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Richard Malka: «Il faut être du côté des hommes, pas des croyances» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’avocat prolonge la réflexion engagée lors de la publication de la plaidoirie du procès des attentats de Charlie Hebdo, Le Droit d’emmerder Dieu. Dans Après Dieu, il demande par quoi le remplacer. Par la raison.

Dans la collection «Ma nuit au musée», les éditions Stock proposent à des écrivains de passer une nuit dans l’établissement de leur choix et d’en tirer un texte forcément inspiré par l’endroit qu’ils ont eu le bonheur d’arpenter dans le plus grand calme. C’est dans un «musée» particulier que Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo et d’autres dossiers emblématiques, a nourri ses flâneries et réflexions: le Panthéon, ce monument à Paris où reposent, en guise d’hommage de la nation, les corps des figures emblématiques de l’histoire de France. Pour le grand défenseur de la laïcité qu’est Richard Malka, c’est l’occasion d’un dialogue profond et réparateur, en regard du poids croissant de la religion dans la société, avec l’un des esprits les plus brillants de l’histoire de la pensée, François-Marie Arouet, plus connu sous le nom de Voltaire. L’occasion rêvée pour l’avocat de prolonger la réflexion engagée lors de la publication de la plaidoirie du procès des attentats contre Charlie Hebdo sous le titre Le Droit d’emmerder Dieu, sorti en 2021 (Grasset). Dans Après Dieu, il demande par quoi le remplacer. Par la raison. Explication.

Pour vous, que représente Voltaire?

Dans ce livre, c’est un partenaire de dialogue. Un sparring-partner, en fait. Et quel sparring-partner… Je ne pouvais pas trouver plus brillant et plus symbolique du combat contre le fanatisme religieux. Il m’a aidé, par-delà les siècles, à approfondir ma propre réflexion sur le fait religieux. Et c’est ce que je cherchais en choisissant le Panthéon. J’aime ces individus à la culture universelle, drôles, piquants, brillants, méchants parfois, maniant l’ironie pour crucifier leurs adversaires. J’ai eu le bonheur d’en connaître quelques-uns –cela semble appartenir à un monde disparu. Voltaire me fait penser au mentor que j’ai eu la chance d’avoir en la personne de Georges Kiejman (NDLR: avocat français, ministre de 1991 à 1993 sous le deuxième mandat de François Mitterrand, décédé en 2023).

Vous écrivez que lorsque vous étiez lycéen, la religion des uns et des autres n’était pas un sujet… Pourquoi cela l’est-il devenu? Pourquoi le XXIe siècle est-il religieux?

C’est tout le propos de ce livre de constater le retour du fait religieux. On avait réussi à remettre le christianisme dans les églises. Mais le fait religieux revient, essentiellement sous la forme d’une autre religion, en tout cas à travers son prosélytisme et sa dimension politique, l’islam. Pourquoi ce retour? Simplement parce qu’on a cessé de transmettre la méfiance que l’on doit nourrir à son égard. Le fait religieux doit toujours rester un acte personnel, et ne jamais empiéter sur la sphère publique. On a baissé la garde. Et, par ailleurs, une population nouvelle est venue avec sa religion, beaucoup moins sécularisée que ne l’est le christianisme. L’islam embrasse tous les domaines de l’activité humaine.

Manque-t-il un «Voltaire musulman»?

Il faudrait un «Voltaire musulman»… En réalité, il y en a: Boualem Sansal, qui est emprisonné, uniquement à raison de ses écrits, par un régime voyou, le pouvoir algérien, ou Kamel Daoud… Je suis entouré d’intellectuels, de poètes, d’écrivains musulmans, des femmes et des hommes, qui se battent pour être libres. Il y en a aussi en Belgique. J’ai eu l’occasion de remettre le Prix international de la laïcité 2024 à Fadila Maaroufi (NDLR: anthropologue, cofondatrice de l’Observatoire européen des fondamentalismes). Comme des pratiquants d’autres religions, des musulmans font un travail remarquable. Partout dans le monde, ils se battent pour avoir la liberté de vivre leur religion comme ils l’entendent, ou pour avoir la liberté de ne plus être musulmans. En Europe, des mouvements d’ex-musulmans apostats se regroupent sous des formes associatives diverses. Malheureusement, ce n’est pas eux que l’on entend le plus. Malheureusement, les imams TikTok et les prédicateurs autodésignés ont plus de succès. Ils distillent leur poison rigide, rigoriste, intégriste, fanatique à des personnes qui, de ce fait, se sentent légitimées à interdire que l’école transmette tel savoir, que les femmes s’habillent comme ceci ou comme cela, ou à considérer que l’on ne doit pas être homosexuel, etc. C’est pour cela que ce livre a été écrit. Il y a un raidissement au sein de l’islam. On l’observe sondage après sondage, en France comme en Belgique. Dans les pays occidentaux, il est lié à une recherche d’identité. Lorsqu’on transforme une religion en une identité, c’est une catastrophe. Pourquoi? Parce que l’individu ne supporte plus aucune critique, parce qu’il devient archisusceptible, parce qu’il est prêt à croire aveuglément ce que lui raconte tel prédicateur, tel imam TikTok. C’est aussi le résultat du fait qu’on n’a pas su intégrer, qu’on n’a pas favorisé la mixité, qu’on a laissé se développer des ghettos. Dans ces conditions, il ne peut pas y avoir d’intégration. Intégration à quoi?

«La liberté d’expression sert à bousculer, à faire réfléchir.»

Une partie de la gauche s’est soumise au fascisme religieux, écrivez-vous. Comment l’expliquer et voyez-vous une évolution différente aujourd’hui?

Alors qu’elle devrait être la première à défendre l’émancipation, la libre critique, la liberté de conscience, la méfiance à l’égard du fait religieux, la gauche est devenue la complice de l’oppression religieuse sous prétexte de lutter contre les discriminations et de respecter les minorités. En fait de respect, elle s’est imposé une forme de censure en s’interdisant de critiquer la religion. Elle a fait preuve de paternalisme: que les opprimés restent les opprimés. Il faut s’élever contre cela. On ne peut pas être de gauche et ne pas être aux côtés de ceux qui veulent se débarrasser de l’oppression religieuse. Une partie de la gauche en a pris conscience. Mais elle n’ose pas le dire. Elle reste dans le déni, complètement complexée qu’elle est par la gauche radicale et son discours victimaire, et par la peur d’être qualifiée d’islamophobe, de fasciste, bref d’être considérée de droite ou d’extrême droite. Dès qu’on n’est pas d’accord avec les militants de cette gauche, ils vous accusent d’être islamophobes. Du reste, on a le droit d’être islamophobe. On a le droit d’avoir peur de toutes les religions, y compris de l’islam. On a sacrément raison d’avoir peur vu les dizaines de millions de morts que le christianisme et l’islam ont provoqués. On voit le malheur que les religions produisent partout dans le monde.

Giovanni Battista Caprara, un archevêque italien inhumé à l’église Sainte-Geneviève devenue le Panthéon avec lequel vous avez un dialogue imaginaire, vous rétorque que les régimes athées ont, eux aussi, produit des millions de morts. La religion est-elle par nature source de violences?

On ne peut pas dire que l’URSS ou la Chine, deux régimes athées, ont été des modèles de démocratie et de respect des droits de l’homme. Ils ont causé des millions de morts. Effectivement, la religion n’est pas la cause de tous les malheurs des hommes. Néanmoins, elle produit –cela a été mesuré dans de nombreuses études– de la violence, des discriminations en particulier envers les femmes et les minorités sexuelles. C’est incontestable. Des expériences ont été menées; des mesures faites… Il y a des effets nocifs à la religion. On n’aura pas résolu tous les problèmes de l’humanité quand on aura fait rentrer les religions dans leurs églises, leurs mosquées et leurs synagogues. Mais on en aura réglé une partie.

L’éducation joue-t-elle un rôle central pour se prémunir contre le fascisme religieux?

Oui, mais pas que. Nous sommes tous responsables: les politiques, les journalistes, les universitaires… En France, on connaît un vrai souci à l’université avec cette idéologie du respect, du souci de n’offenser personne. La liberté d’expression sert à cela. Elle sert à bousculer, à faire réfléchir. C’est cela l’altérité. A partir du moment où l’on ne pense pas comme l’autre, on peut le blesser, le heurter… Ce n’est pas très grave. Il y a pire dans la vie. Et puis, ces échanges nous enrichissent. Ceux qui pensent «être du bon côté» parce qu’ils défendent une religion sont en fait complices de l’oppression qu’elle exerce. Il faut être du côté des hommes, pas du côté des croyances. Quand on est du côté des religions dans leur version prosélyte, on n’est pas du côté des hommes. On est contre les hommes.

L’assassinat de Samuel Paty et le procès des attentats de Charlie Hebdo ont fait prendre conscience aux politiques que «ça suffit». © GETTY

La mobilisation populaire qui a suivi les attentats contre Charlie Hebdo en 2015 n’a-t-elle abouti à rien de concret?

Je n’ai jamais cru que cette manifestation, la plus grande en France depuis la Libération, mènerait à des progrès parce que les choses ne changent pas sous le coup d’une émotion, fût-elle profonde et sincère. Elles changent sous l’effet d’une prise de conscience et d’une démarche raisonnée. En 2015, c’est la peur qui a gagné, pas la réaction contre la peur. J’ai perçu un changement, non pas à ce moment-là, mais cinq ans plus tard, au moment du procès de Charlie Hebdo que nous avons beaucoup politisé et au cours duquel a eu lieu l’assassinat de Samuel Paty. Là, j’ai senti une réaction: «Trop, c’est trop, ça suffit.» Je ressens aujourd’hui une volonté de s’engager sur ces thématiques, pour la laïcité, pour l’universalisme, pour notre modèle de société débarrassé du fait religieux. Je ne sais pas comment cela évolue en Belgique. Mais, en France, il y a une prise de conscience. Des personnes ont le courage de témoigner. Une résistance se met en place. Je ne peux qu’inciter la population belge à faire de même. Parce que votre situation est pire que la nôtre.

En quoi?

Vous avez heureusement moins d’attentats et de faits violents. Mais il y a un entrisme plus grand qu’en France parce que vous n’êtes pas protégés par cette laïcité, et parce que votre Etat est beaucoup plus faible. Quand l’Etat est faible, le pouvoir religieux fait ce qu’il veut. Je pense qu’il y a une espèce de gentillesse belge qui fait que vous attendez d’être dévorés tout crus. Parfois, il faut partir au combat. Pour nos idées, pour nos principes. Simplement pour rester libres.

L’idée de défendre l’universalisme de nos valeurs n’est-elle pas de plus en plus compliquée à mettre en pratique parce que certains y voient automatiquement une volonté de domination?

On retrouvera un jour la valeur de ce principe. C’est un idéal de vivre-ensemble qui permet de ne pas nous définir uniquement au regard de nos différences. Le différentialisme aujourd’hui, c’est cela: je suis différent parce que j’ai telle religion, telle sexualité, tel genre, telle couleur, tel ceci, tel cela… Cela ne peut qu’aboutir à la confrontation de tous contre tous. C’est l’interdiction de la vie ensemble. Si chacun revendique ses différences, ses règles, ses lois, on ne peut plus vivre ensemble. C’est une régression sur l’échelle de la civilisation. Il faut se battre contre cela. L’universalisme, c’est ce qui permet aux musulmans de vivre libres, et de ne pas être enfermés dans leur religion. L’apostasie est punie de mort, comme l’homosexualité, dans un grand nombre de pays musulmans. C’est pour cela que j’aimerais que les militants de gauche se battent. Réveillez-vous! Tourner le dos à l’universalisme, c’est tourner le dos aux droits humains.

«On ne gagnera le combat contre les fanatismes religieux que si la gauche retrouve sa raison.»

Pourquoi le renversement du régime des ayatollahs iraniens serait-il si important dans la lutte contre l’obscurantisme religieux?

C’est une de mes prophéties (rires).

Vous espérez le voir de votre vivant?

Je pense qu’on le verra de notre vivant. C’est important parce que la poussée de l’islamisme a commencé là, en 1979. Ce sera un coup d’arrêt extrêmement important. Les Iraniennes et les Iraniens forment un grand peuple, riche d’une culture millénaire, alphabétisé à 99%, qui déteste le pouvoir religieux plus qu’aucun autre parce qu’il a vu jusqu’où cela peut mener, à l’abêtissement, à la perte de toute liberté… Quand le régime iranien tombera, c’est un modèle qui s’effondrera. Son renversement donnera un signal de liberté. C’est mon espoir. Or, aujourd’hui, je vois une certaine gauche tourner le dos à ceux qui en Iran se battent pour leur liberté. C’est fou. Ils sont du côté des mollahs tellement ils sont gênés sur la question du voile… A Paris, lors de la Journée des droits de la femme le 8 mars, les seules qui ont manifesté avec les femmes juives pour revendiquer simplement de ne pas se faire tuer étaient les Iraniennes. Pas la gauche, pas les mouvements féministes…

Richard Malka au Panthéon à Paris en mai 2024: «Voltaire m’a aidé à approfondir ma réflexion sur le fait religieux.» © EMMANUEL GOMES DE ARAUJO

Vous revendiquez-vous encore de gauche?

Je serai de gauche jusqu’au bout.

La gauche est par nature le berceau de ce combat, écrivez-vous.

Culturellement, c’est à cet endroit-là que cela va se passer. On ne gagnera le combat contre les fanatismes religieux que si la gauche retrouve sa raison et sa volonté de se battre pour ses valeurs. Cette gauche a à ce point perdu son logiciel qu’elle ne sait plus qui elle est. Elle doit se retrouver parce que le peuple de gauche, lui, n’a pas disparu. Il ne demande qu’à avoir une offre politique qui lui corresponde. Mon livre précédent Le Droit d’emmerder Dieu s’est vendu à près de 150.000 exemplaires. A chaque dédicace, j’ai 200 personnes. Ce sont des gens de gauche. Des profs, des instituteurs… Ils sont perdus. Ils me disent: que peut-on faire?, comment peut-on s’engager?, qui va nous représenter?. J’en veux aux élites de gauche d’avoir abandonné ce peuple-là.

Quand on observe le comportement du président des Etats-Unis et de ses amis, il est difficile de ne pas penser que la raison recule. Cela vous effraie-t-il?

Si on a un soupçon de raison, cela ne peut être qu’effrayant. Et c’est aussi un sujet religieux. La religion a un poids considérable aux Etats-Unis, plutôt le protestantisme. Ce sont les évangélistes qui définissent la politique. Quand le pouvoir spirituel se mêle de politique, c’est toujours la catastrophe. Toutes les religions sont logées à la même enseigne. Cela ne peut que mal se terminer aux Etats-Unis. Il se peut que marginalement et par hasard, quelques effets positifs sortent de cette imprévisibilité. Mais je ne peux que craindre les conséquences de cette folie trumpienne, ce délire de puissance, cette vulgarité, cette grossièreté. Mais il faut se poser la question de savoir qui les a nourris. En partie les dérives de la gauche, notamment le wokisme. La gauche américaine ne sait plus où elle habite. Elle a compris qu’elle ne gagnerait plus avant longtemps. Elle est à la recherche d’un nouveau logiciel. Il ne faudrait pas que la même chose nous arrive. Or, à chaque élection, on voit que l’Europe est de plus en plus à droite. Quand la gauche se remettra-t-elle à penser au peuple? Le peuple ouvrier a été complètement abandonné. Maintenant, il vote à l’extrême droite. Donc, il faut travailler.

Quand vous entendez le discours du vice-président américain J.D. Vance à Munich, vous dites-vous que les Etats-Unis et l’Europe peuvent connaître deux formes de démocratie?

Les Etats-Unis sont en train de se transformer en une démocratie illibérale, à l’image de la Hongrie en Europe. C’est terriblement inquiétant. Il existe deux visions de la démocratie, deux visions de la liberté d’expression. On n’est pas obligé d’avoir la même. Mais un jour, je répondrai aux «leçons» données par J.D. Vance, qui sont hypocrites et fausses. On est dans la manipulation. La réalité n’existe plus.

Les patrons de la tech défendent-ils un projet idéologique assimilable à une religion?

On les dit libertariens, transhumanistes… Pourquoi pas? Mais ce sont les premiers à ne pas respecter leurs principes parce qu’ils réclament plus d’Etat pour les protéger, pour bénéficier de ses commandes… Au fond, leur vraie religion, c’est de gagner le plus d’argent possible. C’est complètement immature comme idéologie. Les hommes d’affaires devraient s‘occuper de leurs affaires, plutôt que de faire de la politique. Il est stupéfiant qu’ils aient à ce point pris le pouvoir aux Etats-Unis. Maintenant, ce sont des magnats de l’immobilier qui font de la diplomatie entre la Russie, l’Ukraine, Israël et les Palestiniens. Je ne vois pas comment cela peut donner de bons résultats.

Etes-vous toujours confiant en la vision européenne de la démocratie?

Si on accepte de se battre, oui. Si on accepte de ne pas être naïfs, oui. Si on arrête avec l’idée qu’il faut respecter les croyances, oui. Nous n’avons pas à respecter les croyances, quelles qu’elles soient. Je sais que c’est difficile à dire. Mais il faut le dire et le répéter. Les croyances, on les critique. Voire même on s’en moque, et cela leur fait du bien.

Est-ce une forme de civilisation que l’Europe doit défendre?

Absolument.

(1) Après Dieu, par Richard Malka, Stock, 224 p.
© DR

 

Bio express

1968
Naissance, à Paris.
1992
Prestation de serment comme avocat.
Avocat de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo.
2017
Publie Eloge de l’irrévérence, avec Georges Kiejman (Grasset).
2020
Représente Charlie Hebdo au procès des attentats du 7 janvier 2015.
2021
Publie Le Droit d’emmerder Dieu (Grasset).

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