Ne pas leur proposer des formats adaptés, c’est courir le risque de voir les jeunes se désintéresser des médias de qualité, estime Sybile Veil, présidente de Radio France.. © CHRISTOPHE ABRAMOWITZ

Sibyle Veil: «L’écoute est le remède au grand défouloir que sont les réseaux sociaux» (entretien)

La présidente de Radio France publie un plaidoyer pour remettre l’écoute de l’autre au cœur de notre modèle sociétal. Une condition indispensable pour créer du vivre-ensemble et éduquer les citoyens de demain, soumis à la désinformation des réseaux sociaux.

«La société du défouloir.» Le bandeau du livre de Sibyle Veil détonne. Dans les rayons des libraires, il passe difficilement inaperçu. La formule, courte et éclatante, a le mérite de capter à elle seule l’air du temps. De scandale en polémique, de tweet venimeux en petite phrase pernicieuse, le «coup de buzz» permanent sature l’espace médiatique et public. Le prêt-à-haïr se porte bien. Et on étouffe. C’est à fustiger cette «ère du clash» que s’emploie Sibyle Veil dans son essai.

Dans Au commencement était l’écoute, la présidente de Radio France dénonce cette ambiance nocive, favorisée par l’omniprésence des écrans dans nos vies, et en prescrit le remède. Il tient en une sobre solution: l’écoute. Epouse du petit-fils de Simone Veil engage la société civile, mais aussi les managers, à créer un climat sain d’écoute. Discrète médiatiquement, mais fort influente dans les arcanes du pouvoir, l’ex-conseillère à la présidence de la République au temps de Nicolas Sarkozy, camarade de promo d’Emmanuel Macron à l’ENA, s’épanche longuement sur les vertus de l’écoute et leur pouvoir salutaire pour nos sociétés.

Votre ouvrage interpelle par son titre un peu énigmatique, Au commencement était l’écoute. Pourquoi ce choix?

Aujourd’hui, l’écoute est une valeur injustement dépréciée alors qu’en réalité nous en avons plus que jamais besoin. Elle est à la base de tout et c’est une qualité de nature à améliorer la vie, quelque chose de déterminant pour «bien vivre». C’est ce que j’ai voulu rappeler dans cet essai en revenant aux fondamentaux. En tant qu’individu, notre premier rapport au monde in utero passe par l’écoute. A l’échelle collective, si on prend du recul sur plusieurs millénaires, on constate qu’elle a permis aux savoirs de se transmettre et à des civilisations de perdurer.

Pensez-vous à des exemples en particulier?

Je prends l’exemple des religions, où elle est centrale: les traditions monothéistes se sont transmises oralement. De tout temps, l’écoute nous a façonnés et a forgé nos visions et puis, petit à petit, elle a été reléguée au second plan. Il est temps de lui redonner la place qu’elle mérite.

Qu’est-ce qui vous a amenée à rédiger ce plaidoyer pour l’écoute? Y a-t-il eu un déclic personnel particulier? Ou est-ce une réaction à l’époque, où le débat public est saturé par le clash et les polémiques?

Ce projet s’est naturellement imposé à moi à double titre. D’une part, en tant que citoyenne, je ne peux que constater la tension ambiante, le manque de dialogue. Nous sommes dans une société caractérisée par le fait que chacun avance dans son couloir de nage, de plus en plus imperméable aux opinions d’autrui. On est dans le même bassin, sans être ensemble, en créant de moins en moins du commun, en ne s’écoutant plus, à l’image de ce qui se passe sur certains réseaux sociaux. D’autre part, en tant que PDG de Radio France, groupe de médias de service public, je vois la puissance de l’audio au quotidien et ses nombreuses vertus. La radio est un média d’apaisement. Par le son, on permet à nos auditeurs de prendre du recul sur l’actualité, d’écouter des opinions différentes sur des questions cruciales. Et ma conviction, c’est que l’écoute fait partie des solutions aux difficultés de l’époque.

Vous ouvrez votre ouvrage par l’histoire de «l’île aux plaisirs» des Aventures de Pinocchio. Pourquoi ce choix? Et en quoi cette histoire donne-t-elle à penser notre époque?

Selon moi, c’est l’illustration parfaite de ce que nous vivons. Dans le conte de Pinocchio, il existe un monde parallèle, l’île aux plaisirs, où Pinocchio est attiré et où tous les excès sont permis. La satisfaction rapide prend le pas sur l’effort et on en sort transformé en âne… La moralité de cette histoire pour enfants est que l’excès ne rend pas plus libre, au contraire il asservit. Quand je regarde certains réseaux sociaux, j’y vois un grand défouloir, une version adulte de l’île aux plaisirs… Tout le monde est libre de dire ce qu’il pense, d’affirmer ce qu’il veut, d’invectiver autrui. C’est une liberté qui semble sans limite. Mais lorsqu’on prend un peu de recul, est-on plus heureux, plus libres, plus épanouis pour autant? Je ne crois pas.

L’idée clé (et le fil conducteur) de votre ouvrage est la notion de «société du défouloir». Qu’entendez-vous par là?

Je cherchais comment décrire la dynamique sociale à laquelle conduit la mécanique de certains réseaux sociaux et de leurs codes: les propos «cash» qui font le «buzz» et divisent, tandis que les paroles mesurées ne sont plus audibles. On s’invective plus qu’on ne dialogue. Chacun est encouragé à prendre une position forte, qui devient une posture. Ces codes contaminent de plus en plus la vie réelle. Ils mènent à une grande tension et à une polarisation dans le débat public. Ce climat favorise la diffusion de fausses informations. Il ne faudrait pas que les jeunes générations grandissent en s’y habituant.

«Chacun avance dans son couloir de nage, de plus en plus imperméable aux opinions d’autrui.»

Dans quelle mesure l’écoute peut être un remède à la société du défouloir?

L’écoute est une vertu essentielle à tout âge. Elle est à la base même du vivre-ensemble car s’écouter les uns les autres favorise le dialogue. On peut ne pas être d’accord, mais en s’écoutant, en cherchant à comprendre des points de vue différents, on est plus enclin à trouver un compromis et donc à construire ensemble. Ce que nous peinons de plus en plus à réaliser aujourd’hui. Comme l’a écrit le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, bâtir une société de l’écoute est indispensable pour retrouver de la compréhension et de la confiance au sein du corps social. Et les médias ont un rôle à jouer. Dans mon essai, je prends l’exemple de la radio. Elle permet aux auditeurs de se concentrer sur la compréhension de l’actualité et de prendre de la distance d’avec l’émotion. Face à la violence de l’actualité, elle installe une relation plus apaisée et distancée à l’information. La radio est cet espace où les opinions peuvent se frotter les unes aux autres sans abîmer le vivre-ensemble.

«Le commencement de bien vivre, c’est de bien écouter», relevez-vous en citant Plutarque. Quelles sont les vertus (insoupçonnables) de l’écoute?

Elles sont bien plus nombreuses qu’on ne le pense et de plus en plus d’études viennent désormais lever le voile sur les bienfaits de l’écoute. On peut citer l’apprentissage du langage, la capacité de concentration, la capacité à appréhender l’abstraction, le développement de l’imagination, l’apaisement physique… Ces bienfaits sont utiles dès le plus jeune âge.

Vous soulignez l’importance et votre souhait d’«embarquer la jeunesse» et de la sensibiliser à la nécessité de l’écoute. Or, il semble que du côté de la jeunesse, la tendance est plutôt à la manifestation, à la protestation, bref à la parole plus qu’à l’écoute. Comment, dès lors, lui donner le goût de l’écoute?

Que la jeunesse s’exprime, c’est une bonne chose! Je me réjouis de voir que les jeunes se sentent concernés par des sujets collectifs. Je n’oppose pas l’écoute à l’expression, au contraire. L’écoute nourrit la réflexion et participe à la prise de conscience; c’est la condition pour se forger une opinion et participer au débat public. C’est dès le plus jeune âge qu’il faut éveiller aux vertus de l’écoute, surtout à une époque où l’excès d’écrans devient un sujet de santé publique. C’est pourquoi l’une de mes priorités, depuis que je suis à la tête de Radio France, est de proposer aux parents et aux jeunes enfants une offre de podcasts démultipliée. Des contenus qui participent à l’éveil et permettent d’apprendre dans différents domaines: sciences, histoire, société… On y trouve aussi des histoires et des contes.

Plus généralement, vous soulignez l’urgence à s’adresser à la jeunesse et à lutter contre la désinformation. Comment comptez-vous relever ces défis?

Nous sommes confrontés à un changement des usages médiatiques chez les jeunes générations. C’est un défi majeur, encore plus avec la montée en puissance de l’IA qui va bouleverser les repères. Les plus jeunes sont massivement sur les réseaux sociaux où fleurissent les informations non vérifiées, parfois complètement fausses et dangereuses. Dans cet univers virtuel où tout le monde est à égalité, nous voulons montrer ce que l’information de service public peut apporter. Pour cela, il faut adapter l’offre aux usages des jeunes. De notre côté, par exemple, cela passe par des programmes quotidiens de décryptage de l’actualité et de vérification de l’information; des formats courts, avec des sujets qui les concernent. Cela passe aussi par des actions d’éducation aux médias au cours desquelles des équipes accompagnent enseignants et élèves pour leur expliquer le travail d’une rédaction: comment repérer une fausse information, comment distinguer les sources fiables… C’est essentiel pour former les citoyens de demain et développer leur sens critique.

Une émission comme celle de Cyril Hanouna a choisi «le buzz comme modèle économique», regrette Sybile Veil, © PHOTO NEWS

Il y a quelques mois, vous avez été nommément attaquée par l’animateur Cyril Hanouna. Dans quelle mesure son émission, Touche pas à mon poste, est symptomatique de la «société du défouloir»?

Cette émission, comme d’autres, fait du clash et de la polémique. Elle est l’illustration d’un phénomène plus global qui se dessine aujourd’hui dans le paysage médiatique: la concurrence entre les médias du buzz et ceux de l’attention. Les premiers adoptent le buzz comme modèle économique pour faire de l’audience facile. Ils reprennent les usages qui caractérisent les réseaux en clivant et en valorisant les positions extrêmes au risque de contribuer à la fatigue citoyenne que l’on observe. Au contraire, les seconds essaient de rassembler, de faire entendre la nuance et les paroles modérées. Ils privilégient le temps de l’échange, de la réflexion et de la pédagogie pour contribuer à la compréhension du monde de plus en plus complexe dans lequel nous évoluons. Et, cela ne vous aura pas échappé, je pense que c’est le rôle difficile que doivent jouer les médias aujourd’hui.

L’époque semble favorable aux premiers. Comment les seconds peuvent-ils résister dans ce contexte?

Les médias de l’attention doivent s’appuyer sur leurs forces: la fiabilité de l’information, la qualité des contenus et la proximité avec les auditeurs. Nos programmes informent, cultivent, divertissent… et font vivre le débat sur tous les sujets de société pour créer du vivre-ensemble. Le jour où il n’y aura plus de lieu de débat pluraliste pour rassembler les citoyens, c’est dans la rue et dans la violence que les différences s’affronteront. Un autre exemple parlant est la lutte contre la désinformation. Avec le développement de la désinformation de masse que permet l’intelligence artificielle, le travail de vérification des faits deviendra de plus en plus essentiel à nos démocraties, notamment dans les périodes électorales comme cette année où tant d’élections majeures se déroulent à travers le monde. C’est pourquoi les opérations d’éducation aux médias pour expliquer le travail de fabrication de l’information et sensibiliser les jeunes et moins jeunes à exercer une vigilance critique sur les contenus qui leur parviennent sont essentielles.

«Le jour où il n’y aura plus de lieu de débat pluraliste, c’est dans la rue que les différences s’affronteront.»

On pourrait vous objecter que, comme l’avaient avancé Hegel, et plus récemment l’anthropologue Marcel Mauss, le conflit et l’opposition radicale sont essentiels pour la vie démocratique.

Hegel voit le conflit comme un moyen par lequel les contradictions au sein d’une société peuvent être mises en exergue, discutées puis surmontées par le compromis. Les oppositions permettent, finalement, une meilleure compréhension de tous et la société s’en sort par le haut. La dynamique à l’œuvre ici est tout autre. La puissance des algorithmes ne met en avant que les désaccords et chacun est encouragé à aller encore plus loin dans son avis, à afficher une posture sans nuance, ni remise en question. Chacun s’exprime mais personne ne se parle. On reste bloqué au stade de l’affrontement, en quelque sorte. C’est pourquoi, selon moi, l’écoute doit reprendre toute sa place en tant que composante essentielle du vivre-ensemble.

Votre réflexion sur l’écoute déborde du cadre de la radio. Vous prodiguez des conseils aux jeunes et futurs managers. En quoi l’écoute peut être salutaire dans le monde du travail?

Dans ce domaine, ma conviction profonde est que rien de grand ne se fait seul. On met souvent en avant l’image du leader solitaire omniscient. Mais les entreprises les plus performantes dans la durée sont celles où le leader sait bien s’entourer avec des personnalités fortes et responsabilisées dans leur domaine, qu’il fait travailler ensemble. En cela l’écoute est un marqueur de leadership. L’écoute favorise aussi la créativité. Je donne l’exemple dans mon livre de «l’écoute trampoline» quand, dans une discussion, chacun rebondit sur ce que dit l’autre pour affiner une idée, où la créativité de l’un nourrit celle de l’autre. C’est comme cela que naissent les idées les plus innovantes, dans ces moments d’ouverture aux autres où l’on écoute, on inspire et on rebondit. Je suis persuadée qu’être à l’écoute de ses collaborateurs et des signaux faibles qui nous entourent permet de construire une stratégie solide aux performances durables.

On associe souvent l’écoute à la passivité, à l’inertie, voire à la mollesse. Vous soutenez, au contraire, que l’écoute relève de l’action…

Oui! Ecouter c’est, certes, se taire, faire silence pour que l’autre s’exprime, mais c’est loin d’être suffisant. Il faut créer les conditions pour que l’autre prenne la parole, sente qu’il peut s’exprimer sans crainte. Sinon, on finit par n’être entouré que de personnes approuvant systématiquement ce que nous disons; c’est le phénomène de cour que tout dirigeant devrait redouter! Il faut accepter dans la parole de l’autre qu’elle puisse être différente. Etre capable de créer cette relation de confiance, ce climat favorable à l’expression de chacun, demande en réalité un vrai courage.

Vous racontez qu’en amont de la rédaction de votre ouvrage, vous avez cherché en vain un livre sur l’écoute. De quoi cette lacune est-elle révélatrice, selon vous?

Il existe des livres qui parlent du rôle de l’écoute pour le développement personnel. Mais aucun n’aborde le sujet à l’échelon sociétal et culturel. Or, dans notre société fracturée, l’écoute me semble être un rempart aux dérives que nous observons. Avec cet essai, j’ai voulu montrer la voie d’une société de l’écoute pour retrouver la compréhension, la confiance et le plaisir de l’altérité. Je me suis nourrie de mes expériences et de celles d’autres acteurs, comme les travaux du philosophe-sociologue allemand Hartmut Rosa ou ceux du chercheur en neurosciences de l’éducation Olivier Houdé.

«Il faut accepter dans la parole de l’autre qu’elle puisse être différente.»

D’aucuns regrettent que la radio soit de plus en plus filmée. Cela n’affecte-t-il pas, en effet, la puissance de l’écoute que recèle la radio?

Pour faire venir de nouveaux auditeurs, il faut s’adapter aux codes actuels. Les publics, notamment les plus jeunes, sont sur les réseaux sociaux; il faut aller les chercher là où ils sont avec des vidéos sur leurs plateformes. L’enjeu est de se faire connaître et de donner envie d’écouter. La vidéo permet aussi d’ouvrir les portes des studios, de montrer comment ça se passe, pour une plus grande transparence. Certains auditeurs aiment identifier ces voix qui les accompagnent au quotidien. Il ne faut pas opposer les différents médias, mais utiliser leur complémentarité.

Vous insistez sur l’importance du «temps libre» pour revitaliser l’écoute…

Alors que le temps libre n’a jamais été aussi important à l’échelle d’une vie, le choix de ces loisirs est déterminant, tout particulièrement pour les enfants qui sont en plein développement. L’écoute peut apporter beaucoup. Elle a une puissance évocatrice immense, elle stimule l’imagination, elle permet, comme la lecture, de développer ses propres images mentales et la pensée profonde. Ce sont des facultés à cultiver.

Vous développez cette idée paradoxale que l’inhibition pourrait nous libérer. Qu’entendez-vous par là?

L’écoute, par essence, est une inhibition. Quand on écoute quelqu’un, il faut déjà commencer par se taire. C’est ainsi qu’on entend l’autre, ça ne fonctionne que par le silence que l’on s’impose. A l’inverse, l’indignation est une émotion extravertie, qui déborde sur autrui. Elle entretient une forme de tension sociale, chacun se tient prêt à bondir sur celui ou celle qui pense ou agit autrement. Cela participe à la désintégration de notre espace commun, en favorisant la montée des individualismes et de la violence verbale et physique. On en revient à la «société du défouloir» où l’on attend de chacun une prise de position forte et systématique, qu’il s’indigne vite et fort. Aujourd’hui, être libre, c’est savoir prendre le temps et le recul nécessaires à la réflexion.

«Etre libre c’est savoir prendre le temps et le recul nécessaires à la réflexion.»

Bio express

1977
Naissance, à Langres (France).
1999
Diplômée de Sciences Po Paris.
2004
Diplômée de l’ENA, elle intègre le Conseil d’Etat.
2007
Devient conseillère à la présidence de la République, en charge du Travail, de la Santé, du Logement, et des Solidarités.
2018
Nommée PDG de Radio France.
2023
Elue à la présidence du Comité radio de l’Union européenne de radio-télévision (UER).

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