Il est nécessaire de permettre aux gens de vivre s’ils n’ont pas d’emploi, estime la sociologue Dominique Méda. © GETTY IMAGES

Dominique Méda, sociologue: «Oui, la majorité des jeunes aime le travail et continuent d’avoir envie d’un CDI»

Thierry Fiorilli
Thierry Fiorilli Journaliste

Les gens aiment le travail, affirme la sociologue et philosophe Dominique Méda, mais pas nécessairement leur travail, dont les conditions sont parfois pénibles. Si les attentes, notamment des jeunes, sont immenses, ce qu’on raconte sur les générations Y et Z –elles seraient matérialistes et paresseuses– est complètement faux, estime-t-elle.

Elle est philosophe, sociologue, enseignante, membre de l’Institut de recherche interdisciplinaires en sciences sociales à Paris, chroniqueuse et autrice de dizaines d’essais, enquêtes et études. Ses travaux portent surtout sur les politiques sociales, de l’emploi et sur la transition écologique. Entre une tribune, ses cours, ses travaux et ses déplacements à l’étranger, Dominique Méda se pose pour un entretien autour de cet enjeu majeur des différentes campagnes électorales actuelles: l’emploi. En précisant qu’elle «aime beaucoup ce texte de Simone Weil qui imagine le futur du travail dans L’Enracinement, en 1949: «La profession de chef d’entreprise devrait, comme celle de médecin, être au nombre de celles que l’Etat, dans l’intérêt public, autorise à exercer seulement sous la condition de certaines garanties. Les garanties devraient avoir rapport non seulement à la capacité, mais à l’élévation morale. Les capitaux engagés seraient bien plus réduits que maintenant. Un système de crédit pourrait facilement permettre à un jeune homme pauvre qui a la capacité et la vocation d’être chef d’entreprise de le devenir. L’entreprise pourrait ainsi redevenir individuelle. Quant aux sociétés anonymes, il n’y aurait peut-être pas d’inconvénient, en ménageant un système de transition, à les abolir et à les déclarer interdites […] En tout cas, un tel mode de vie sociale ne serait ni capitaliste ni socialiste. Il abolirait la condition prolétarienne, au lieu que ce qu’on nomme socialisme a tendance, en fait, à y précipiter tous les hommes.»

Quelles différences existe-t-il entre «le travail», «l’emploi» et «le métier»?

Le travail est le concept le plus large: c’est cette activité humaine qui peut être réalisée pour soi (elle est alors non rémunérée) ou pour autrui (elle est rémunérée) et qui consiste à transformer une réalité pour l’adapter à un usage. L’emploi, lui, est la forme concrète que prend le travail pour autrui –il peut être salarié ou indépendant. Quant au métier, c’est l’ensemble des qualifications, des savoir-faire qui définissent une profession.

© philippe matsas (leemage)

Le travail a-t-il toujours été un marqueur social essentiel, dans les sociétés occidentales, tant en matière de revenus que de prestige ou de considération?

Tout dépend de la période considérée. Il y a eu une forte valorisation du travail au cours des trois derniers siècles. En revanche, ce que les philosophes de l’époque nous rapportent de l’Antiquité, c’est une forme de mépris pour le travail. Chez Platon, le vrai lien qui unit les citoyens, c’est le lien politique et pas le lien économique. Pour Aristote, les artisans ne sont pas des citoyens car ils vivent dans un rapport de service à autrui. Certes, des auteurs nous rappellent que c’est là le résultat de la vision du monde des élites qui ont organisé une sorte d’occultation du travail. Ce qui est certain, c’est qu’on a assisté à une forme de valorisation du travail de plus en plus forte au cours des siècles. La Renaissance est le moment de la reconnaissance du travail manuel et la thèse de Max Weber défend l’idée que le travail a été placé au centre de la société par les protestants. Dans le grand ouvrage d’Adam Smith, publié en 1776, La Nature et les causes de la richesse des nations, le travail apparaît comme cette puissance magique qui permet de démultiplier la production et donc les revenus et la richesse. Il devient l’activité qui permet d’obtenir un revenu et de transformer le monde. A mesure que les sociétés deviennent plus riches, des attentes dites «postmatérialistes» sont placées sur le travail: on attend de plus en plus de celui-ci une possible réalisation de soi, un épanouissement, du sens. Dans Le Travail. Une valeur en voie de disparition, paru en 1995, je défends la thèse que sa notion moderne s’est inventée au XVIIIe siècle (le travail abstrait est défini comme le moyen de créer de la richesse et de gagner un revenu), puis s’est enrichi d’une nouvelle signification au début du XIXe (le travail est l’essence de l’homme et nous permet de transformer le monde et nous-mêmes) et à la fin du XIXe (le travail se confond avec l’emploi, il devient le pivot de la distribution des revenus, des droits et des protections). Aujourd’hui, ces trois dimensions coexistent.

Et le prestige attaché à l’exercice d’un travail?

L’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen défend la thèse, en 1899, dans Théorie de la classe de loisir, selon laquelle la classe dominante, qui était aussi la classe la plus aisée, cherchait à se distinguer des autres en consacrant son temps au loisir et en évitant à tout prix le travail. Les choses ont bien changé. Et le sociologue allemand Stefan Voswinkel estime que le travail est devenu la principale arène que les individus utilisent pour se mettre en scène, exhiber leurs prouesses et susciter l’admiration. De même, il est intéressant de constater qu’aujourd’hui ce sont les cadres qui travaillent les plus longues heures et en tirent un évident prestige.

Où et quand situer le virage entre ce qui était le modèle classique –études, travail ininterrompu puis pension– et les différents modèles observés aujourd’hui, dont celui d’études plus longues, puis de boulots successifs, entrecoupés de voyages, de pauses?

Le modèle classique s’est peu à peu effrité à mesure, notamment, que le temps des études s’allongeait. Je situe ce virage dans les années 1980. Il est aussi contemporain de l’augmentation des périodes de chômage et de la précarisation de l’emploi. Mais ce modèle est plus répandu dans certains pays que dans d’autres. La sociologue Cécile Van de Velde, qui a comparé, en 2008, le passage des études au travail dans quatre pays européens, montre combien les parcours y sont différents: il s’agit pour les jeunes de «se trouver» au Danemark, de «s’assumer» au Royaume Uni, de «se placer» en France et de «s’installer» en Espagne. Ces quatre façons de devenir adulte sont des constructions sociales qui ont partie liée avec les modalités selon lesquelles s’articulent dans ces quatre pays l’intervention de l’Etat, de l’école et de la famille. Mais ce nouveau modèle que vous décrivez, avec des voyages, des pauses, concerne uniquement les jeunes diplômés. Les autres n’ont pas ces possibilités et les temps qui entrecoupent l’emploi sont des temps de recherche d’emploi ou d’absence totale d’encadrement.

«D’une manière générale, les gens aiment le travail mais pas nécessairement leur travail. »

Comment, dès lors, définir le travail aujourd’hui, puisque la valeur qu’on lui accorde varie selon les générations, les positions politiques, les situations économiques et sociales des individus et de la société?

Dans les enquêtes sur les valeurs des Européens, la France et la Belgique figurent parmi les pays où les personnes sont les plus nombreuses à se déclarer très attachées au travail: le travail est pour elles important, voire très important. Alors que représente le travail pour elles? D’abord un moyen de gagner sa vie, mais aussi, certes loin derrière, une source d’épanouissement et de fierté. Contrairement à tout ce qu’on entend, on ne voit aucune trace d’un refus du travail. Après la crise sanitaire, on a interprété la «grande démission» comme la preuve que les gens ne voudraient plus travailler, seraient devenus paresseux. C’était totalement faux. Ce qui était refusé, c’étaient les mauvaises conditions de travail, pas le travail lui-même. Les personnes qui ont quitté leur emploi après l’épidémie de Covid sont celles qui avaient de mauvaises conditions de travail. Elles ont rapidement retrouvé un emploi. D’une manière générale, les gens aiment le travail mais pas nécessairement leur travail ou leur emploi, parce que les conditions peuvent y être insupportables.

Il serait donc faux de dire que «les gens» ne veulent plus travailler?

Absolument. Ce qu’ils refusent, ce sont les mauvaises conditions de travail. Le travail est important pour eux mais ils veulent aussi qu’il leur laisse de la place pour d’autres activités qu’ils jugent également importantes: s’occuper de leur famille, de leur couple, de leurs amis. Et leurs attentes à l’endroit du travail sont immenses: un bon salaire, un job intéressant, une bonne ambiance. Ce qui est aussi très intéressant à noter, c’est que les jeunes sont bien plus attachés au travail que les plus âgés: leurs attentes sont plus intenses alors même que leurs conditions de travail sont plus difficiles. Ce qu’on raconte sur la différence entre générations (les générations Y et Z seraient matérialistes, paresseuses…) est complètement faux. En revanche, il existe d’assez fortes différences à l’intérieur des générations, en particulier entre les jeunes diplômés et peu diplômés.

Pour celui qui entre sur le marché de l’emploi, ou est en recherche d’emploi, le travail doit-il être considéré prioritairement comme un moyen de subsistance ou d’enrichissement, un objet d’ambition et réussite sociales, une activité de cohérence avec ses propres convictions ou comme preuve de non-«assistanat» social, de non-«paresse»?

Il est clair qu’aujourd’hui, il existe une recherche de sens dans le travail. Pas seulement parmi les jeunes. En fait, plus les niveaux d’éducation sont élevés, plus les attentes dites postmatérialistes sont fortes. On comprend bien aussi qu’un jeune diplômé dispose de plus de pouvoir de négociation avec l’employeur qu’un jeune peu diplômé. En 2022, des collègues ont réalisé une étude sur la recherche de sens, intitulée «Redonner du sens au travail». Ils ont montré que celle-ci est composée de trois éléments: être utile, avoir un emploi non contradictoire avec les exigences éthiques et pouvoir déployer sa capacité d’agir. Parmi les professions qui considèrent le plus que leur travail a du sens, on trouve celles en relation avec le public, notamment celles qui ont pour mission de s’occuper d’autrui. Leur conclusion est aussi que cette recherche de sens est commune à toutes les générations.

Que nous enseignent «les jeunes» qui ne visent plus forcément un CDI, une évolution de carrière dans une même entreprise, augmentations salariales à la clé, mais qui posent en préalable la localisation du lieu de travail, son accessibilité, le sens qu’il véhicule, les objectifs qu’il poursuit?

Ce qu’on constate, c’est une certaine crainte du salariat, précisément parce que les conditions de travail du salariat se sont considérablement dégradées. Dans un certain nombre d’entreprises, les personnes se sentent non seulement non reconnues, mais méprisées. Nous avons trouvé de tels cas lors de la grande enquête dédiée à la reconnaissance, en 2015, et dont nous avons rendu compte dans Travailler au XXIe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance (Laffont). C’est confirmé par d’autres grandes études, qui montrent une certaine désillusion par rapport au salariat et un certain désenchantement face à des entreprises qui maltraitent leurs salariés. Je rappelle que durant ces 30 dernières années, on a vu des entreprises se comporter affreusement mal, délocalisant et licenciant sans ménagement. Donc, en effet, l’attachement à l’entreprise s’affaiblit. Mais la majorité des jeunes continuent à avoir envie d’un CDI, passeport nécessaire pour mener une vie «normale».

Quels sont les conséquences réelles, mesurables, concrets, du dérèglement climatique sur «le travail»?

Ils se font déjà sentir sur ceux qui travaillent à l’extérieur (comme les ouvriers du bâtiment) comme sur ceux qui œuvrent à l’intérieur, dans la chaleur, sans possibilité de rafraîchir l’atmosphère. Ces effets seront de plus en plus dramatiques. L’Organisation internationale du travail (OIT) a récemment signalé que le changement climatique crée des risques sanitaires graves pour 70% des travailleurs dans le monde. Autre conséquence de ce changement: faire peser une chape de plomb sur les têtes de tous les jeunes qui s’engagent dans la vie active. Comment ne pas considérer son horizon et ses choix professionnels avec crainte? C’est ce qui explique nombre de déclarations de jeunes qui ne veulent plus aller travailler dans des entreprises qui contribuent à détruire l’environnement.

Et celles de l’intelligence artificielle?

Voici quelques années, j’étais très circonspecte à l’endroit de toutes ces études qui indiquaient que l’automatisation et la digitalisation supprimeraient une énorme quantité d’emplois. Mais là, il se passe autre chose: il y a un engouement et une diffusion massive de l’IA partout, sans aucune réflexion, aucune délibération. On ne sait pas pourquoi on la met en place et on est en train de supprimer beaucoup d’emplois. Il faut absolument que nous fassions une pause et que nous réfléchissions. A quoi sert-elle? Facilitera-t-elle, améliorera-t-elle le travail humain? Quelles sont les conséquences éthiques? Les questions sont innombrables.

Compte tenu de tout ça, et du vieillissement de la population et de la question des pensions qu’il induit, se dirige-t-on vers une société où l’on travaillera plus ou moins longtemps, par jour ou une vie?

C’est une question difficile. D’abord, je ne pense pas que la solution au changement climatique soit dans une réduction drastique des heures de travail. Il me semble que si nous voulons engager nos sociétés dans la reconversion écologique, nous aurons au contraire besoin de plus de travail humain. Un exemple: si nous développons considérablement l’agriculture biologique à la place de l’agriculture conventionnelle, nous aurons besoin de plus de main-d’œuvre (moins de recours aux machines, aux pesticides…). D’une manière générale, nous devrons moins recourir aux machines et à l’IA, génératrices de CO2 et consommatrices d’énergie. Une société écologique devra renoncer à la surproduction de biens et services totalement inutiles mais devra consacrer plus de travail et de soin à la réparation, au recyclage, au tri. Nous devrons aussi relocaliser un grand nombre de productions et être capables de répartir ce volume de travail sur l’ensemble de la population active. Dans la mesure où les secteurs et les productions que nous devons développer sont plus intensifs en main-d’œuvre que ceux qui doivent être fermés, cela devrait nous permettre de créer des emplois. Je pense aussi que dans une telle société, on travaillera sans doute à des rythmes moins fous que ceux dictés par la nécessité de rentabiliser le capital. Si nous étions très, très intelligents, nous pourrions en profiter pour changer le travail: le démocratiser, donner aux salariés des pouvoirs équivalents à ceux des représentants des actionnaires, développer des coopératives…

«On a absolument besoin d’allocations et indemnisations sociales, légitimement accompagnées d’un contrôle sur leur usage.»

En cette année très électorale, partout, l’emploi est un thème récurrent. On entend régulièrement que le montant des aides aux moins favorisés dévalorise le travail et pousse à ne pas en chercher. Qu’en pensez-vous?

Nos Constitutions disposent que chacun a le droit d’obtenir un emploi. Si la réalité était conforme au texte et que tout était mis en œuvre pour que ce soit ainsi, il y aurait sans doute moins de soupçons sur ceux qui sont au chômage ou touchent des aides sociales. Mais pour l’instant, il n’y a pas assez d’emplois pour tout le monde. Nous avons absolument besoin de permettre aux gens de vivre s’ils n’ont pas d’emploi (ce que nos Constitutions garantissent). Les 30 dernières années ont vu la montée d’un ensemble de pensées néolibérales remettant en cause l’utilité de la protection sociale, des aides, des syndicats, des règles. Une partie de l’économie néoclassique considère tous ces éléments comme une série d’obstacles au bon fonctionnement du marché du travail. Or, on a absolument besoin de ces allocations et indemnisations, qui doivent légitimement s’accompagner d’un contrôle sur leur usage. Malheureusement, le mal être d’une partie de nos concitoyens s’est transformé en ressentiment à l’égard de ceux qui ont besoin de ces aides selon un mécanisme que le sociologue Olivier Schwartz a bien mis en évidence en 2012: analysant les représentations de machinistes du bas de la hiérarchie dans une grande entreprise, il remarquait que ces derniers avaient le sentiment d’être soumis à une double pression, l’une venant du haut, l’autre venant du bas, de plus bas qu’eux. «Cette pression venant du bas, c’est par exemple l’idée qu’il y a trop de chômeurs qui non seulement n’ont pas d’emploi mais qui n’en cherchent pas, qui vivent du RMI ou des aides sociales, qui se dispensent par conséquent de chercher du travail, et qui peuvent s’en dispenser parce que d’autres paient des impôts pour eux. Ou encore, ce peut être l’idée que dans certaines familles immigrées, on vit sans travailler, grâce aux allocations, c’est-à-dire grâce à des aides sociales qui, là encore, sont financées par ceux qui travaillent et grâce à leurs impôts.» Le résultat des élections législatives en France s’explique malheureusement en partie parce que nous n’avons pas su écouter les chercheurs en sciences sociales.

Bio express

1962
Naissance, à Sedan.
1982
Diplômée de l’Ecole normale supérieure.
1985
Agrégée de philosophie.
1989
Diplômée de l’Ecole nationale d’administration.
1995
Publie Le Travail. Une valeur en voie de disparition (éd. Aubier).
2005
Directrice de recherches au Centre d’études de l’emploi et du travail.
2016
Publie, avec Pierre Larrouturou, Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail (éd. de l’Atelier).
2020
Présidente de l’Institut Veblen pour les réformes économiques en faveur de la transition écologique.

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