L’enfer du carrefour Léonard: pourquoi les chantiers sont de plus en plus nombreux sur les routes (surtout dès le printemps)

Elise Legrand
Elise Legrand Journaliste

Avant le carrefour Léonard, il y a eu les travaux sur la E411, la rénovation du pont de Froyennes, la réhabilitation du ring de Charleroi… Les routes wallonnes semblent être en perpétuel chantier. Et ce n’est pas du tout un hasard.

Vitesse limitée à 50 km/h. Voirie en chantier sur dix kilomètres.» Une injonction récurrente pour l’automobiliste, pour ne pas dire quotidienne, tant les travaux semblent se multiplier ces dernières années, en particulier sur les grands axes.

Sur le « réseau structurant » wallon (2 700 kilomètres d’autoroutes et nationales), l’augmentation du nombre de chantiers est bel et bien avérée depuis 2010. Un chiffre le prouve: les dépenses allouées à l’entretien et à la réhabilitation des voiries ont triplé. Une tendance qui s’explique, entre autres, par le sous- investissement massif dont a souffert le réseau pendant près de trente ans.

Sous-financement structurel

Comment la Wallonie s’est-elle embourbée dans ce pétrin routier? Pour comprendre, une marche arrière s’impose. Fin des années 1980, les travaux publics dépendaient d’un seul ministère fédéral. « Les dépenses résultaient alors d’équilibres communautaires, retrace Didier Block, secrétaire général de Mobiwall, la fédération des entrepreneurs de travaux de voirie. Lorsque x milliers de francs étaient octroyés au nord du pays, on en dépensait autant au sud. » Changement de direction en 1989. La troisième réforme de l’Etat régionalise cette compétence. Le ministère wallon de l’Equipement et des Transports (MET) voit le jour. Mais il est loin de figurer parmi les priorités de la Région. «A l’époque, la Wallonie était sollicitée pour contribuer à l’assainissement de la dette publique, détaille Héloïse Winandy, porte-parole de la Sofico, actuel gestionnaire du réseau structurant. Les moyens dévolus aux routes régionales furent progressivement réduits alors que les autoroutes, construites dans les années 1970, nécessitaient des moyens de plus en plus conséquents pour leur entretien. » Ce régime de sous-financement prévaudra pendant de longues années. « Soyons honnête : pendant trente ans, on a fait du cache-misère », fustige Didier Block.

Des chantiers plus petits, plus nombreux, pour contenter un maximum de personnes.
Des chantiers plus petits, plus nombreux, pour contenter un maximum de personnes. © sofico

En 2010, les professionnels du secteur préviennent de la dégradation des routes wallonnes. La gestion du réseau est alors confiée à la Sofico et un coup d’accélérateur est donné. L’enveloppe allouée gonfle peu à peu et les chantiers se multiplient pour remettre progressivement les grands axes à niveau. De 96 millions d’euros en 2010, les dépenses annuelles consacrées à la réhabilitation des voiries passent à 220 millions en 2016.

Effet de rattrapage

Dans la foulée, l’introduction, en 2016, de la redevance kilométrique pour les poids lourds permet de dégager un budget supplémentaire. Ce prélèvement représente aujourd’hui 70% des recettes de la Sofico et a contribué à rebattre les cartes: plus de 280 millions d’euros par an ont pu être investis ces six dernières années dans l’entretien des voiries grâce à lui. Et de 2010 à 2023, ce sont, au total, trois milliards d’euros qui furent consacrés aux chantiers, forcément devenus plus fréquents que par le passé.

La Région bruxelloise suit le même tracé. « Depuis 2021, nous avons atteint une moyenne annuelle de vingt mille chantiers, tous types confondus, indique Bruxelles Mobilité. Ceux de plus grande ampleur se chiffrent à quatre mille. »

D’autres pays européens tentent également de résorber le retard accumulé ces dernières années, note Jacques Teller, professeur d’urbanisme et d’aménagement du territoire à l’ULiège. «La Belgique ne fait pas office de cancre par rapport à ses voisins, assure-t-il. La plupart des Etats se sont retrouvés sous contrainte budgétaire après la crise financière de 2008. On assiste aujourd’hui à un effet de rattrapage. » Entre-temps, le Covid est également passé par là. Et après lui, ses plans de relance, qui ont permis de débloquer une série de chantiers.

Si leur multiplication désole certains automobilistes, elle doit aussi être vue d’un bon œil, estime Luca Sgambi, chargé de recherche à la faculté d’ingénierie architecturale et d’urbanisme de l’UCLouvain: «C’est le signe de la volonté politique de gérer le bien public. Si on souhaite garantir la stabilité continue de nos infrastructures, ces chantiers sont indispensables. » Car, inévitablement, l’état de nos voiries se dégrade.

Des matériaux de mauvaise qualité, des erreurs de conception, l’action de l’homme et des intempéries sont autant d’éléments qui peuvent affecter cet état. D’autant que le béton n’est pas, contrairement à ce que laisse penser son surnom, un «matériau éternel», rappelle Luca Sgambi. «Le changement climatique entraîne des précipitations de plus en plus intenses et prolongées. Or, la pluie est l’une des causes majeures de la dégradation du revêtement routier», illustre le spécialiste.

Surcharge routière

A l’origine, les voiries ont été conçues pour supporter une certaine charge et/ou fréquence de passage. Cependant, «le parc automobile des voitures particulières en Wallonie a presque doublé de taille comparé aux années 1980 et le poids moyen des véhicules a augmenté d’au moins 50%», chiffre Luca Sgambi. Par rapport à ce pour quoi elles ont été initialement construites, nos routes sont donc davantage sollicitées.

«La prolifération des chantiers est aussi due à l’augmentation des réparations “de surface”, complète Joël Roberty, directeur de Roberty SA, société spécialisée dans les chantiers publics et privés. Les travaux en profondeur sont souvent mis de côté pour raison budgétaire. Les politiques préfèrent parfois contenter le plus grand nombre avec dix dossiers à 200 000 euros plutôt que se focaliser sur un chantier d’ampleur à deux millions. Ces choix participent à la multiplication des travaux.»

Celle-ci trouverait aussi sa source dans «un manque chronique d’entretiens préventifs, malgré ce qu’annonce ou promet la Région wallonne», critique pour sa part Eric Perard, directeur des travaux routiers à la Socogetra, l’un des principaux acteurs du génie civil en Belgique. «La tradition de l’entretien a fait défaut pendant quinze ans et les techniques de maintenance, comme celle du gravillonnage, ne sont pas toujours bien accueillies par tous. Or, ces procédures ont le mérite de prolonger la durée de vie des revêtements. Elles sont trop peu appliquées et, par conséquent, les chantiers durent plus longtemps puisque la rénovation des structures doit se faire plus en profondeur.»

Encore un chantier où il ne se passe rien? Peut-être sèche-t-il, tout simplement...
Encore un chantier où il ne se passe rien? Peut-être sèche-t-il, tout simplement... © sofico

Autre élément à charge: l’importante proportion d’autoroutes au kilomètre carré en Belgique. «Nous possédons un grand patrimoine routier à maintenir en état, confirme Jacques Teller. Une partie ayant été construite entre les années 1950 et 1980.»

Des travaux toujours plus longs?

Si la fréquence des travaux tend globalement à augmenter, qu’en est-il de leur durée ? Les chantiers ont-ils tendance à s’éterniser au-delà des délais impartis ? Tout dépend de leur nature, nuance-t-on à la Sofico. Les travaux d’entretien (brossage des filets d’eau, ramassage de déchets…) durent en moyenne entre quelques heures et quelques jours, mais les réhabilitations plus lourdes sont « évidemment plus longues et plus coûteuses », concède la porte-parole. De par leur extrême complexité, les chantiers de réhabilitation d’ouvrages d’art (ponts, tunnels) sont les plus chronophages, parfois jusqu’à plusieurs années.

De son côté, Bruxelles Mobilité assure que la tendance n’est pas à la hausse en matière de durée. « L’exécution totale est estimée à 17 jours en moyenne, stipule Camille Thiry. Même si, c’est vrai, certains grands chantiers peuvent s’étaler sur plusieurs années. »

Quelle que soit la durée des travaux, l’essentiel est surtout de viser une diminution des perturbations qu’ils entraînent, estime Luca Sgambi. « Le coût social d’un chantier n’est pas à sous-estimer: perte de temps pour les usagers, pollution causée par les embouteillages occasionnés et pertes économiques.» Maintenir un maximum de mobilité, surtout sur les grands axes, est d’ailleurs l’un des défis principaux des entrepreneurs. Pas question de fermer complètement une autoroute durant plusieurs semaines. Les travaux s’effectuent donc généralement par phases. Certains doivent être réalisés durant les congés scolaires, hors des heures de pointe, voire de nuit.

Le faible taux d’ensoleillement du pays freine aussi l’avancement des travaux. Certains chantiers exigent, en effet, des matériaux spécifiques (béton, résine, chape d’étanchéité) qui nécessitent un temps sec ou des températures positives. « Impossible, donc, de les exécuter l’hiver », relève la porte-parole de la Sofico. Résultat : les autres périodes de l’année croulent sous les chantiers.

Des impératifs techniques entrent également en ligne de compte, comme une durée de séchage pour le béton ou des essais pour le tarmac. «Certaines manipulations requièrent du temps, rappelle Joël Roberty. Râler en passant devant des chantiers a priori inactifs n’a ainsi pas de sens», insiste-t-il. « Les précautions en matière de sécurité, toujours plus strictes, ne favorisent pas non plus la réduction de la durée des travaux », complète Jacques Teller.

Cerise sur le chantier, les entreprises doivent également jongler avec les pénuries de matériaux et de personnel. « De nombreux chantiers ont été relancés en parallèle et les contraintes sont assez fortes sur les ressources », analyse Jacques Teller. Pour Didier Block, une grande partie du problème réside également dans le fonctionnement des marchés publics. « Avec une meilleure communication, nous pourrions faire bien mieux, avance-t-il. Généralement, lors de la remise de prix, les entreprises n’ont aucune idée du moment où le chantier débutera. Il s’écoule parfois des mois, voire des années, entre l’appel d’offres et le début effectif des travaux.» Entre-temps, l’entrepreneur peut avoir conclu un marché avec un autre maître d’ouvrage et voir ses chantiers se télescoper. « Pour éviter cet engorgement, nous plaidons pour davantage de coordination, mais à l’heure actuelle, la législation sur les marchés publics ne le prévoit pas. »

Pas (trop de) travaux, une douce utopie ?

«Si l’on souhaite garantir la stabilité continue de nos infrastructures, les chantiers sur les autoroutes et les nationales devront être de plus en plus nombreux, déduit Luca Sgambi. Pour qu’ils le soient moins, nous devrions alors apprendre à vivre de manière plus durable. A cela s’ajoute le fait que de nombreux marchés publics sont basés sur le seul critère du prix, ce qui entraîne évidemment des travaux de qualité moindre.» Et donc la nécessité d’en refaire plus fréquemment.

A cet égard, les investissements de la Belgique pour ses infrastructures ont été bien inférieurs aux paliers recommandés, rappelle Jacques Teller, même si «la Sofico a amené davantage de professionnalisme dans la gestion des réseaux autoroutiers, reconnaît-il. Il faut toutefois s’attendre à un nombre encore très important de travaux dans le futur pour la maintenance. C’est une obligation, au vu du capital d’infrastructures dont on dispose.»

L’enjeu réside aussi dans des choix politiques plus homogènes, estime Joël Roberty. «Il s’agirait d’accorder les violons sur le long terme», préconise-t-il. Afin d’éviter de faire fausse route.

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