Les seniors en boite de nuit? « Ici, on se sent plus jeunes et plus vivants »
Qui a dit qu’on s’ennuie passé l’âge de la retraite? Des associations secouent les idées reçues en proposant des activités culturelles qui décoiffent. Sortie en boîte de nuit, chorale rock et écriture érotique… Roulez vieillesse!
Pour y accéder, il faut remonter une petite allée pavée, cachée derrière la chaussée. D’emblée, on se dit que le lieu n’est pas des plus praticables. Juste avant le site naturel du Kauwberg, dans le sud d’Uccle, se trouvent les locaux de Warned (We Are Retired Not Expired), une association qui, depuis 2019, se consacre à l’organisation d’événements à destination des seniors. Le lieu n’a pas été conçu pour être tout confort ou pour faciliter les déplacements d’un public considéré comme fragile. L’activité du jour se déroule à l’extérieur, comme souvent, dans le grand jardin décoré de guirlandes lumineuses et de fanions bariolés. En ce mois de novembre humide, on aurait plutôt envie de se réfugier dans la maison attenante. «C’est ça, la vie!, répond Sophie Brouhon, la fondatrice. Il faut arrêter de vouloir surprotéger les personnes âgées. Oui, ici, il y a des marches. On ne va pas les enlever. On aidera plutôt les gens à les grimper.»
La génération des boomers va devoir redéfinir la longévité. La vieillesse, c’est l’avenir.
Un plaid sur les genoux et un thé vert entre les mains, les participants – une dizaine – s’installent sur l’estrade. Le mercredi, place à la chorale. Baptisée Chantâge, elle se veut pop et décalée. La jeune chanteuse et guitariste Fanette officie comme cheffe de chœur. Du rock aux musiques traditionnelles, le répertoire se révèle éclectique et changeant. Aujourd’hui, on s’attaque plutôt aux classiques de la chanson française avec Milord d’Edith Piaf, Le Petit Pain au chocolat de Joe Dassin et Mon amour, mon ami de Marie Laforêt. Marie-Christine, grande habituée des lieux, assume chanter un peu faux. L’enjeu n’est pas là. Il se situe plutôt dans le fait de rencontrer d’autres personnes, de briser la routine mais aussi de retrouver sa voix. «Quand on est seul et qu’on ne parle pas à grand monde, on perd sa voix, d’une certaine façon. Une fois retrouvée, elle nous aide à réexprimer notre opinion et à revendiquer à nouveau notre place», avance Sophie Brouhon.
Les seniors se racontent: « C’est vraiment un cap difficile, la retraite »
Marie, bien emmitouflée dans son écharpe, se réchauffe près du brasero après une heure et demie d’harmonie. Elle a rejoint la team des «goldies», le nom donné aux membres de Warned, au début de sa retraite, voici un an. Elle vient ici plusieurs fois par semaine. «C’est vraiment un cap difficile, la retraite. On s’arrête et d’un coup, on a l’impression d’être trop vieux pour la société. Beaucoup de gens restent alors dans leur coin, seuls. Ici, on se sent plus jeunes et plus vivants.» Selon une étude menée par l’UGent, les université d’Anvers et de Rotterdam publiée cet été, la solitude des personnes de plus de 65 ans en Europe ne cesse d’augmenter depuis la pandémie et ce, partout en Europe. Mais le phénomène s’accentue en Belgique où, entre 2019 et 2022, on a observé une hausse de 30% du sentiment d’isolement chez les personnes âgées.
Une piste à explorer pour tenter de remédier à cette crise de l’exclusion sociale: proposer davantage de sorties et d’activités créatives. Se rendre à un événement culturel une fois par mois réduirait presque de moitié les risques de dépression chez les seniors, indique le British Journal of Psychiatry. Bien consciente de ce défi, Warned envisage la culture de manière large et diverse, en organisant des ateliers de danse libre, percussions, écriture érotique, «chair dance»… Mais aussi quelques sorties. La prochaine aura lieu au café-théâtre schaerbeekois L’Os à Moelle, pour le show burlesque The Sassy Cabaret. La plupart du temps, ce sont les membres qui décident des différents événements. «On ne fait rien à leur place, soutient la fondatrice. Ils ne doivent pas s’inscrire. Ils choisissent leurs horaires, leur participation, comment ils nous rémunèrent et combien. Ils ont pris des décisions toute leur vie, ils sont encore tout à fait capables de le faire.»
Des lieux comme celui-ci, il en existe peu dans la capitale. Warned se définit comme une offre complémentaire aux centres d’accueil de jour pour personnes âgées gérés par les différentes communes. «On est débarrassé des contraintes budgétaires, des règles… On se trouve dans un espace de possibilité d’expérimentation totale», assure Sophie Brouhon, qui aimerait faire appel prochainement à un observatoire pour étudier sa démarche. Les activités sont faites avec des vieux, pas pour des vieux. Une vision partagée par le service seniors de Forest, l’une des rares communes bruxelloises qui tente de faire bouger les lignes et les stéréotypes autour des troisième et quatrième âges.
Old Lives Matters
Sur les murs du Club Seniors Marconi, plusieurs affiches aux slogans efficaces et bien sentis: «Nique la peau lisse», «Old Live Matters», «Foutez-moi la paix», «Aimer les aînés en priorité». Ces pancartes de manifs contrastent avec le cadre plus aseptisé et conventionnel de ce type de lieu. Plutôt que de seulement proposer la soupe du midi et le goûter en fin de journée, le centre s’envisage comme un espace de lutte, à la vision plus rock’n’roll. Différentes sorties culturelles sont organisées. Une fois par mois, il donne rendez- vous au théâtre, souvent au Varia ou aux Halles de Schaerbeek. Ils viennent de voir Cuir, un spectacle-performance qui remet en question les codes de la masculinité. Au début de l’année, les seniors forestois se sont même retrouvés sur la scène du Théâtre national aux côtés de l’autrice féministe Joëlle Sambi pour un spectacle de slam.
«Une de nos missions est le droit à la culture pour les personnes âgées. Ça paraît simple, mais ça ne l’est pas, affirme Jeanne Boute, coordinatrice. Beaucoup de personnes se montrent d’abord réticentes à l’idée d’aller au théâtre pour la première fois. Il faut leur faire comprendre qu’elles y ont tout à fait leur place aussi.» Elle note, cependant, que les institutions culturelles feraient bien, également, de mettre davantage de choses en place pour mieux accueillir ce public. La question de l’accessibilité se montre majeure. Les toilettes et l’entrée doivent être bien adaptées aux personnes à mobilité réduite, la signalétique doit être lisible par tous et respecter un certain code couleurs. Le jaune, par exemple, s’avère plus compliqué pour les yeux vieillissants. «On observe un accueil spécifique dans très peu de théâtres. C’est très rare.»
Habituée du centre, Paule confie n’avoir plus le courage de prendre le bus pour se rendre à un événement. Pour simplifier les déplacements, le Service Seniors dépose et raccompagne les participants en camionnette. Les représentations en après-midi sont également privilégiées. Arlette, elle, souligne que le côté collectif l’incite à participer: «Ça me fait beaucoup de bien, ces sorties au théâtre. Parfois, je peux vite me décourager. S’il ne fait pas beau, je ne vais pas réussir à me motiver à sortir si je dois y aller de mon côté.» Avoir un programme établi en amont permet également aux aînés du quartier de ne pas devoir chercher eux-mêmes. Tout est mis en place pour faciliter le plus possible ces escapades.
On veut casser les tabous, réenchanter la vieillesse.
«Tout seul, c’est plus compliqué. Les personnes âgées ont peur du jugement ou redoutent de prendre les transports. Ça les bloque. Y aller en groupe et avoir aussi une structure qui les accompagne les rassure», soutient Wioleta Chendoszka, coordinatrice de A travers les arts, une association qui organise des activités pour les aînés bruxellois. Elle confirme: ces sorties s’avèrent primordiales pour continuer à garder un lien avec l’extérieur. «Les seniors peuvent se mélanger à d’autres personnes quand ils sont hors des centres et de leur domicile. Ils visitent des endroits qu’ils ne connaissent pas. C’est bien de faire venir la culture à eux, mais notre combat est aussi de faire en sorte que la culture s’ouvre davantage aux seniors.»
Une précarité excluante chez les seniors
Selon une étude menée en 2020 par l’Observatoire des politiques culturelles (OPC) en Région de Bruxelles-Capitale et en Wallonie, 70,8% des plus de 65 ans ne vont jamais au cinéma, 68,3% ne visitent jamais un musée et seuls 20,9% se rendent au moins une fois par an au théâtre. Des données qui reposent uniquement sur l’âge et qui ne prennent pas en compte le niveau d’instruction des répondants, ni leur capital culturel ou économique. Ces deux derniers facteurs sont cependant non négligeables dans l’accessibilité à la culture.
«Avec l’inflation galopante, beaucoup de monde se trouve en grande difficulté, dont de nombreuses personnes âgées», note Ermelinde Malcotte, chargée de projets à Liages, asbl liégeoise du réseau Solidaris qui milite contre les inégalités sociales et l’âgisme. Celles-ci ont de trop petits revenus et se retrouvent alors isolées. Elles ne pourront pas utiliser la culture pour sortir de leur isolement. La culture est rarement gratuite. Et même lorsque des sorties sont proposées à un ou deux euros, c’est déjà trop. Quand on ne parvient pas à se chauffer, on ne va pas au musée.» La chargée de projet avance également que si la culture n’a jamais fait partie des habitudes, elle n’en devient pas une à 65 ans. «Il faut vraiment un tissu associatif volontaire et militant qui soit présent et qui aille chercher ce public exclu.»
Les activités créatives permettent aux aînés de devenir eux-mêmes producteurs de culture. Pour Ermelinde Malcotte, cela crée du lien social à partir de sujets qui les touchent directement. Le Service Seniors de Forest et A travers les arts organisent des ateliers hebdomadaires: couture, lecture, écriture, création de fanzines… Odette répond présente à quasiment tout ce que propose le programme. «J’aime tout! Je n’ai jamais eu le temps, auparavant, de m’intéresser à la culture et à toutes ces activités. J’ai beaucoup travaillé. Je n’avais pas l’occasion de m’instruire.» Pour elle, être assise sans rien faire revient à se laisser mourir. «Quand on est en fin de carrière, on se demande comment on occupera son temps. Il faut s’intéresser aux choses. Venir au centre me pousse à m’habiller le matin et me donne un objectif dans ma journée. Quand on vient ici, on ne parle pas de maladie. Il y a beaucoup d’amour et de soutien.»
L’association et le service communal éditent également Amour et sagesse, un magazine qui explore les joies et les promesses du grand âge. Dans le comité de rédaction, on retrouve des vieux, des jeunes, des artistes… «C’est un outil de sensibilisation qui permet de témoigner des parcours des seniors, qui sont souvent invisibilisés, de lutter contre l’âgisme, détaille Wioleta Chendoszka. Comme on ne les entend pas, la société a tendance se faire de fausses idées sur eux. On veut casser les tabous, réenchanter la vieillesse. Montrer qu’on peut être vieux et plein d’énergie et de curiosité.»
Casser les clichés des maisons de retraite
Du côté des maisons de repos, certaines tentent également d’égayer davantage le quotidien de leurs résidents en proposant des activités qui changent du combo traditionnel «jeux de société, bingo, sortie à la mer, bal de Noël». La résidence Les Eglantines, à Neder-over-Heembeek, a par exemple proposé une initiation au «beatmaking». Pendant plusieurs séances, quelques résidentes téméraires se sont frottées à la musique assistée par ordinateur et ont tenté d’apprendre ce qu’est une boucle de quatre temps, à compter sur un rythme, à taper sur une percussion à un moment précis, à maîtriser un contrôleur Midi. «C’était assez atypique, se souvient Jonathan Parmentier, aka Turtle Master, beatmaker namurois. Mais les participantes se sont prêtées rapidement au jeu, même si plusieurs se sont montrées un peu frileuses au début.» Ensemble, ils décident de sampler La Bohème de Charles Aznavour, un morceau qu’elles affectionnent particulièrement. «Elles ont trouvé ça très drôle, assure le DJ. Elles ont souligné le fait que je ne leur parlais pas comme à des enfants. Elles m’ont confié que ça peut souvent être le cas lors d’autres ateliers.»
Un autre platiniste, Viktor French, lui, joue parfois dans ce type d’institutions, notamment près de Verviers. Il prend alors les traits d’Anatole, une marionnette aux cheveux gris et au béret à carreaux qui s’est échappé de son home pour faire la fête avec des 45 tours. «Je suis DJ depuis très longtemps. Forcément, ce n’est pas la même chose de jouer dans une maison de repos. Des personnes qui restent assises pendant tout le set peuvent très bien apprécier le moment. Au début, on se dit plutôt que ça ne les intéresse pas. Mais ce n’est pas le cas, ils n’ont juste plus les capacités de sauter partout. C’est un milieu que je connaissais peu. Je me suis rendu compte qu’on infantilise pas mal les personnes âgées, qu’on les connaît mal. Il y a des murs qui se construisent et il faut les casser.»
A la maison de repos et de soins Acacias, à Molenbeek, on s’attelle à exploser toutes les idées reçues. Qui a dit que les vieux ne pouvaient pas s’initier au karting, faire un baptême de l’air, s’aventurer en montgolfière ou s’essayer à l’e-sport? Youssef Kaddar travaille là-bas depuis treize ans comme éducateur spécialisé. Fatigué de devoir sans cesse encadrer les mêmes activités, il décide de sortir des sentiers battus et du conventionnel. «Avant de débarquer en maison de retraite, les résidents avaient une vie bien remplie. A leur arrivée en institution, ils sont privés de tout un tas de choses. J’ai voulu reconnecter les personnes âgées d’une certaine manière.» En 2016, il crée l’association Papy Boom pour organiser des activités atypiques.
Je n’attends que de retourner en boîte! Je me suis tellement bien amusée.
Cette année, l’éducateur a amené une quinzaine de résidents en boîte de nuit à trois reprises, une fois au Spirito et deux fois au Mirano. «C’était une demande d’une résidente. Elle sortait beaucoup quand elle était jeune. Elle m’a confié avoir l’impression de rouiller ici, qu’elle avait besoin de sortir.» Qu’à cela ne tienne, Youssef Kaddar prend aussitôt contact avec les discothèques. Amusées par la démarche, celles-ci leur sortent le traitement royal: entrées gratuites, cocktails à volonté et tables VIP.
Parmi les fêtards, on retrouve Thérèse, 82 ans. «Je n’attends que d’y retourner! Je me suis tellement bien amusée. J’étais partante tout de suite! Le lendemain, je me sentais comme une petite fofolle!», lance-t-elle gaiement, avant d’ajouter que la prochaine fois, elle prendra ses pantoufles pour ne plus avoir mal aux pieds à force de trop danser le charleston. Après avoir consacré tout son temps à sa famille et à son boulot, l’octogénaire prend aujourd’hui du temps pour elle et pour s’amuser. Elle confie avoir la sensation de vivre une seconde jeunesse grâce à Youssef. «Ailleurs, on propose surtout des activités de bobonne. Moi, j’aime bien le Scrabble mais je ne veux pas faire ça tous les jours! On pense souvent qu’on n’a plus de cerveau. Ici, on ne nous voit pas comme ça.»
Georges, accroché à son déambulateur, explique découvrir les boîtes de nuit pour la première fois à 96 ans. «Les gens étaient très aimables et très polis. Il y avait une bonne ambiance, raconte-t-il avec un sourire espiègle. La musique allait fort mais ce n’était pas douloureux. Elle n’était pas formidable, ça pourrait être mieux, mais bon. Je n’ai pas dansé, j’aurais bien aimé. Mais je n’ai pas assez d’équilibre.» Lolita, 71 ans, elle, a occupé la piste toute la soirée. «Il n’y a pas d’âge pour danser!», clame-t-elle. Retour à la résidence vers 4 heures du matin. Leur énergie et leur entrain nous fileraient presque des complexes.
Pour éviter tout problème et s’assurer de l’accessibilité des lieux, Youssef Kaddar se rend toujours sur place en amont et prévoit un nombre suffisant d’éducateurs. Pour lui, ce sont surtout les craintes du personnel encadrant qui bloquent les possibilités. Il y aura toujours des choses plus compliquées à prévoir. Ce fut le cas il y a plusieurs mois, lors d’une simulation de chute libre. «Quand on rentre dans la turbine, je remarque qu’une résidente essaie de me parler. Je comprends de suite que quelque chose ne va pas. Je vois son dentier commencer à bouger et je me rends compte qu’il risque d’être aspiré par la grille aération. Les résidents ont alors déposé leur dentier dans des verres au bar. Du jamais-vu pour les instructeurs!» Il confie ne pas avoir pensé à ce détail-là. «On fait des activités qui ne sont pas supposées être pratiquées par des seniors qui vivent en maison de repos. C’est vrai qu’il y a, dès lors, des risques, qu’il faut anticiper au maximum.»
Le défi de la longévité
L’association espère inspirer d’autres maisons de repos et insuffler une nouvelle dynamique. Elle essaie également de lancer un message aux politiques «On veut leur dire d’investir plus pour les aînés, pour leur permettre davantage d’activités culturelles ou ludiques. C’est une manière de dire qu’ils existent.» L’initiative Warned désire également sensibiliser au fait que ce groupe de la population n’est pas représenté et qu’on ne l’entend pas. «Il faut faire en sorte que la société soit plus inclusive. Elle commence à le devenir sur plusieurs aspects, notamment l’égalité des chances et les discriminations. Beaucoup de politiques rangent l’âge dans les handicaps. Dire que l’âge est un handicap, c’est déjà un choix de société. La vieillesse n’est pas un handicap», martèle Sophie Brouhon, qui fut députée (Vooruit) au parlement de Bruxelles-Capitale.
Selon les projections du Bureau fédéral du Plan, l’espérance de vie des Belges atteindra 90 ans pour les femmes et 88 ans pour les hommes dans cinquante ans, contre 84 et 80 ans aujourd’hui. Pour la fondatrice de Warned, la société fait face à un nouveau défi: celui de la longévité, et non plus celui du vieillissement. «Grâce à tous les développements technologiques dans la santé, on peut vivre mieux, plus longtemps. La génération des boomers va devoir redéfinir la longévité. La société ne voit pas encore ça. Elle se base encore sur l’âge. Il s’agit de la grande transformation sociétale à laquelle on doit se préparer. Il ne faut pas tarder à y faire face. La vieillesse, c’est l’avenir.»
Par Louise Hermant
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