Les libertariens sont parmi nous: enquête sur ces partisans de la liberté absolue
Avec Elon Musk et la chute des cryptomonnaies, on n’a jamais autant parlé des libertariens. S’ils ne percent pas en politique, l’influence de leur pensée est de plus en plus grande. Inquiétant? Décryptage d’un phénomène de contestation de la régulation publique.
Elon Musk est souvent associé au libertarianisme. Son rachat de Twitter a ravivé cette affinité, offrant à ce courant de pensée une caisse de résonance fortuite. La crise des cryptomonnaies a également ramené les libertariens à la Une de l’actualité: la volonté des fondateurs du Bitcoin de fonctionner librement, sans la tutelle des banques centrales, est une initiative libertarienne qui s’inscrit dans la philosophie visant à réduire le rôle de l’Etat à sa portion congrue. Les libertariens ont d’ailleurs massivement adopté le Bitcoin et en ont été les premiers promoteurs.
Mais qui sont ces partisans de la liberté absolue et de l’individualisme le plus abouti? Sont-ils nombreux, tant en Europe qu’aux Etats-Unis? Idéalistes, dangereux? Ont-ils du pouvoir? Où les classer sur l’échiquier politique? Sont-ils forcément de droite, proche des libéraux? Le libertarianisme est, avant tout, une histoire américaine. C’est même l’histoire américaine, celle de la conquête d’un territoire immense et sans limite par les colons européens, au détriment des peuples indigènes. L’attachement presque animal à la liberté personnelle remonte à cette époque. Mais la pensée libertarienne s’est développée à la fin des années 1950 et dans les années 1960, même si, après l’adoption du New Deal dans les années 1930, un sentiment antiétatiste en avait déjà fait émerger l’idée.
Le libertarianisme est, avant tout, une histoire américaine. C’est même l’histoire américaine.
Ce n’est cependant qu’en 1970 que le Parti libertarien, premier du genre, fut créé par David Nolan après avoir réuni dans son salon des membres des deux principales formations américaines, démocrate et républicaine. C’est l’époque du succès des théories économiques néolibérales de Hayek et Friedman. Depuis, ce parti n’a jamais vraiment percé, restant la plupart du temps sous la barre du pour cent lors des élections présidentielles. Sauf en 2016, lorsque Gary Johnson, ex- gouverneur du Nouveau-Mexique (1995-2003), a joué le trouble-fête dans le duel Trump-Clinton, en recueillant près de 4,5 millions (3,27%) de voix, du jamais-vu dans l’histoire du parti. Lors des midterms de novembre dernier aussi, dans l’Etat de Géorgie, c’est un candidat libertarien, parfait inconnu, qui, en ayant récolté 2% des votes avec un budget de campagne d’à peine 8 000 dollars, a obligé les candidats des deux grands partis à se représenter au second tour pour l’attribution du centième siège au Sénat, bouclant ces élections de mi-mandat après un long suspens.
Le bipartisme à l’américaine est évidemment un obstacle empêchant les libertariens d’avoir davantage de poids sur le plan électoral. Selon les sondages et les méthodes utilisées, entre 10% et 20% de l’électorat américain s’identifient aux idées libertariennes. Des libertariens parviennent toutefois à se faire élire au Congrès en appartenant au Parti républicain, à l’instar du Texan Ron Paul. Hors des Etats-Unis, les partis libertariens se sont multipliés, surtout depuis les années 2000, mais aucun ne fait mieux que le grand frère américain. Il en existe dans quinze pays européens. Le plus ancien remonte à 1993, aux Pays-Bas. En Belgique francophone, le P-Lib a été fondé juste avant les élections législatives et régionales de 2014: il n’a alors récolté que 0,15% des votes, soit 754 voix, dans la circonscription de Bruxelles pour la Chambre, encore moins pour le scrutin de la Région-Capitale (0,11%), un peu mieux (1,16%) pour la Communauté germanophone.
«C’est du prosélytisme planétaire»
«Le P-Lib se revendique d’un courant ultralibéral, selon le Crisp, le Centre de recherche socio-politique. Il refuse d’être placé à droite de l’échiquier, car il ne veut pas choisir les libertés à abandonner. Au vu de ses positions socio-économiques, c’est toutefois bien à droite que ce parti peut être classé.» Il a, en tout cas, été créé par des libéraux. «Principalement des proches du MR, précise Pascal Delwit, politologue à l’ULB. Après le scrutin de mai 2014, ses membres ont compris qu’ils n’avaient pas de perspectives sur le plan politique. On leur connaît aussi des dissensions internes, alors qu’ils sont peu nombreux, avec des sensibilités diverses surtout sur les thèmes sociétaux.» Les multiples changements de présidence en témoignent sans doute.
Pour le chercheur français Sébastien Carré (université de Rennes), qui leur a consacré plusieurs ouvrages (1), les libertariens ne cherchent pas à tout prix à gagner des élections, mais plutôt à propager leurs idées au sein de la société. «Ils veulent remporter le combat des idées davantage que celui des urnes, confirme le spécialiste. Ils y travaillent dans de nombreux pays, en Europe, en Amérique latine et aussi en Asie. Depuis 1981, leur puissante fondation Atlas envoie des missionnaires à travers le monde pour y lancer des mouvements, que cela donne lieu à la création ou non de partis. Le but est de répandre la pensée libertarienne. C’est du prosélytisme planétaire.»
Pascal Delwit dresse le même constat: «Le libertarianisme est surtout une philosophie, une culture. Celle de la contestation de la régulation par l’autorité publique. Cette pensée est très présente, surtout dans un contexte où de grands acteurs économiques comme les Gafa, dont les dirigeants sont multimilliardaires, s’opposent à toute régulation et cherchent à payer le moins d’impôts possible. La conviction des leaders souvent libertariens de ces groupes du numérique et d’autres grandes entreprises, surtout américaines, est qu’on n’a plus besoin de l’autorité publique pour innover, développer des brevets et même pour lancer un programme spatial. Ces idées-là progressent aussi en Europe et en Belgique, y compris dans le monde politique, surtout au MR. La communication et les tweets de Georges-Louis Bouchez, par exemple, empruntent beaucoup à la dynamique libertarienne. L’éphémère Première ministre britannique Liz Truss n’était pas loin non plus de cette ligne-là.»
Covid: la poussée des libertariens
Avec les restrictions de liberté durant la pandémie, le Covid a également servi la pensée des libertariens. «Cela a rendu plus visibles certaines de leurs idées et surtout poussé, côté européen, le libertarianisme un peu complotiste, minoritaire dans le mouvement», atteste Sébastien Carré. Pour le Pr Delwit aussi, le Covid a été un révélateur et un accélérateur des revendications libertariennes et de l’opposition à la régulation publique. «On a vu des gens embrasser cette idéologie sans y être prédisposés, analyse-t-il. Il faut reconnaître que, durant la crise sanitaire, l’action des autorités a été loin dans la contrainte et était même parfois limite du point de vue des droits et libertés.» L’avocate Typhanie Afschrift, libertarienne affichée depuis très longtemps, considère aussi que les excès de réglementation durant le Covid ont été très loin. «Mais le danger, ajoute-t-elle, est que, parmi les contestataires des mesures publiques, des libertariens se sont retrouvés à côté de membres de l’extrême droite. Or, ce sont des ennemis jurés…»
Les libertariens sont, a priori, difficiles à classer sur l’échiquier politique. Les authentiques ne sont, disent-ils, ni de droite ni de gauche et se réfèrent au diagramme en losange de David Nolan (voir ci-dessous), où se croisent les libertés économiques et les libertés individuelles. Les premières concernent la liberté d’entreprendre, sans régulation, et une fiscalité minimale voire nulle. Les secondes touchent tant l’immigration que l’avortement ou la vente de drogues. «La plupart des gens comprennent mal qu’un vrai libertarien ne se marque ni à gauche ni à droite parce que ce n’est pas le mainstream politique», explique Me Afschrift. Néanmoins, il existe des tendances différentes au sein du mouvement libertarien, voire une opposition entre ceux qui sont de droite et ceux qui sont davantage de gauche. Particulièrement outre-Atlantique.
«Aux Etats-Unis, depuis environ cinq ans, on a observé un important changement dans leur mouvement qui a subi une “trumpisation”, note Sébastien Carré. C’est d’autant plus paradoxal que Donald Trump n’a rien d’un libertarien. Néanmoins, grâce lui, les plus conservateurs du parti, minoritaires depuis les années 1980, ont pris l’ascendant. Ce sont eux qui, désormais, dominent. Les libertariens ont aussi participé, avec des conservateurs républicains, à la création du Tea Party qui, dans la foulée de la crise bancaire de 2008-2009, s’est opposé au sauvetage du système financier par le gouvernement Obama, prônant un Etat fédéral et des impôts minimaux.» Au sein du Congrès, grâce à leurs élus obtenus principalement par leur entrisme dans le parti Républicain, ils font partie d’un puissant groupe parlementaire rassemblant des trumpistes et des radicaux: le Freedom Caucus, dont les membres sont souvent qualifiés de «terroristes législatifs» ou de «pyromanes».
Les jeunes sont particulièrement attirés par les idées libertariennes célébrées dans la culture pop et les jeux vidéo.
Iron Man plus fort que le Pentagone
Depuis 1968, les libertariens ont leur revue, Reason, plutôt renommée, et disposent d’influents think tanks comme le Cato Institute, le Mises Institute, le FreedomWorks ou encore Americans for Prosperity. Le mouvement a aussi ses penseurs. La plus célèbre est sans aucun doute Ayn Rand (1905 – 1982): cette romancière et philosophe américaine d’origine russe reste une figure incontournable du libertarianisme. Son roman à idées, La Grève (Atlas Shrugged, en anglais, dont la fondation Atlas a tiré son nom), publié en 1957, est réputé être le livre le plus vendu aux Etats-Unis après la Bible. Elle y célèbre l’individualité créatrice et un égoïsme dit «rationnel». Elle y combat l’altruisme et le sens du collectif. Une référence pour les libertariens, tout comme le sont le philosophe Robert Nozick et l’économiste Murray Rothbard, à l’origine de la pensée libertarienne dans les années 1950 et 1960, qui s’opposaient déjà sur le rôle à accorder à l’Etat, limité pour le premier, totalement illégitime pour le second.
Les libertariens comptent des célébrités. A Hollywood, Clint Eastwood n’hésite pas à déclarer qu’il l’a toujours été, Vince Vaughn (de la série True Detective) en est un porte-parole vibrant et l’ex-couple Brad Pitt-Angelina Jolie ne s’en est jamais caché. «La pensée libertarienne est très présente dans la culture pop, les jeux vidéo, dont certains mettent d’ailleurs en scène Ayn Rand, et les films Marvel», confirme Sébastien Carré. En effet, dans Iron Man, le héros, un entrepreneur privé milliardaire, se montre plus doué que l’armée US pour défendre la paix dans le monde. Dans l’épisode Civil War, l’intrigue tourne autour de l’insoumission des super-héros de l’équipe d’Avengers, à l’origine une organisation privée, au gouvernement de Washington.
«Tout cela parle aux jeunes qui sont particulièrement attirés par les idées libertariennes, ajoute Sébastien Carré. Matt Stone, un des fondateurs de South Park, raconte sa propre expérience. Il explique le schéma classique: une première crise d’ado contre les valeurs traditionnelles, famille et religion, puis une deuxième crise contre le conformisme de la gauche qui l’a fait rejoindre les libertariens.» Il n’échappe pas non plus aux jeunes que plusieurs patrons de la tech, Jeff Bezos (Amazon), Mark Zuckerberg (Meta), Travis Kalanick (Uber) ou Jimmy Wales (Wikipédia) sont acquis au libertarianisme. Les affinités d’Elon Musk avec le mouvement sont, par contre, controversées car les libertariens eux-mêmes lui reprochent de choisir les libertés à la carte, en fonction de son business.
Si les libertariens sont parmi nous, ils essaient aussi d’avoir leur territoire. En 2015, un micro-Etat autoproclamé et non reconnu par la communauté internationale a été créé dans les Balkans, sur un territoire perdu de 7 km2 entre la Serbie et la Croatie, par le président du parti libertarien tchèque Vit Jedlicka qui s’est autodésigné président de la République libre du Liberland dont la devise est «Vivre et laisser vivre». Sa volonté était de créer un paradis politique et fiscal. Rien de très sérieux là- dedans, même si les demandes de citoyenneté ont afflué par dizaines de milliers, en particulier du Moyen-Orient. En 2020, les autorités françaises se sont tout de même inquiétées d’un commerce de passeports diplomatiques du Liberland, qui pouvaient servir de porte d’entrée vers l’espace Schengen. D’autres initiatives de ce genre ont vu le jour par le passé. Et le petit-fils de l’éco- nomiste Milton Friedman a créé, en 2008, le Seasteading Institute pour coordonner la création de mini- colonies maritimes souveraines. Un projet resté anecdotique et critiqué par de nombreux autres libertariens.
(1) La Pensée libertarienne, par Sébastien Carré, PUF, 360 p.
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