Logée à petit prix en maison de repos, en échange de services: le projet atypique d’Ameyalli
Hébergés à prix raisonnable dans des maisons de repos, des étudiants s’engagent en retour à partager du temps avec les résidents. Les seniors sont ravis. Un projet gagnant-gagnant.
Dans Eloge de la vieillesse, le romancier et Nobel de littérature Hermann Hesse décrit la dernière période d’une vie comme «caractérisée par un climat particulier, un manque étrange de consistance qui entraîne la perte du contact avec le réel, de la proximité avec lui».
Transposé au quotidien d’une maison de repos moderne, cet extrait pourrait définir cet entre-soi du troisième âge, reclus – certes, parfois confortablement – loin de l’énergie que dégage la vie active. Au Jourdan Village, une résidence récemment rénovée au centre de Koekelberg, les pensionnaires ne sont pas totalement coupés de la jeunesse puisque leur bâtiment jouxte une crèche et une école communale.
Mais aux hurlements juvéniles qu’ils perçoivent pendant les récréations par leur fenêtre, les seniors préfèrent largement les notes du concerto en ré majeur de Mozart offertes par Ameyalli, leur voisine de palier… de quelques décennies leur cadette.
Cette étudiante en flûte traversière au Conservatoire royal de Bruxelles bénéficie d’une chambre à prix réduit dans cette maison de repos en échange de services rendus, comme le partage de sa musique.
Paul, Yvette, Maguy et les autres
Seule Gisèle manque à l’appel. «Elle est à la côte pour quelques jours», informe Ameyalli. Les autres habitués du «fou rire de 16 h 15», eux, sont bien présents. Au troisième étage lumineux de la résidence, autour d’une table blanche où se mêlent jus et cafés, il y a Paul l’ancien horloger, Yvette l’animalière en refuge, Maguy la commerçante, Elise la fonctionnaire, Valentine la concierge, Francine la serveuse et Tony le boucher.
A force de blaguer sur leur faux mariage, ces deux derniers suscitent l’hilarité générale de la petite troupe. Ameyalli est de toutes les discussions: «Elle connaît tout ici», assure Tony.
Quelques heures par semaine
Sur la convention d’hébergement à titre provisoire qui la lie à la maison de repos, il est indiqué que la jeune femme de 28 ans doit passer cinq heures par semaine avec les résidents. «Le directeur voulait juste que je fasse partie de la maison, que je ne reste pas seule dans mon coin, enfermée, et que personne ne me voie jamais», précise l’intéressée.
En réalité, elle dépasse largement son horaire à force de dépanner à la cafétéria ou au réfectoire, d’aller chercher le courrier, de bavarder, de nourrir le chat d’Yvette.
La figure stable
Ameyalli, c’est cette voisine rêvée, naturellement discrète et bienveillante. Et qui a surtout l’expérience de côtoyer des seniors depuis son arrivée du Mexique. A Nice, d’abord, elle a vécu quelques mois «géniaux» chez Annie, notamment pendant le confinement, avant de rejoindre la Belgique pour poursuivre ses études.
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«Elle m’a un peu coachée avant de venir au home. Elle voulait m’inciter à continuer à faire ma vie, sourit la musicienne. Ici, il y a un risque que chacun tente de monopoliser toute mon attention et comme je n’ai pas suffisamment de temps libre pour passer un moment avec chacun, j’essaie de le faire tous ensemble. Ce n’est pas vraiment une colloc’ parce que je ne sors pas faire la fête avec eux, mais s’ils ont un souci, je suis là.»
Les seniors ravis
Parfois, Ameyalli fait une entorse à son propre règlement interne. Par exemple avec cette résidente qui a «juste ce besoin de discuter cinq minutes par jour». Quand elle vient frapper à sa porte, la flûtiste lui ouvre, quoi qu’elle soit en train de faire. «Ça ne me coûte rien et ça lui change sa journée, sinon elle reste cloîtrée dans son appartement.»
Tony, lui, affirme ne jamais déranger sa voisine quand elle a la tête dans ses partitions. Parfois, il s’assied même dans un fauteuil du couloir pour l’écouter. Enghiennois d’origine, formé au métier de boucher par Paul Vanden Boeynants – «Un castar, mais je n’ai rien appris avec lui» – et également ancien soudeur sur des F16, cet octogénaire moustachu est arrivé au Jourdan Village en octobre 2022.
Il s’y est rapidement lié d’amitié avec un autre locataire, Jean-Pierre, dont le décès en septembre dernier l’a profondément touché. «Ameyalli, c’est une présence constante. Elle, on est sûr qu’elle ne partira pas… tant qu’elle n’a pas fini ses études, se réjouit-il. C’est une stabilité importante, surtout qu’avec elle, ce n’est pas la même chose qu’avec les autres résidents: elle est jeune, elle a une motivation incroyable pour ses études et elle joue parfaitement ce rôle d’intermédiaire.»
Les jeunes demandeurs
Les premiers emménagements d’étudiants en maison de repos belges datent de 2019. «Les nombreux témoignages de personnes âgées se sentant seules dans les homes, loin des jeunes, nous avaient convaincus de tenter l’expérience», glisse Claire de Kerautem, la directrice de l’asbl 1Toit2Ages, qui joue le rôle d’entremetteur entre générations.
Une fois qu’une maison de repos l’accepte entre ses murs, le jeune se voit assigner une mission principale comme tenir le bar, faire du jardinage, aider en cuisine… Les services varient selon les besoins et les saisons, toujours orientés vers la création de lien. Le prix d’une chambre se situe entre 250 euros – ce que paie Ameyalli – et 350 euros, charges comprises.
Les règles du jeu
«C’est le calme assuré, mais il faut accepter d’être dans une maison de repos, où l’on ne peut pas forcément recevoir des invités, même si cela peut évoluer à mesure que la confiance s’établit», place Claire de Kerautem, persuadée que l’habitat intergénérationnel constitue une forme de lutte contre l’âgisme.
Ils sont actuellement cinq jeunes hébergés dans des établissements de Bruxelles et de Mons, quelques dizaines d’autres seraient prêts à leur emboîter le pas, séduits par cette expérience «dont la mise en œuvre», reprend la directrice d’1Toit2Ages, «est facilitée par l’augmentation des places dans les homes».
En 2022, l’organisme bruxellois de protection sociale Iriscare indiquait que le taux moyen d’occupation des maisons de retraite atteignait 74,2%, et la Fédération des CPAS de l’Union des villes et communes de Wallonie évoquait un chiffre de 88,7%.
Assez pour laisser s’implanter ce genre de projet, sorte de réponse pleine d’humanité aux problèmes de logement, et peut-être plus adapté aux deux âges qu’une cohabitation sous le même toit.
«La formule “à la maison” peut créer des incompréhensions liées à la gestion de l’espace, du temps et de la gouvernance, estime Pascale Thys, coordinatrice de l’asbl Habitat et participation. Ce concept au home laisse en revanche la personne âgée prédéfinir de nombreux paramètres, tandis que le jeune sait d’emblée ce qu’il aura à sa disposition. Il y a moins de place pour la négociation, ce qui évite des conflits.»
Note de jeunesse
Au troisième étage, les sujets de discussion s’enchaînent. Après l’identité des Marolles, c’est au tour de l’incendie de l’Inno – «On n’a jamais su la vérité» – puis de la création des Lacs de l’Eau d’Heure. Maguy s’en souvient parfaitement: gamine, elle avait l’habitude de jouer dans la rivière du même nom. «Je n’y suis plus jamais retournée après.» Issue d’une famille à l’éducation ultracatholique – «j’en ai bavé» – elle a eu le malheur de perdre brutalement un fils puis, plus récemment, son mari.
«Je n’aime pas dire que c’était mieux avant, entonne-t-elle pourtant. L’époque actuelle, c’est pas mal du tout.» La première fois que Maguy a vu Ameyalli, c’était au bar de 16 h 15. «Elle apporte un peu de bonheur, un peu de joie, comme une petite note de jeunesse dans notre vieillesse, confie-t-elle, les larmes aux yeux. On peut discuter de tout avec elle. Je ne la considère pas comme une amie – on a trop de différence d’âge – mais comme une copine. Elle ne met pas de distance, mais ne nous parle pas non plus comme à des gagas: avec elle, on n’a pas le sentiment d’être vieux.»
Des échanges enrichissants
Le week-end, la Mexicaine a pris l’habitude de prendre ses repas au réfectoire. Ce midi, l’effet de son arrivée est comparable à celui d’une apparition divine. Un peu à la manière d’une politicienne mais sans les intentions de vote, Ameyalli passe de table en table, glissant son petit mot à chacun. Beaucoup lui prennent la main, le visage éclairé par sa présence.
Le personnel est en uniforme de travail, elle porte le jeans et les baskets. «Je ne suis ni directrice, ni aide-soignante, ni concierge, ni leur petite fille. Je ne suis pas là juste pour écouter, ce sont des échanges.» Echanges dont elle aimerait d’ailleurs garder une trace. Récemment, elle a filmé une résidente de 105 ans qui récite tous les jours le même poème sur la jeunesse pour entretenir sa mémoire.
Il y a aussi cette migrante dont elle voudrait enregistrer le parcours. «Je trouve très enrichissant d’écouter leurs histoires, sourit Ameyalli. Certaines sont plus intéressantes que d’autres, mais tout le monde a quelque chose à raconter. Ça peut simplement être la recette de frites de Tony, mais ça représente quelque chose pour lui.» Et ça peut contribuer à donner une place et une certitude à ces seniors: l’attrait ne diminue pas avec l’âge. Parfois, le contact avec le réel non plus.
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