L’IA brise les barrières: quel est encore l’intérêt d’apprendre des langues?
Les impressionnantes performances des logiciels de traduction IA questionnent sur les méthodes d’apprentissage des langues, voire sur l’utilité d’encore les étudier.
Le premier modèle n’avait pas vraiment séduit lors de sa commercialisation fin 2021. Quelques innovations plus tard, la version plus aboutie des lunettes Ray-Ban Meta, fruit d’une collaboration entre la maison mère de Facebook et Instagram et EssilorLuxottica, semble davantage convaincre les consommateurs. Fin 2024, elles s’imposaient même en tête des ventes dans 60% des boutiques Ray-Ban à travers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique tandis que le marché des casques VR, lui, continuait de s’effondrer.
Si les clients lorgnent ce nouveau bijou high-tech, c’est en raison des nouvelles fonctionnalités qu’il propose. Les lunettes connectées permettent à celui qui les porte de diffuser des vidéos en direct à ses followers sur Facebook et Instagram. Intégrant l’intelligence artificielle, elles sont aussi capables de fournir des informations sur l’objet regardé par l’utilisateur. La possibilité qu’offrent ces nouvelles lunettes connectées de traduire des conversations en temps réel et dans plusieurs langues (anglais, espagnol, français ou italien) leur donne également un avantage considérable sur le modèle précédent. Lorsqu’une discussion débute, la traduction instantanée est émise par les haut-parleurs intégrés à la monture ou sous forme d’une retranscription sur un smartphone.
Bien que stupéfiantes, les Ray-Ban Meta s’inscrivent en réalité dans la continuité d’une révolution amorcée il y a une vingtaine d’années, lors de l’apparition des premiers logiciels de traduction automatisée (deep learning). Aujourd’hui, les outils affinés les plus performants, tels que DeepL ou Google Translate, sont capables de produire des traductions d’assez bonne qualité.
Un nouveau champ des possibles
La concurrence en matière de traduction instantanée se fait d’ailleurs de plus en plus féroce. En mai 2024, la société Open AI lançait GPT-4o, un transformateur préentraîné génératif, capable de converser avec un ou plusieurs interlocuteurs, en plusieurs langues, en utilisant la parole en temps réel. Mais aussi d’interagir avec du texte, des images et des sons. Son mode vocal associé donne l’impression de véritablement discuter avec quelqu’un à proximité et de témoigner d’une certaine empathie. Dans une vidéo promotionnelle, on peut observer deux personnes qui conversent via GPT-4o, le logiciel se montre alors capable de changer le timbre de la voix et de s’adapter aux demandes des utilisateurs selon la tournure de la conversation.
Tous ces assistants technologiques ouvrent un nouveau champ des possibles. Si bien que l’usage de l’intelligence artificielle dans toutes les situations dans lesquelles l’emploi d’une ou de plusieurs autres langues s’impose fait l’objet de nombreuses discussions, voire de prédictions, tant dans les milieux professionnels qu’éducatifs.
Pour Pascual Pérez-Paredes, professeur de linguistique appliquée et de linguistique anglaise à l’université de Murcie, en Espagne, le fait que deux personnes puissent être capables de se comprendre tout en s’exprimant dans leur langue maternelle n’est en rien anodin. Dans un article qu’il a publié sur le site The Conversation, en septembre 2024, il précise: «La facilité avec laquelle les interlocuteurs utilisent leur propre appareil en communiquant de manière naturelle suppose un avant et un après dans notre manière d’interagir avec les nouvelles technologies. On prend son téléphone, on parle dans sa langue natale et on arrive à communiquer avec une personne qui ne parle pas notre langue et dont nous ne parlons pas la langue.»
Dès lors, deux questions se posent, selon le linguiste: quel est l’intérêt d’encore apprendre une langue étrangère si les téléphones peuvent toutes les parler et les comprendre et quel est le rôle de l’enseignement des langues dans ce contexte?
A quelques milliers de kilomètres au nord, à l’université de Lorraine, une autre linguiste fait face au même questionnement de la part de ses élèves. «Nous constatons que l’envie d’apprendre une langue diminue parmi nos étudiants, car ils se sentent rassurés par l’existence de ces outils de traduction qui leur permettent de comprendre ce qu’ils entendent en direct, constate Anissa Hamza-Jamann, maîtresse de conférences en sciences du langage. Dans un contexte général où la traduction –automatique– neuronale, alimentée par l’intelligence artificielle, rivalise de plus en plus avec la traduction humaine, l’intérêt de cet apprentissage peut susciter une remise en question.»
«Faire la démarche d’apprendre une langue permet de se sentir plus proche des personnes avec qui on entre en contact.»
Pouvoir absolu ou intégration
Pour Pascual Pérez-Paredes, deux hypothèses peuvent être émises quant aux effets de ces innovations sur notre capacité d’apprentissage. L’hypothèse catastrophiste attribue aux nouvelles technologies un pouvoir absolu sur les comportements humains et la société. L’apprentissage des langues n’y aurait plus aucun intérêt et serait réservé aux spécialistes et aux érudits.
L’autre hypothèse, poursuit-il, «propose un avenir où l’intelligence artificielle contribuerait à l’apprentissage et à l’usage des langues étrangères, en intégrant nos ordinateurs et appareils mobiles pour nous aider à écrire des courriers électroniques, extraire et résumer des informations plus rapidement, établir des listes lexicales spécialisées, obtenir des conseils sur des usages lexicaux et grammaticaux précis ou, entre autres fonctions, améliorer des textes en fonction de nos indications».
«C’est une nouvelle ère qui s’ouvre, constate Anissa Hamza-Jamann, mais ces nouveaux outils ne permettent pas d’avoir un réel accès à l’humain et ne prennent pas en compte les spécificités culturelles, le contexte sociétal ou le second degré.» Or, oppose la chercheuse, ces spécificités constituent un élément d’apprentissage à part entière, notamment parce que la traduction est, entre autres, un moyen de médiation entre deux cultures. «Lorsqu’une personne fait la démarche de s’intégrer et d’assimiler une autre culture en essayant d’apprendre une langue, elle se sentira immédiatement plus proche des personnes avec qui elle entre en contact. Cela crée un sentiment de proximité que l’intelligence artificielle ne peut pas reproduire. Les plus beaux échanges naissent souvent de la spontanéité de la rencontre avec la personne qui parle une autre langue, parfois même d’une incompréhension, d’un malentendu.»
A l’avenir, les logiciels seront certainement capables d’intégrer les spécificités langagières, tels que les dialectes ou les expressions régionales, mais l’humain, pense Anissa Hamza-Jamann, aura toujours une longueur d’avance, ne serait-ce parce qu’il invente sans cesse de nouvelles tendances langagières.
«Dès que le texte à traduire présente des complexités ou des subtilités, les erreurs se multiplient.»
Consanguinité
Dans une carte blanche publiée dans Le Soir en février 2024, la Chambre belge des traducteurs et interprètes (CBTI) semble peu inquiète des conséquences de l’intégration de ces outils sur la volonté d’apprentissage d’une langue, ni sur l’avenir du métier de traducteur ou interprète. «Certes, l’IA présente des avantages indéniables: coût, rapidité, accessibilité et capacité à traiter de grands volumes de textes en quelques secondes. Cependant, dans la grande majorité des cas, ces performances ne répondent pas aux exigences d’une qualité professionnelle pointue. Dès que le texte à traduire présente des complexités, des subtilités ou des imperfections rédactionnelles, les erreurs se multiplient.»
Les traducteurs et interprètes rappellent également que l’IA «tire de plus en plus son apprentissage des contenus qu’elle a elle-même générés, ce qui entraînerait une concentration croissante d’erreurs et de biais». Un phénomène de «consanguinité» qui pourrait conduire à une détérioration de la qualité des contenus au fil du temps, y compris des contenus traduits.
Jusqu’où, dès lors, intégrer ces outils dans l’apprentissage des langues? Où faut-il fixer la limite? L’apprentissage formel se méfie de l’IA générative. Les institutions, les établissements scolaires et les universités voient dans cette technologie une remise en question du modèle actuel qui veut que l’élève produise des textes oraux ou écrits destinés à être évalués par l’enseignant, considère Pascual Pérez-Paredes. Un apprentissage formel qui entre déjà en concurrence avec des applications mobiles ludiques telles que Duolingo qui, en août 2024, comptait 100 millions d’utilisateurs actifs.
Sa consœur de l’université de Lorraine plaide pour qu’une réflexion soit menée, non seulement sur les méthodes d’apprentissage des langues mais aussi sur la manière de coter les étudiants. «L’idée serait de ne plus évaluer le produit final mais le processus de traduction, la réflexivité. De vérifier quelles sont les requêtes utilisées pour arriver à la meilleure version possible et de demander à l’étudiant de commenter sa traduction, par exemple.» Ce rôle d’évaluateur reviendrait toujours à l’humain, seul capable de saisir toutes les nuances et les subtilités d’une langue. Jusqu’à présent.
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