Maxime Rovère : «Les disputes sont des moments cruciaux» (entretien)
Avec Se vouloir du bien et se faire du mal, l’essayiste français Maxime Rovère signe une espiègle, mais sérieuse et rigoureuse, philosophie de la dispute. Grandement bienvenue en ces temps crispés.
Côté pile, Maxime Rovère est un homme accort et sémillant qui répond aux questions avec enthousiasme. Les objections ne le déstabilisant guère, laissent son ton avenant intact. Côté face, on découvre un philosophe, de trempe spinoziste, qui manie la rigueur conceptuelle aussi bien que l’humour et l’ironie ; en atteste son hilarant Que faire des cons? (Flammarion, 2019), enquête mordante et philosophique sur ce que sont «les cons» et premier volume de son «éthique interactionnelle» qu’il élabore patiemment depuis plusieurs années.
Maxime Rovère, 45 ans, qui compte déjà une œuvre imposante à son crédit, publie en cette rentrée Se vouloir du bien se faire du mal. Philosophie de la dispute (1). Il y pose une question simple mais abyssale à force d’être paradoxale: «Comment, en dépit de leur bonne volonté, des personnes qui se veulent du bien peuvent-elles se faire du mal?». C’est donc à élucider la complexité des disputes, onéreuses en économie psychique et émotionnelle et décuplées par l’accélération et l’instantanéité des échanges à l’ère du tout numérique, que s’attelle notre philosophe.
Votre dernier ouvrage s’inscrit dans une série plus large de réflexions que vous regroupez sous le terme «philosophie, ou éthique, interactionnelle». De quoi s’agit-il?
C’est très simple: dans toute situation, il s’agit de centrer l’analyse sur les interactions entre les gens, plutôt que sur les personnes elles-mêmes. Ce travail s’inscrit dans la continuité d’un courant sociologique – l’interactionnisme de l’Américain Erving Goffman – en lui donnant des fondations méta-physiques et en lui ôtant ses excès ; car au lieu de dire que ce ne sont pas les personnes qui agissent, mais les actions qui font les personnes, il est possible de montrer que toute interaction est circulaire et va dans les deux sens. D’un ouvrage à l’autre, je peux alors étudier aussi bien les échanges intellectuels (Le Clan Spinoza. Amsterdam 1677: l’invention de la liberté, puis L’Ecole de la vie. Erotique de l’acte d’apprendre) que les conflits entre des inconnus (Que faire des cons? Pour ne pas en rester un soi-même) ou encore, à présent, les conflits entre ceux qui s’aiment.
A quoi bon utiliser des téléphones intelligents, si nous nous jugeons les uns les autres comme des Cro-Magnon?
Quelle est l’origine du titre Se vouloir du bien et se faire du mal?
Notre époque est marquée par une polarisation des antagonismes et une forte intolérance à la frustration. Par conséquent, les microconflits se multiplient dans la vie quotidienne, accompagnant de grands changements sociétaux. Notre quotidien est donc traversé de ces souffrances qui naissent des disputes, que je définis comme des formes de conflit incontrôlées, parfois même non désirées, entre des gens qui s’aiment ou qui s’apprécient. En effet, plus deux individus sont proches, plus ils sont en mesure de se faire du mal l’un à l’autre. Or, nous attribuons souvent nos disputes aux motifs qui les engendrent, mais leurs causes sont plus profondes: nos souffrances révèlent qu’une relation d’affection est aussi faite de crises. Pendant celles-ci, les interactions entre les personnes peuvent s’émanciper de la relation pour poursuivre leur propre logique au détriment des personnes elles-mêmes. Comment nos paroles et nos actes peuvent-ils à ce point se retourner contre nous et contre ceux qu’on aime? Telle est la question.
Pour résoudre ce paradoxe, vous vous appuyez sur la théorie du chaos du physicien Henri Poincaré. De quoi s’agit-il?
La théorie du chaos établit que certains effets n’ont aucune proportion avec leur cause. C’est ce qu’on appelle «l’effet papillon» depuis qu’un autre physicien, Edward Lorenz, a suggéré qu’un battement d’ailes de papillon au Brésil pouvait créer une tornade au Texas. Les disputes l’illustrent parfaitement: une toute petite chose peut créer des effets dévastateurs! On a toujours tendance à penser: c’est trop bête, on aurait pu l’éviter. Pour ne pas culpabiliser inutilement, ni vivre sa vie au conditionnel, il convient donc d’étudier ce phénomène avec des outils rationnels affûtés. Car notre univers est chaotique, notre comportement est chaotique, donc notre morale doit tenir compte du chaos: à quoi bon utiliser des téléphones intelligents, si nous nous jugeons les uns les autres comme des Cro-Magnon? Le temps est venu de repenser entièrement la morale, afin de nous donner collectivement de meilleurs repères, à la fois plus solides et plus souples que le Bien et le Mal, qui mènent nécessairement à l’affrontement.
«Une dispute fonctionne exactement à la manière d’une bombe atomique», écrivez-vous.
Dans une bombe atomique, la fission d’un atome libère des électrons qui, en frappant d’autres atomes, libèrent d’autres électrons, et ainsi de suite. L’immense énergie que dégage ce phénomène vient de ce qu’il s’agit d’une réaction en chaîne, capable de fournir à elle-même son propre aliment. Une dispute est également une réaction en chaîne: quelqu’un fait une maladresse ou dit une grossièreté, et les réactions que cela provoque sont souvent à leur tour maladroites et grossières, de sorte qu’elles engendrent à nouveau une réaction de même type, etc. Cette réflexion remet en cause la notion de responsabilité: ce n’est pas seulement l’agent qui a commencé qui est «coupable», mais la manière dont les interactions forment des boucles d’agressivité qui nous font tous tourner en rond. Voilà pourquoi il est essentiel de refonder entièrement la notion de responsabilité.
Or, chercher à établir les responsabilités dans une dispute est une impasse, soutenez-vous.
Disons plutôt qu’il y a plusieurs manières de nous y prendre, lorsqu’il s’agit de les établir. Une approche volontariste de la responsabilité suppose que nos actes et nos paroles dépendent de notre volonté ; et c’est parce que cette volonté serait libre que nous pourrions rendre compte de nos actes et demander aux autres de modifier les leurs. Pourtant, personne aujourd’hui ne songe à nier que toutes sortes de déterminismes s’exercent sur les individus. Par conséquent, nous sommes condamnés à mener les uns contre les autres des procès imaginaires où nous prenons alternativement la posture du juge, de l’avocat ou de l’accusation – principalement pour distribuer la souffrance autour de nous quand nous souffrons. Je montre qu’il y a une tout autre manière de fonder notre responsabilité, en considérant notre vulnérabilité les uns à l’égard des autres. Si l’on accepte qu’il nous arrive à toutes et à tous de nous montrer maladroits, incertains, aveugles et parfois même invisibles les uns aux autres, il devient possible d’étendre notre responsabilité loin au-delà des seules intentions. Vraiment, moins recourir aux concepts de la morale traditionnelle et considérer les configurations de manière à explorer les formes de vulnérabilité, cela change la vie. Cela enseigne aussi que l’éthique n’est pas un domaine d’étude comme un autre ; il s’agit avant tout d’une pratique où le fait de se mettre les idées au clair n’est qu’une étape dans un entraînement qui doit durer (et embellir! ) toute la vie.
La dispute ne fait-elle pas cependant partie de notre économie émotionnelle naturelle?
Sur ce point, il faut se garder des réponses faciles. Les disputes sont inévitables parce que nous sommes des systèmes imparfaits, en partie incohérents, et nos incohérences provoquent des crises susceptibles de corriger ou d’endommager notre système. Or, comprendre la dynamique des disputes, c’est diminuer la dose de souffrance psychique, relationnelle et sociale qui s’y investit pour ne pas en rester prisonnier. L’enjeu ne sera jamais de rendre toutes les disputes fructueuses ou d’éradiquer la souffrance, mais de mieux comprendre ce que sont les êtres humains et à quoi servent leurs jugements moraux, qu’ils utilisent souvent à tort et à travers. C’est ainsi qu’ils distribuent de la souffrance, de manière brouillonne et confuse.
La dispute ne permet-elle pas une forme de catharsis? Ne permet-elle pas d’extérioriser les affects tristes? Autrement dit, la dispute n’aurait-elle pas aussi des vertus?
Les disputes se produisent, c’est un fait. Pourquoi adviennent-elles? Parce que nos interactions engendrent des événements qui nous prennent au dépourvu. Il n’y a donc aucun sens à attribuer des bons ou des mauvais points à des événements aussi naturels: nous n’avons ni à les dénoncer ni à en faire l’éloge. La question est plutôt de savoir comment on peut obtenir les effets de transformation que l’on souhaite sans en passer par des abîmes de souffrance. Car la question «comment changer?» ne naît pas seulement d’une injonction sociale, elle naît de nos propres interactions.
Vous définissez la dispute comme une modalité corporelle, où entrent en jeu la respiration, le rythme cardiaque, le débit de parole. Autant que l’effet d’un malentendu, la dispute est-elle aussi une question corporelle et physiologique?
Les humains sont des êtres composés et intriqués entre eux: malgré leur apparente autonomie, ils sont en partie composés les uns des autres. Voilà pourquoi certaines fonctions de notre corps peuvent être modifiées ou entravées par nos relations: quand on se dispute, le rythme cardiaque et la respiration s’accélèrent, on peut souffrir d’insomnie, d’aphtes, de maux de ventre… Réciproquement, cela signifie que ces fonctions simples peuvent offrir des planches de salut, à condition que l’attention puisse naviguer d’une interaction à l’autre. L’ essentiel est de comprendre que notre liberté la plus fondamentale – celle de nous changer nous-mêmes vers un mieux – ne dépend pas de décisions mentales, mais de mouvements de l’attention.
Prendre au sérieux les disputes, c’est essayer de voir plus clair dans les souffrances, celles que nous subissons et celles que nous infligeons.
Jusqu’ici, les disputes ont peu suscité l’intérêt des philosophes et des sciences sociales en général. Comment l’expliquez-vous? Existe-t-il un lien avec les injonctions à la «positive attitude» en œuvre dans nos sociétés, ou avec ce que la sociologue franco-israélienne Eva Illouz appelle la «happycratie»?
A vrai dire, une longue tradition morale aborde la question sous différents angles, au moins depuis le traité que Sénèque a consacré à la colère (De ira). Mais ce discours de réflexion et de sagesse est recouvert par des représentations consuméristes simplifiées qui, par exemple, figurent l’amour comme un simple pourvoyeur de joie et de plaisir, alors qu’il comporte des défis qui doivent nécessairement entraîner des crises. Mais attention! Ces crises sont autant des opportunités que des dangers. Si l’on valorisait excessivement le rôle des crises, on tomberait justement dans l’idée que «tout est au mieux, même quand ça fait mal». Il n’est pas si facile d’échapper au réflexe de tout «positiver». Prendre au sérieux les disputes, c’est essayer de voir plus clair dans les souffrances, celles que nous subissons et celles que nous infligeons. Qui oserait dire qu’il faut s’en contenter et se féliciter de faire souffrir ses proches? L’émergence d’un marché du bonheur ne doit pas occulter le rôle central de la démarche éthique dans notre effort de civilisation: l’être humain s’efforce de s’améliorer peu à peu, non parce qu’il s’agit d’un devoir moral, mais parce qu’il s’agit d’une nécessité structurelle. Des systèmes aussi imparfaits que les nôtres tendent naturellement à corriger leurs erreurs, leurs «bugs», leurs brèches. Encore faut-il qu’ils connaissent les opérations adéquates pour cela!
Selon vous, la forme des disputes évolue-t-elle selon les siècles et les mœurs? Auraient-elles tendance à se multiplier et s’intensifier à notre époque, plus individualiste?
La plupart des disputes s’appuient sur ce que j’appelle le «tribunal moral» où nous jouons alternativement les accusateurs, les juges, les avocats: en ceci, nos disputes les plus intimes dépendent du système judiciaire par lequel notre société établit les responsabilités et les fautes. Les rôles que l’on prend dans cette dramatisation théâtrale ont été définis socialement. Pour y échapper, il faut comprendre comment nos souffrances s’y enferment, ce qui suppose qu’on prenne le temps d’y réfléchir au moins une fois. Alors, on peut commencer à s’entraîner pour ne plus rester si longtemps attachés à nos souffrances individuelles, comme nous le faisons très souvent.
Peut-on établir un lien entre la forme des disputes aujourd’hui et l’accélération sociale du temps qui caractérise notre époque et qu’a théorisée le sociologue allemand Hartmut Rosa?
Dans les disputes, la question du pouvoir devient rapidement centrale: à mesure que les échanges montent en intensité, ils accélèrent, et il s’agit bientôt seulement de déterminer qui mène le jeu, qui imposera sa lecture des faits, qui définira les changements à faire, qui s’excusera, etc. Ces manières de faire prolongent, c’est certain, certaines contradictions sociales. Mais l’objectif de l’éthique n’est pas de nous émanciper des déterminismes sociaux ; c’est d’utiliser nos propres interactions pour faire évoluer le système. Car on dit qu’on ne peut pas changer les gens. Mais les gens n’ont pas d’autre choix que de changer.
De nos jours, nombre de disputes passent par le biais des réseaux sociaux.
Comme les réseaux multiplient les interactions, ils multiplient aussi les sources de malentendus, comme des «textos» mal interprétés, ou encore les interférences, comme lorsque des relations numériques entravent des relations réelles. Cela montre que nos formes d’intimité sont transformées. L’essentiel est de comprendre que tous les systèmes qui engendrent des conflits autour de nous ne le peuvent que lorsqu’ils rencontrent des failles dans notre propre système. Donc, au lieu de blâmer les réseaux sociaux, on peut y trouver occasion de s’interroger sur sa relation à sa propre intimité, à son propre corps, à son environnement immédiat, à ses proches. Car comme nos proches, nos interactions sont nos miroirs.
En filigrane, la question de l’identité traverse votre réflexion…
Il faut admettre que chacun ne connaît qu’une petite partie de ce qu’il est, à la fois comme individu et comme être social. Le reste nous est révélé par nos réactions aux événements et par nos interactions avec les autres. Or, les disputes sont des moments cruciaux où nos propres inconnues se révèlent à nous malgré nos efforts pour les cacher. Elles offrent alors des occasions en or pour explorer sa propre identité. Au fond, la notion même d’identité n’a de sens que lorsqu’elle devient un «problème» ; quand tout va bien, on se passe facilement d’elle! Mais tout comme les miroirs sont utiles pour corriger notre apparence, une dispute permet d’interroger notre identité et nous offre une occasion d’évoluer. Cela requiert de se poser les bonnes questions, en se souvenant que le progrès éthique devient plus facile quand on s’arme de beaucoup de patience, et qu’on s’équipe de concepts philosophiques.
Bio express
1977
Naissance, en France.
2002
Enseigne la philosophie à l’Ecole normale supérieure de Lyon.
2015
Est nommé professeur à l’université pontificale catholique de Rio de Janeiro.
2017
Fait paraître Le Clan Spinoza (Flammarion), une biographie romancée du philosophe néerlandais.
2019
Publie l’ouvrage à succès Que faire des cons? (Flammarion).
2020
Est nommé sociétaire à l’Institut de recherches avancées d’ Amsterdam.
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