Gare de Mons: l’histoire d’une énorme gabegie à un demi-milliard d’euros
Scandaleuse la gare Calatrava à Mons, qui s’ouvre enfin aux voyageurs, ce 18 décembre, et dont le budget initial a quintuplé, passant de 97 à plus de 480 millions d’euros? Le Vif l’avait déjà bien dit il y a quinze ans… Et cela n’a fait qu’empirer.
Lorsqu’en juillet 2015, on lui parlait du «pharaonique» projet de la gare de Mons, Elio Di Rupo, alors bourgmestre de la cité du Doudou, ne pouvait empêcher sa voix de grimper furieusement dans les aigus. «Mais enfin, pourquoi pharaonique?, s’énervait-il autour d’un risotto de quinoa au Tocco d’Italia, sa cantine de prédilection rue de Nimy. Je suis outré qu’on utilise ce terme juste parce que c’est un grand architecte international qui dessine la future gare. Calatrava (Ndlr: l’architecte en question) veut en faire une œuvre originale. Pourquoi les Montois n’auraient-ils pas droit au beau? Le projet montois répond à la conception des gares contemporaines comme à Anvers ou à… New York.» Rien que ça.
«Je suis outré qu’on parle de projet pharaonique»
Elio Di Rupo, en 2010
Que le socialiste au nœud pap’ tenait absolument à ce que Santiago Calatrava signe de son nom prestigieux la nouvelle gare de Mons, comme il l’avait fait pour les Guillemins à Liège, est vite devenu un secret de Polichinelle. Et, même si, en 2006, un concours d’architecture a été ouvert à toutes les entreprises européennes, comme le prescrit la loi, le choix final était couru d’avance. Six bureaux y ont participé: outre Calatrava, trois belges, un français et un hollandais. En 2010, Le Vif (numéro du 16 avril 2010) dénonçait déjà les irrégularités de ce marché de dupes. En effet, au début, le cahier spécial des charges spécifiait clairement que, si une passerelle aérienne pour piétons et cyclistes devait relier la place Léopold au site des Grands Prés, le concours ne portait ni sur les infrastructures ferroviaires ni sur le réaménagement du bâtiment des voyageurs.
Le bon élève Calatrava
En clair, on ne pouvait toucher ni au rail ni au bâtiment de la gare, construit au début des années 1950 par l’architecte montois René Panis. Après examen des dossiers, le jury a constaté que trois des candidats ne respectaient pas les critères et les a donc d’emblée écartés. L’un d’eux, le candidat n°1, remplaçait justement la gare existante. Pour les deux autres candidats non retenus, l’un proposait un accès à la passerelle qui «défigurait la place», l’autre suggérait une passerelle jugée «lourde». Le projet du candidat n°3 (Calatrava), lui, répondait à tous les critères du cahier des charges, prévoyant que la passerelle aérienne démarrerait bien à droite du bâtiment Panis qui demeurerait en l’état. Il fallait vraiment être naïf pour y croire.
Lire aussi | Gare de Mons, l’ombre de Di Rupo depuis dix ans
Une fois le marché attribué à l’architecte espagnol, deux nouvelles versions de l’avant-projet ont vu le jour, en 2008 puis en 2010. Dans celles-ci, l’ancienne gare était supprimée, les voies et les quais étaient refaits et la passerelle aérienne recentrée, devenant alors une gare-passerelle. Bref, tout le contraire de ce que stipulait le cahier des charges. A l’époque, Vincent Bourlard, administrateur-délégué d’Euro-Liège-TGV, étiqueté PS, défendait ce recentrage controversé: «Cela ne s’est pas décidé en un jour, c’est le fruit d’une lente maturation avec tous les acteurs concernés», justifiait au Vif l’ancien syndicaliste FGTB devenu l’un des hommes clés des chemins de fer belges. Une telle remise à plat du projet, duquel avaient été évincé au moins un candidat architecte pour ces points, méritait à l’évidence qu’on organise un nouveau concours ou un nouvel appel d’offres. Il n’en fut rien.
Gare de Mons: un marché illégal
L’été dernier, le magazine #Investigation de la RTBF a repris ces infos du Vif dans un de ses reportages, pour redonner un coup de fouet à ce scandale. Suite à la séquence, la Cour des comptes s’est penchée (un peu tard) sur le dossier et a relevé que «des modifications apportées au marché initial auraient pu justifier le lancement d’une nouvelle procédure de passation». La Cour des comptes constatait aussi que «les informations échangées dans le cadre de l’étude de faisabilité n’ont pas été transmises à l’ensemble des candidats du concours, ce qui amène à s’interroger quant aux principes de transparence, d’impartialité et d’égalité de traitement». Le marché était-il dès lors illégal? «Vous imaginez bien que tout cela est juridiquement en béton, que la SNCB ne se lance pas en amateur dans de tels contrats», nous rétorquait Bourlard en 2010. Un candidat belge nous avait alors confié ne pas avoir introduit de recours parce qu’il craignait d’être blacklisté pour des projets montois ultérieurs. De telles listes noires existent bel et bien, nous avait confirmé un fonctionnaire de la Région wallonne.
Lire aussi | Gare de Mons, gare maudite?
Le Vif relevait aussi, il y a quinze ans, un autre élément troublant, également souligné par la Cour des comptes. Le jury qui s’est penché sur le concours de marché public était censé désigner le lauréat de manière anonyme pour éviter tout copinage ou influence d’un grand nom. Pas sûr que ça ait été le cas. Un membre du jury, André Godard, architecte indépendant et ancien directeur de l’Institut supérieur d’architecture de Mons, nous avait expliqué que tout le monde «savait très bien qui étaient les auteurs des projets», qu’il y avait eu «très peu de discussions sur ceux-ci», contrairement à l’habitude, et que «certains membres du jury avaient tenté subtilement d’en influencer d’autres en poussant le projet n°3», celui de Calatrava. Dans ce jury figurait, entre autres, Elio Di Rupo, le chef des travaux de la Ville de Mons, un représentant de l’Urbanisme montois, Edmée De Groeve (pour la SNCB), qui doit tous ses mandats au PS.
Un montant pharaonique
Bref, c’est une fois Calatrava désigné que la gabegie de la gare de Mons a véritablement commencé. L’estimation budgétaire de son deuxième avant-projet a gonflé de 168% pour arriver à un montant de 162 millions d’euros. En 2010, la nouvelle version dite de «gare intermodale» verra l’estimation budgétaire «définitive» passer à 196 millions. Ensuite, celle-ci n’a cessé d’augmenter: de 222 millions en 2011 jusqu’à 331 millions en 2021. Au total, en y ajoutant le volet des infrastructures pris en charge par Infrabel, on arrive aujourd’hui à 480 millions d’euros. C’est le montant officiel annoncé par la SNCB fin novembre dernier. Il y a de quoi s’étrangler. Au départ, lors du lancement du projet, celui-ci devait coûter 37 millions… Soyons de bons comptes, la valeur de l’euro a évolué en quinze ans. A sa valeur actuelle, le projet initial ne devait pas dépasser 97 millions d’euros, un montant qui a donc quintuplé depuis lors, pour devenir, quoiqu’on en dise, pharaonique.
Une des explications de ces augmentations de budget concerne les retards et les couacs de chantier. On peut dire qu’il y en a eu. Une habitude chez Calatrava, semble-t-il. A Liège, il a fallu dix ans avant que la gare des Guillemins soit inaugurée. A New York, le chantier Ground Zero de l’architecte espagnol a accusé six ans de retard et son budget est passé de deux à quatre milliards de dollars. A Mons, on a crevé tous les plafonds. Calatrava n’est pas seul en cause, loin de là. Il y a eu plusieurs conflits de chantier avec le gestionnaire Eurogare, qui ont nécessité de repasser des marchés partiels. L’un d’eux, avec la société italienne Cordioli chargée de fabriquer la structure métallique de 4.000 tonnes de la passerelle, a entraîné un long arrêt et prolongé le chantier de 21 mois. Un autre, avec la société espagnole Emesa pour l’achèvement de la gare-passerelle, a également entraîné une résiliation de marché et retardé les travaux de 23 mois.
Au départ, dans ses rêves les plus fous, Di Rupo espérait que la gare soit terminée en 2015, l’année où Mons était capitale culturelle européenne. Il aura fallu près de dix années supplémentaires pour que la gare cathédrale soit mise en service, ce 18 décembre. Les navetteurs montois jugeront sur pièce. Folie des grandeurs? Sans aucun doute. A l’époque, les autorités montoises avaient vanté le retour du Thalys wallon pour justifié l’exubérance du chantier. Mais le Thalys n’est pas revenu. A la place, la SNCB a lancé depuis ce 15 décembre une nouvelle liaison classique Mons-Paris, en 2heures13 minimum. En janvier, les prix varient entre 42 et 110 euros. C’est mieux que rien. Mais est-ce que ça valait une gare-passerelle intermodale à un demi-milliard d’euros ?
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici