© Willeke Duijvekam

«L’organisation des relations amoureuses n’est pas sans lien avec la politique»

Certes, les gouvernements démocratiques n’interviennent pas activement dans les relations amoureuses. Mais la politique y joue un rôle implicite, soutient la chercheuse iranienne Rahil Roodsaz.

«Quiconque choisit une forme de relation s’écartant de la norme a intérêt à être solide socialement», prévient Rahil Roodsaz. L’Iranienne est arrivée seule aux Pays-Bas, à l’âge de 15 ans. Elle y a étudié l’anthropologie culturelle et a consacré sa thèse aux opinions des Iraniens installés aux Pays-Bas sur la sexualité. Aujourd’hui, elle enseigne la «politique de l’amour» à l’université d’Amsterdam, où elle poursuit ses recherches sur les formes de relations alternatives.

Comment décririez-vous précisément votre domaine de recherche?

J’étudie la manière dont la société néerlandaise façonne la vie amoureuse. Il peut s’agir de relations monogames, mais pas seulement. Récemment, je me suis intéressée au polyamour, soit une relation amoureuse entre plus de deux personnes, dans laquelle tous les concernés sont au courant et qui n’est pas basée uniquement sur le sexe.

Vous êtes féministe. Quel est le rapport entre le polyamour et le féminisme?

Les féministes ont toujours critiqué la relation monogame classique en tant qu’institution, en raison de son inégalité implicite. Les femmes ont dû et doivent encore investir davantage, tant sur les plans émotionnel que matériel, dans la stabilité offerte par la relation monogame.

Cela leur laisse moins de place pour développer d’autres relations, alors qu’il est essentiel, soutiennent les féministes, que l’espace intime puisse s’ouvrir, que l’on puisse se connecter à des groupes à l’extérieur de cette relation et agir collectivement.

Cela fonctionne-t-il mieux dans une forme alternative de relation, tel le polyamour? Constate-t-on alors plus d’ouverture, plus de liens avec d’autres groupes?

D’après mes recherches, c’est encore très rare. Parmi les polyamoureux que j’ai rencontrés, j’ai constaté peu de solidarité avec d’autres groupes marginalisés. Que ce soit le mouvement queer, les antiracistes, ou la communauté polyamoureuse elle-même, si tant est qu’elle existe.

Les attitudes militantes semblaient pratiquement absentes. Dans le polyamour, l’épanouissement personnel et la réalisation de soi sont si importants qu’il reste peu de temps ou d’énergie pour se préoccuper de l’injustice au sein de la société.

Les polyamoureux forment un groupe assez homogène, selon vous.

Dans le cadre de mes recherches, j’ai rencontré principalement des Blancs issus de la classe moyenne, très instruits et bien rémunérés. Ce n’est pas surprenant non plus. Choisir la polyamorie, c’est s’écarter de la norme et opter pour moins de sécurité.

Cela n’est possible que si on est socialement fort, si on dispose d’une sécurité financière et si on possède de solides compétences en matière d’argumentation – tout le monde sait à quel point certaines conversations sont déjà difficiles dans un couple monogame. Il s’agit donc, dans une certaine mesure, d’un privilège, et il reste à voir si cela changera bientôt.

Le polyamour n’est pas la seule forme de relation qui s’écarte de la norme, n’est-ce pas?

Certainement pas. C’est peut-être la plus visible mais il existe de nombreuses formes d’amour et d’intimité qui s’écartent de la norme. Pensez aux parents qui s’occupent d’enfants qui ne sont pas biologiquement les leurs, ou aux relations qui se situent entre l’amitié et la romance.

Ces relations ne sont pas nées de l’idée de liberté individuelle, comme c’est le cas pour le polyamour, plutôt de contingences ou de considérations pratiques. Elles sont moins axées sur l’identité et ne sont pas si faciles à catégoriser. C’est peut-être pour cette raison que les médias leur accordent moins d’attention.

Vous avez également noté que les mêmes problèmes et discussions se produisent dans les relations polyamoureuses que dans les relations monogames classiques. Comment cela se fait-il?

Les polyamoureux ne vivent pas dans un espace politique, économique ou social différent, séparé du reste de la société. Même si ces personnes sont, par définition, plus ouvertes au changement, elles sont également affectées par ce qui se passe dans la société.

Cela crée aussi des tensions dans les relations polyamoureuses, où des accords sur la répartition des tâches, par exemple, doivent être conclus comme c’est le cas partout.

Ceux qui choisissent une autre forme de relation se heurtent-ils à la norme monogame dominante?

Oui, constamment. Surtout dans le cas du polyamour, qui est encore un phénomène défiant les normes, il existe beaucoup de préjugés. On dit de ceux qui optent pour le polyamour qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas choisir, qu’ils sont amoraux, de mœurs légères…

On avance même qu’ils ne peuvent adhérer à aucune éthique, alors que ce n’est pas du tout la philosophie qui sous-tend cette forme de relation. Le polyamour est en effet une question d’amour et d’engagement… ce qui ne signifie pas qu’il n’est pas difficile à mettre en pratique. Certains hommes considèrent le polyamour comme une autorisation de faire ce qu’ils veulent. Les plaisirs, mais pas les contraintes, en quelque sorte.

Chez nous, la multiplicité des partenaires est un tabou social, mais c’est aussi le cas en Iran, où la polygamie est légale.

Il n’appartient pas au gouvernement de déterminer à quoi doit ressembler une relation amoureuse. Vous soutenez toutefois que notre vie amoureuse est politique…

En principe, dans un Etat démocratique, le gouvernement n’intervient pas activement dans les relations amoureuses des citoyens. Mais il s’immisce implicitement dans ce qui se passe dans la chambre à coucher, ne serait-ce que parce que la loi ne reconnaît pas le polyamour et que le gouvernement a intérêt à ce que la monogamie reste la norme.

Il existe un lien étroit entre la monogamie et le capitalisme: la monogamie fournit un espace sûr dans lequel on peut compter sur l’intimité et l’amour en tant que citoyen, et on en a besoin pour survivre dans un système qui nous oblige à être productifs.

Dans une situation particulière, d’ailleurs, le gouvernement intervient activement dans la vie amoureuse: lorsqu’il s’agit d’un éventuel «mariage blanc», parce que cela touche au territoire et à qui est autorisé à y entrer ou pas.

Dans ce cas, l’Etat définit ce qu’est une relation amoureuse: il doit y avoir une intention de rester ensemble à long terme, les deux personnes doivent vivre sous le même toit – un agent est même habilité à venir vérifier que c’est le cas. En outre, un fonctionnaire peut juger improbable la relation entre un Hongrois et un Afghan, par exemple, et la qualifier de «suspecte». Dans ces cas-là, les relations deviennent très explicitement politiques.

Beaucoup de préjugés subsistent autour du polyamour.
Beaucoup de préjugés subsistent autour du polyamour. © GETTY IMAGES

Quoi qu’il en soit, l’amour romantique et monogame reste-t-il l’idéal?

En effet, l’idéal reste celui des films hollywoodiens: l’amour, l’abandon et la connexion émotionnelle. C’est ce à quoi nous aspirons tous, mais nous vivons dans des circonstances qui rendent cet idéal difficile à atteindre et à maintenir.

A notre époque, l’autonomie de l’individu est essentielle. Grâce aux nouvelles technologies, nous pouvons entrer en contact avec des partenaires potentiels plus facilement que jamais – il suffit d’introduire ses critères de recherche sur une application de rencontre. Si un candidat ne répond pas à nos attentes, nous n’avons qu’à poursuivre notre recherche.

Outre ces possibilités infinies, d’autres contraintes restent décisives. Une femme qui souhaite avoir des enfants est obligée de faire un choix définitif à un certain âge, tandis qu’un homme peut se permettre de chercher une compagne plus longtemps. De même, ceux qui se trouvent dans une situation économique plus précaire et qui recherchent la sécurité doivent parfois faire des compromis.

Vous soulignez un paradoxe: d’un côté, la quête d’un partenaire est un choix personnel, une expression de la liberté individuelle à laquelle nous tenons tant ; de l’autre, il y a cet idéal d’engagement et d’amour romantique. Est-ce dans cette tension que réside un énorme marché pour les thérapeutes?

Cette tension existe bel et bien: d’une part, nous sommes imprégnés de l’idée néolibérale selon laquelle chacun devrait pouvoir prendre soin de lui-même, mais ceux qui veulent un amour romantique ne peuvent pas éviter l’engagement, et donc la dépendance. Nous nous débattons avec cela. La thérapie peut aider à comprendre cette lutte et à résoudre les problèmes relationnels.

Mais la thérapie crée à son tour de nouveaux problèmes. Le flot incessant de livres sur les relations et la croissance exponentielle du nombre de coachs et de thérapeutes nous incitent à réfléchir à ce que nous voulons exactement.

Pas seulement lorsque nous cherchons un partenaire ou que nous entamons une nouvelle relation, d’ailleurs. Même dans une relation à long terme, il est de plus en plus fréquent de se demander si cet engagement est le bon choix et si l’on est heureux dans son couple. Cette réflexion constante nous amène aussi à continuer à voir des défauts chez l’autre.

La façon dont nous façonnons l’amour est largement influencée par les évolutions sociétales.

Ne trouvez-vous pas étrange que nous considérions la polygamie dans l’Islam comme quelque chose de très conservateur, alors que nous qualifions le polyamour de progressiste?

Il y a des différences majeures entre les deux formes de relations, qu’il ne faut pas sous-estimer. Tout d’abord, en matière d’inégalité entre les sexes. Dans la polygamie islamique, seul l’homme est autorisé à avoir plusieurs femmes ; dans le polyamour, différents schémas sont possibles.

Seulement, je voudrais rappeler que tout n’est pas noir ou blanc. Par exemple, certaines musulmanes trouvent rassurant le principe religieux selon lequel un homme doit accorder une attention égale à chacune de ses épouses. Dans une relation polyamoureuse, cette obligation n’existe pas et doit être négociée. Mais tout le monde n’est pas sur un même pied à cet égard, ne serait-ce que parce qu’une jeune femme a l’avantage d’être plus attirante et donc d’avoir plus de capital social.

Du point de vue de l’acceptation par le monde extérieur, là aussi, tout n’est pas noir ou blanc. Chez nous, la multiplicité des partenaires est un tabou social, mais c’est aussi le cas en Iran, où la polygamie est légale.

© Willeke Duijvekam

Le choix de votre domaine de recherche n’est pas le plus évident, et certainement pas au vu de votre parcours.

Je ne vois aucune contradiction entre mon parcours et le sujet de mes recherches. En tant qu’enfant de la classe moyenne émergente en Iran, j’ai été élevée dans l’idée qu’il est important d’étudier. A partir de cette idée, on s’intéresse avant tout à un domaine d’étude que les gens connaissent et qui jouit d’un certain statut.

Je m’étais d’abord inscrite en architecture, à Delft. Jusqu’à ce que je me rende compte que je pouvais faire des questions socioculturelles ma profession. Pour ma famille en Iran, ainsi qu’ici aux Pays-Bas, il n’était pas évident de comprendre en quoi consistaient exactement mes études et mon champ de recherche.

Faire des recherches sur l’amour semble un peu vague, mais la manière dont nous le façonnons est largement influencée par les évolutions sociétales, les relations entre les hommes et les femmes et les positions socioéconomiques.

Mes parents m’ont heureusement toujours soutenue dans mon choix, et mes études ont été mon pilier dans les moments difficiles. Ma procédure d’asile a duré dix ans. Alors que j’étais aux Pays-Bas depuis huit ans, je me suis même retrouvée dans un centre d’expulsion. J’ai continué à travailler sur ma thèse, même s’il n’était pas certain que j’obtienne un permis de séjour. Me concentrer sur mes études était ma stratégie de survie, ma façon de résister aussi. Le fait que le milieu universitaire me soutienne m’a également aidée. Il faut parfois avoir cette chance.

Bio express

1982

Naissance à Shiraz, en Iran.

1998

Se réfugie aux Pays-Bas en tant que mineure étrangère non accompagnée.

2006

Maîtrise en anthropologie à l’université Radboud (Nimègue), où elle obtient son doctorat en 2008.

2009

Chercheuse à l’Atria (institut dédié à l’égalité des genres et à l’histoire des femmes), à Amsterdam.

2014

Postdoctorat à l’université Radboud, sur l’éducation sexuelle des jeunes au Bangladesh.

2019

Chercheuse et chargée de cours en anthropologie à l’université d’Amsterdam.

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