne fortement polarisée autour de la question des droits des femmes et de l’accès à l’avortement. L’essor du mouvement est révélateur d’une profonde inquiétude quant à la pérennité de ces droits aux Etats-Unis.»
Le corps comme argument politique
Malgré son émergence récente, le mouvement 4B n’a en réalité rien d’innovant. «On trouve des germes de cette revendication séparatiste, ou à tout le moins d’autonomie émancipatrice, dans plusieurs courants féministes historiques», précise Aurélie Aromatario, sociologue à l’ULB et chercheuse postdoctorante en sociologie du corps et du genre. A commencer par la non-mixité, sorte d’outil militant temporaire qui permet des rassemblements réservés aux femmes (ou à d’autres minorités opprimées). «Le mouvement fait également écho au séparatisme lesbien, forme d’organisation communautaire apparue dans la foulée de la seconde vague féministe (années 1970), précise la sociologue. Bien que très minoritaire, il vise à ne plus faire société avec des hommes, que ce soit de manière ponctuelle, par exemple le temps d’un festival, ou durable, avec la création de villages 100% féminins.» Il s’inscrit également dans la lignée du lesbianisme politique, un mouvement intellectuel plus ample, qui a pour objectif de s’extraire du système patriarcal violent, sans aller jusqu’à prôner le séparatisme (les contacts avec les hommes restent tolérés en société).
Le refus de relations sexuelles avec les hommes prôné par le mouvement 4B rappelle en outre les grèves du sexe, apparues pour la première fois au IVe siècle avant J.C dans la pièce de théâtre Lysistrata du dramaturge grec Aristophane. «Déjà à l’époque, les Athéniennes et les Spartiates utilisaient leurs capacités sexuelles et reproductrices comme objet de revendication politique, souligne Aurélie Aromatario. Depuis, la grève du sexe a été utilisée dans de multiples combats politiques, et a notamment permis l’instauration de la paix au Liberia en 2002 grâce à l’initiative de la militante et future prix Nobel de la Paix Leymah Gbowee.»
Plus largement, le mouvement 4B s’inscrit dans la continuité des mouvements sociaux de la totalité, qui prônent la cohérence de la militance dans tous les aspects de la vie: dans la manière de consommer, de relationner, ou encore de vivre ses loisirs. Une logique également défendue par de nombreux activistes écologistes. «Cette manière de militer va au-delà de la défense d’un projet de société commun, insiste Aurélie Aromatario. C’est une véritable transformation de soi, qui va jusqu’à interroger ses relations et sa sphère intime.» Paradoxalement, ces choix individuels ont malgré tout une portée collective. «Décider de consacrer moins de temps aux hommes dans sa vie privée, c’est accorder autant de place à la sororité et à l’émulation de groupe féminin», relève Léane Alestra.
Un deux poids, deux mesures
Le mouvement 4B signe également le retour en force du slogan féministe «L’intime est politique», popularisé dans les années 1960 pour remettre en cause le concept de la famille nucléaire. «Les questions individuelles qui, a priori, n’ont pas de lien avec la politique mais seulement avec le foyer, sont en réalité des questions éminemment sociétales», rappelle Milène Le Goff. Pour la chercheuse, ce besoin d’à nouveau recourir au corps comme argument politique est révélateur de la difficulté de faire entendre la voix des femmes autrement. «Face à l’inefficacité des formes de revendication traditionnelles (manifestation, pétition), la colère et l’insatisfaction poussent à aller encore plus loin», abonde Aurélie Aromatario.
Trop loin? Les détracteurs du mouvement 4B s’inquiètent de la radicalité de cette tendance et de sa portée contre-productive. Au yeux de certains, la tendance risquerait de polariser davantage la société et d’entretenir l’antiféminisme ambiant. «Le masculinisme et la misogynie n’ont pas besoin de prétexte pour s’alimenter, ils le font très bien tout seuls», balaie Aurélie Aromatario. Et Milène Le Goff d’insister: «Dès que les femmes ou les minorités de genre tentent de demander un accès à leurs droits d’une façon ou d’une autre, c’est considéré comme subversif et perçu comme extrême. Mais c’est une stratégie assumée: réduire les féministes à des hystériques radicales permet de dénigrer le discours dénoncé et d’en freiner la portée.»
Aurélie Aromatario interroge également le terme de «séparatisme» employé pour décrire le mouvement 4B. «Quand la volonté d’entre-soi provient des groupes minorisés et discriminés, on appelle ça du séparatisme. Mais les personnes privilégiées font partie d’un entre-soi structurel sans que ce soit perçu, ou revendiqué, comme tel. Il n’y a qu’à regarder du côté des conseils d’administration des entreprises, quasi systématiquement composés uniquement d’hommes.» La sociologue invite également à relativiser le concept de radicalité et à le remettre en perspective. «Quand les féministes se radicalisent, ce qu’elles peuvent faire de pire, c’est de détester les hommes, d’arrêter de vivre et de coucher avec eux, note la sociologue. Or, quand les masculinistes se radicalisent, ils tuent des femmes. Le danger est loin d’atteindre le même degré. D’un côté, il y a de la haine, de la violence, voire des meurtres. De l’autre, il y a juste de la colère.»
Existence (uniquement) médiatique?
Du reste, le mouvement 4B n’a pas vocation à s’imposer. Il fait plutôt partie d’un arsenal d’outils féministes –plus ou moins performants– pour s’affranchir du patriarcat, rappellent les chercheuses. A l’image du militantisme écologiste, qui diversifie ses modes d’actions (de la manifestation pacifique à la désobéissance civile), la lutte féministe revêt également des dimensions multiples et variées. Voudrait-il s’imposer qu’il ne le pourrait pas, pointe d’ailleurs Milène Le Goff. «Vouloir populariser le 4B, ce serait faire fi d’une composante économique prégnante de la société, à savoir que de nombreuses femmes restent dépendantes des hommes financièrement. Certaines privilégiées pourraient se permettre d’appliquer ces théories politiques, mais beaucoup seraient limitées matériellement. Par exemple, pour les femmes purement hétérosexuelles (contrairement aux homo- ou bisexuelles), faire le choix de ne pas entrer en mariage, c’est faire une croix sur la vie à deux. Or, vivre seul coûte plus cher. D’autant plus pour une femme, en raison notamment des inégalités salariales toujours prégnantes aujourd’hui.» Pour la sociologue, le seul «B» qui pourrait se populariser, c’est la volonté de ne pas faire d’enfants, qui pourrait se joindre aux revendications des mouvements childfree indépendants ou ceux portés par la dimension climatique.
En Corée du Sud, ce séparatisme féministe est d’ailleurs resté extrêmement décentralisé et marginal, avant de peu à peu s’étioler sur fond de désaccords sur le rôle des femmes homosexuelles et transgenres. Au-delà de son aura virale et médiatique, difficile, aujourd’hui, d’en mesurer l’ampleur réelle aux Etats-Unis. «Dans les faits, ce mouvement n’existe peut-être pas, avertit Milène Le Goff. C’est une tendance qui inonde les réseaux sociaux et qui jouit d’un important retentissement, notamment en raison de sa dimension intime et sexuelle, qui suscite beaucoup de commentaires et d’étonnement. Pourtant, il y a une certaine logique à ne pas s’engager dans des relations hétéronormatives quand on sait que les femmes sont victimes de viols, battues et tuées par des hommes.»
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