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« Lorsqu’on vous appelle par votre prénom, on vous rappelle implicitement votre genre »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La société nous colle à la peau. Dès lors que nous sommes vivants, le monde social nous constitue, qu’on le veuille ou non. En signant La Société est en nous. Comment le monde social engendre des individus (1), Wilfried Lignier, chargé de recherche au CNRS, démontre, à rebours de la vague actuelle de développement personnel, combien la société, les interactions et les institutions font de nous ce que nous sommes. Perceptiblement ou imperceptiblement. Sans pour autant nous emprisonner: une fois ces clés de compréhension lucidement maîtrisées, l’individu est d’autant plus libre.

On devrait plus s’intéresser à ce qu’on a entendu des milliards de fois, enfant, sans vraiment écouter.

Pourquoi a-t-on tant de difficultés à nous interroger sur ce qui fait ce que nous sommes, des êtres uniques?

Je ne pense pas que ce soit forcément difficile. Dès l’instant où l’on commence à accumuler des savoirs culturels, à lire, à étudier, on a tendance, au contraire, à tout ramener à l’explication de ce que l’on est. Par contre, les moyens qu’on utilise pour le faire sont souvent très individualisés: on cherche beaucoup en soi, dans nos habitudes et nos expériences personnelles, l’explication de notre singularité. Or, ce qui est démontré dans le livre, c’est combien ces expériences reposent sur des relations sociales, par l’intermédiaire d’institutions et d’interactions soit actuelles, avec les proches et les contemporains, soit plus anciennes, soit d’autres encore, dont on a hérité avant même d’être né, en lien avec le monde social dans lequel on se trouve.

La socialité dure tant que nous sommes vivants, écrivez-vous. Pour autant, les diverses relations sociales auxquelles nous participons ont-elles le même effet sur les individus?

«Relations sociales» est un terme qu’il faut élargir. Ce ne sont pas seulement des relations avec les gens qu’on connaît et avec lesquels on interagit, ce sont aussi les institutions qui s’imposent à nous. Par exemple, même si vous ne l’avez jamais rencontré, vous connaissez le président de la République française et il influence une part de votre vie. Un individu diffère selon le type de relations sociales au croisement desquelles il se situe. Il peut avoir été constitué à un temps t par différentes relations sociales, puis de nouvelles relations arrivent, une rencontre, par exemple, qui le toucheront différemment selon la manière dont il a été construit jusque-là par ses relations précédentes. On est tout entier constitué par la pluralité de ces relations sociales. L’empire des relations sociales est quasi complet sur la formation d’un individu. Autrement dit, s’il existe des différences entre un jeune Européen de 17 ans et une femme âgée d’origine asiatique dans la manière de réagir à des relations sociales, ce n’est pas parce que ces individus sont intrinsèquement différents mais parce que tout (âge, sexe, pays d’origine) a correspondu au long de leur existence à des relations différentes qui les ont construits.

Les premiers cris des bébés diffèrent selon la langue entendue in utero. L’influence de la société, déjà...
Les premiers cris des bébés diffèrent selon la langue entendue in utero. L’influence de la société, déjà… © getty images

A partir de quand ces effets sociaux ont-ils un impact sur nous? Dès la vie in utero?

Tout à fait. On a tendance à penser que le social n’apparaît qu’à un certain moment du développement de l’enfant. Celui-ci passerait d’abord par un stade physiologique, puis psychologique puis social lorsque les enfants commencent à entrer en relation avec d’autres enfants. Selon ce schéma de pensée, le social ne s’acquiert qu’au bout d’un moment. Or, il existe une multitude de preuves du contraire, en vertu desquelles on peut affirmer que le social n’est pas une propriété qu’on acquiert mais une condition intrinsèque pour être un humain. La socialité consiste à être pris dans des relations sociales avec des congénères qui influencent notre comportement. C’est le cas, avec cette définition, dès la vie in utero. Par exemple, le mode d’alimentation des mères a des conséquences sur l’état de santé du fœtus à la naissance. Car ce mode d’alimentation est régulé par la culture, par des normes, par des choix politiques… Par conséquent, un fœtus est un être social depuis le début. Ce qui est intéressant, une fois parvenu à l’âge adulte, c’est de regarder en arrière et de se demander quelles sont les relations sociales qui nous ont construits.

Le voit-on, par exemple, au poids des nouveau-nés?

Différentes études montrent, en effet, qu’il existe une corrélation entre le milieu social d’origine de la mère et le poids du bébé à la naissance. Moins vous êtes diplômé, plus vous vous situez dans des catégories sociales basses, plus vous occupez une profession dominée, plus il y a de risques pour vous de donner naissance à un bébé de petit poids. Or, cette propriété prédit pour partie le devenir de l’individu en matière de santé: naître avec un poids faible n’est pas un bon signe pour l’avenir. Des travaux montrent aussi qu’il existerait des liens entre les politiques publiques de santé menées et le poids des bébés à la naissance. Aux Etats-Unis, les présidents démocrates semblent associés, avec quelques années de décalage pour que leurs politiques de santé aient le temps de se mettre en place, à moins de bébés de petit poids dans les catégories de population les plus défavorisées. On voit donc que de proche en proche, hors de la relation mère-enfant, des croyances, des choix politiques et des modalités de travail déterminées par le système économique dans lequel on vit, c’est-à-dire essentiellement le capitalisme, ont un impact sur l’enfant.

Tous les bébés ne crient pas de la même façon à la naissance. Comment l’expliquer?

On a effectivement constaté que les cris des nourrissons diffèrent selon la langue qu’ils ont entendue de leurs parents in utero. Le son tel qu’il leur arrive – tonalité, accent, rythme – semble peser dans la vie intra-utérine. Les cris de naissance des enfants français et allemands ne sont pas les mêmes durant leur premier mois de vie. Vous vous rendez ainsi compte du caractère déterminant de la société sur nous.

Les parents mettent des choses en place pour construire leur enfant dans le sens qu’ils souhaitent. Mais d’autres influences leur échappent…

En effet. Les parents ne décident pas, par exemple, des politiques de santé publique qui auront pourtant des conséquences sur leur progéniture. Il y a, de fait, d’autres groupes engagés dans la formation de l’enfant. C’est là une distinction avec la psychanalyse, qui propose une dimension relationnelle limitée à la famille. La famille a un poids particulier: par définition, elle regroupe des individus intéressés à nous parce qu’on est, pour eux, une forme de prolongement. Comme ces individus sont très proches et très actifs, leurs relations sont particulièrement intenses. Mais il faut souligner deux choses à cet égard. Primo, il existe une compétition entre le père et la mère dans les relations qui seront déterminantes pour l’enfant: lequel imposera ses valeurs? Secundo, il existe aussi une compétition entre familles. Si, par exemple, vous souhaitez que votre enfant suive des cours de clavecin, il faut pour cela qu’il obtienne une place à l’académie. Mais si un autre enfant a déjà pris cette place, cette possibilité lui sera retirée. La famille de base est donc importante pour le développement de l’enfant, mais celui-ci dépend également d’autres familles. Par ailleurs, tout ce que les familles mettent en œuvre pour leurs enfants n’est pas forcément l’objet de leurs décisions. Le choix du clavecin est lié à votre histoire, à vos goûts, à vos lectures, au son de cet instrument que vous trouvez noble, à tout ce qui est institutionnellement véhiculé à ce propos, etc. En jouer peut vous sembler important alors que pour nombre de gens, écouter du clavecin est pénible. Là encore, les relations sociales au sens large sont déterminantes.

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Quelles que soient leurs réflexions ou stratégies, les parents ou éducateurs ne savent pas exactement ce qu’ils font de nous…

C’est une critique qui revient souvent à propos de cette approche très relationnelle de la production des individus. Cette vision ne serait-elle pas finalement une manière de blâmer les parents? Dans le sens: «Si tout est social, êtes-vous en train de dire que tout ce qu’est l’enfant, je l’ai fait en tant que parent?» Le lien est sympa quand l’enfant ne pose pas de problème, mais dans le cas contraire, c’est une autre histoire. Or, comme on l’a vu, il y a beaucoup de choses, dans la construction d’un enfant, sur lesquelles les parents n’ont pas de prise. En outre, ils ne sont pas totalement éclairés dans ce qu’ils mettent en œuvre. Ils ne savent pas toujours ce qu’ils sont en train de faire, n’en connaissent pas forcément les effets et ignorent aussi si leurs choix auront, à terme, des effets négatifs. Autrement dit, les relations sociales nous fabriquent effectivement, mais cela ne revient pas à attribuer des responsabilités à autrui. Dans mon travail, il ne s’agit pas seulement de déclarer qu’on est constitué par des relations sociales mais d’expliquer comment ce phénomène se produit, parce que ce «comment» est décisif. Or, on est très mal éclairés là-dessus, entre autres parce que les sciences sociales sont trop peu financées. Ce n’est pas si facile d’établir un lien systématique entre les relations sociales que l’on a vécues et notre manière d’être. Par exemple, vos préférences alimentaires ne dépendent pas toujours du fait que vos parents vous ont orienté vers tel ou tel goût, ni de vos habitudes familiales… Cela peut être l’inverse: on peut être dégoûté par les escargots parce qu’on en a mangé de manière systématique à chaque repas de fête quand on était enfant. D’autres facteurs peuvent jouer. La même exposition à une pratique ne génère donc pas toujours la même réaction chez l’individu.

Lorsqu’on vous appelle par votre prénom, on vous rappelle implicitement, à chaque instant, votre genre.

Des études ont montré que l’âge auquel un enfant commence à marcher est corrélé au niveau d’éducation de sa mère. Mais la façon d’accéder à la marche ne dépend-elle pas aussi de pratiques culturelles différenciées?

Culturel ou institutionnel, ce sont deux termes différents pour évoquer la même réalité. Les parents, et les adultes en général, procèdent avec les enfants en fonction de leurs croyances, qui varient selon leur «culture», c’est-à-dire le pays d’où ils viennent, l’univers dans lequel ils ont baigné, etc. Certaines sociétés africaines veulent qu’on asseye les bébés très jeunes. En France, on les positionne plutôt sur le dos quand ils sont tout petits. Ce qui est intéressant dans cet exemple, au-delà du fait de placer le corps de l’enfant comme ceci ou comme cela, c’est la question qui suit immédiatement: dans tel lieu, est-ce considéré comme bien ou mal d’asseoir les enfants? On peut mobiliser toutes les justifications que l’on veut, dans un sens ou un autre, estimant que telle posture les empêche d’explorer leur environnement mais leur permet de mieux observer, ou le contraire. Asseoir un enfant très jeune en Afrique n’a pas du tout le même sens qu’en France, où l’idée dominante est que cette pratique n’est pas la bonne. Dès lors, la manière d’interagir avec l’enfant assis sera affectée par le soupçon que ce n’est pas la bonne méthode. L’adulte qui veille sur ce bébé peut décider de le mettre sur le dos, mais cela devient pour celui-ci une expérience de la contrainte et une forme de racialisation de l’individu. Derrière l’idée de la socialité, il y a celles de la domination et de l’inégalité.

Dans quelle mesure le langage que l’on entend autour de nous nous constitue-t-il?

Le langage est l’un des vecteurs qui permettent l’incorporation des relations sociales en nous. Pour mieux comprendre ce que l’on est, on devrait beaucoup plus s’intéresser à ce qu’on a entendu un milliard de fois dans notre enfance, ce langage du quotidien qu’on a parfois même oublié, qu’on entend sans l’écouter. Plus que telle ou telle grande discussion marquante et ponctuelle, c’est ce langage, les formes grammaticales et le lexique qu’on utilise autour de nous qui découperont le monde d’une certaine manière, attireront notre attention et orienteront notre action. Ainsi, si vous grandissez dans une famille où l’on a l’habitude d’évoquer le nom des oiseaux ou des arbres, même si vous avez oublié ces noms une fois adulte, vous en aurez conservé l’idée qu’ils sont différents, que la nature fonctionne par petits groupes, vous aurez peut-être même une vision atomisée de la nature. Mais cela vous aura aussi appris que chaque chose a un nom et que les noms sont importants. Il y a des familles, ou des types d’éducation, dans lesquels on ne juge pas important que chaque chose ait un nom. Au-delà du lexique ou des formes grammaticales, les récits édifiants sont également déterminants: raconte-t-on sa journée de travail quand on rentre chez soi? Comment? Parle-t-on à ses enfants? C’est sur ces récits du quotidien, entendus à longueur de journée, qu’il faut se pencher. Une étude menée sur les mères afro- américaines dans les quartiers populaires de Baltimore a ainsi montré qu’elles avaient tendance à beaucoup évoquer auprès de leurs enfants les situations de violence qu’elles ont vécues, mais surtout la manière heureuse de s’en dépêtrer et de triompher de ces moments difficiles. Ces petits récits ordinaires répétés sont déterminants pour expliquer le type de morale individuelle de ces groupes sociaux, fondée sur des valeurs de résistance. A l’inverse des récits parentaux observés dans des groupes plus favorisés, dans lesquels on cache davantage les faits de violence aux enfants et où, si l’on en parle, on adopte un discours qui n’est ni triomphant ni drôle.

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Notre genre, donc l’éducation que nous recevons de nos parents, mais aussi le prénom qui a été choisi pour nous sont-ils également déterminants pour notre parcours de vie?

Oui. Les prénoms et la décoration de la chambre sont généralement décidés dès avant la naissance. On a donc déjà à ce stade des formes de production d’une relation, qui n’est pas neutre du point de vue du genre. A part dans le cas de prénoms épicènes, très minoritaires, comme Sacha ou Dominique, lorsqu’on vous appelle en mentionnant votre prénom, on vous rappelle implicitement, tous les jours et à chaque instant, votre genre. Cela passe inaperçu mais ce n’est pas anodin. En ce qui concerne la décoration des chambres, même dans les groupes sociaux où l’on est très sensible à l’égalité des genres, la probabilité que vous deviniez le genre de l’enfant qui y dormira en entrant dans la pièce – disons en France, dans un milieu plutôt dominant et cultivé – est très forte. On ne verra quasi jamais de rose dans une chambre de garçon. De suite, l’enfant sera pris, tous les jours, dans ces couleurs, ces types de jeux, ces matières…

Les parents n’ont-ils pas le sentiment, à un moment, de s’adapter à ce qu’est leur enfant alors qu’ils sont en partie responsables de ce qu’il est devenu?

C’est un peu le drame de l’éducation: on ne sait pas exactement ce qu’on fait avec ses enfants. Alors qu’en tant que parent, vous étiez au cœur de l’action qui a produit quelque chose, et au bout d’un moment, les résultats de vos actions vous paraissent étrangers. J’en reviens à une forme de défaite des savoirs sur l’éducation, qui n’arment pas le regard des parents. Il peut aussi y avoir des situations de mauvaise foi. Si, dans le but de préparer l’avenir scolaire de votre enfant, vous lui laissez souvent la parole, vous développez son argumentation et sa créativité. Mais il se peut qu’avec le temps, il vous réponde, débatte sur tout jusqu’à l’absurde et n’accepte pas un point de vue différent du sien. Dans ce cas, cela peut devenir difficile. C’est une des sources des incertitudes, dans un système social: une même pratique peut avoir des effets très diversifiés et parfois totalement inattendus. Pour prendre une image, c’est comme si, quand on élève un enfant, on écrivait au crayon sur une feuille, sans se rendre compte que ce crayon compte d’autres mines qui, simultanément, dessinent d’autres choses sur le papier: certaines, heureuses, et d’autres, franchement malheureuses, contraires à ce que l’on souhaitait. Pour en être conscient, il faut disposer de ressources individuelles et collectives. Et cultiver une sorte d’éducation de l’attention, pour éviter de se fixer sur certains thèmes, comme la question de la réussite scolaire.

Quelle est encore la liberté, la marge de manœuvre, de l’humain s’il est tellement façonné par la société?

Ce que je propose au lecteur, à travers ce livre, c’est une relation sociale dont j’espère qu’elle pourra éventuellement mettre en perspective les autres relations dans lesquelles il est pris. Je ne veux pas que ce livre soit neutre, distant de l’expérience des gens. Au contraire. On peut éprouver une liberté quand les choses changent autour de nous, quand quelque chose se passe qui n’existait pas jusque-là. Mais cela implique la connaissance des déterminations qui nous ont construits jusqu’à maintenant. Si on ne les connaît pas, on n’a aucune chance de faire autre chose.

(1) La Société est en nous. Comment le monde social engendre des individus, par Wilfried Lignier, Seuil, 153 p.

Bio express

1981

Naissance, à Lille, le 9 mars.

2001

Licencié en histoire, université Bordeaux 3.

2002

Maîtrise de sociologie à l’université de Paris 7.

2010

Docteur en sociologie à l’université de Paris 7.

2012

Chargé de recherche au CNRS.

2019

Publie Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire (Seuil).

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