Les grands-parents 2.0, toujours plus sollicités… et critiqués: «J’ai refusé d’être la grand-mère qui allait systématiquement chercher à l’école»
L’allongement de l’espérance de vie et les mutations du marché du travail ont changé la dynamique intergénérationnelle. Plus actifs et plus impliqués que jamais, les grands-parents font à présent bien davantage que cajoler leurs petits-enfants.
«Contrairement à ce que je pensais, j’étais prête le jour où ils m’ont dit qu’elle était enceinte. J’ai eu des amies grands-mères bien avant moi; cela s’est fait très naturellement. Je me sens toujours autant femme, cela ne change rien. Je suis grand-mère, je le dis souvent et exprès. Quand je me présente professionnellement, je dis mon nom, mon âge et je dis: « je suis grand-mère » et ensuite j’ajoute mon expérience professionnelle pertinente.»
Qu’est-ce qu’être grand-parent aujourd’hui? Dans un ouvrage consacré à la place des grands-mères dans le schéma familial, la psychiatre et épidémiologiste Vivianne Kovess-Masfety raconte comment ces Mamie, Mémère, Nona, Tia, Yaya, Mamita ont réinvesti ce rôle et en ont redéfini les codes dans une société en mutation.
En Belgique, environ 60% des plus de 50 ans sont grands-parents. Plus nombreux, plus jeunes, plus actifs, ils sont désormais des piliers de la vie relationnelle, revêtant plusieurs costumes – nounou, taxi, cuisinier, instituteur, confident, médiateur – souvent par envie, parfois par sens du devoir. Parents de parents souvent débordés, parfois dépassés, ils sont devenus leur back-up et gravitent autour de la famille nucléaire comme des satellites en orbite. Un job multifacette qui n’est pas sans contradictions. On attend d’eux qu’ils soient présents mais pas envahissants, cool mais pas laxistes, impliqués mais pas moralisateurs. Avant tout: disponibles. Leur rôle est devenu si prépondérant que bien des parents s’étaient retrouvés attristés, mais aussi dépités, à l’idée de ne pouvoir confier leurs enfants aux aînés pendant la crise sanitaire.
Grands-parents, la meilleure des consolations
Si le grand-parent est plus présent, c’est fatalement parce qu’il vit plus longtemps (NDLR: en Belgique, l’espérance de vie est de 83,8 ans pour les femmes, 79,5 ans pour les hommes), rappelait le sociologue de la famille et démographe français Louis Roussel, dans un article publié dans Gérontologie et Société (1994). Avant le XVIIIe siècle, moment où les générations d’adultes ont commencé à se chevaucher plus souvent et plus longuement, les sociétés humaines ne comptaient que deux générations: celle des parents et celle des enfants. En cette période préindustrielle, la place des grands-parents n’était d’ailleurs pas forcément très enviable. «La mortalité y était telle que lorsque l’aîné des fils se mariait, le père généralement était déjà mort. Certains, privilégiés, voyaient naître leurs premiers petits-enfants. Mais cette contemporanéité de trois générations ne durait le plus souvent que le temps de quelques caresses et d’un bref mignotage. D’ailleurs ces vieillards, contrairement à une image courante, n’étaient entourés que de peu d’affection.»
A cette époque, complète Marie-Thérèse Casman, sociologue et collaboratrice scientifique à l’ULiège, la vieillesse était plutôt consacrée à la dévotion. «C’était le moment où le chrétien devait se tourner vers Dieu en vue de son salut. La bonne vieillesse était donc décrite sous les traits du retrait du monde, inspiré du modèle monastique. C’était le moment de se détacher et de se rapprocher de Dieu.» Mais la laïcisation des esprits a fait comprendre aux aînés que le bonheur leur était toujours accessible ici-bas, surtout dans sa dimension affective. «Au fond, la meilleure des consolations du dernier âge devient le repos auprès des siens, et notamment le contact avec les petits-enfants.»
Une société en meilleure santé, à trois et même quatre générations, dans laquelle les jeunes grands-parents doivent non seulement prendre soin de leur progéniture mais aussi de leurs propres parents en perte d’autonomie. Cet écartèlement entre la crèche et la maison de repos peut mener à une surcharge mentale, voire un état d’épuisement. D’autant que cette génération «sandwich» présente aussi la particularité de faire toujours partie de la population active. Au cours des 20 dernières années, selon Statbel, le taux d’emploi des 55-64 ans est passé de 25% à un peu plus de 50%.
«La population actuelle est extrêmement hétérogène. Pas seulement en matière d’âge, de vie professionnelle ou du fait que les aînés ont encore leurs parents ou non, mais aussi en ce qui concerne leur propre condition familiale, met en perspective Marie-Thérèse Casman. Nombre d’entre eux sont séparés. Certains ont retrouvé un conjoint et font partie d’une famille recomposée.» A cette complexité s’ajoute le fait que leurs propres enfants sont très souvent eux-mêmes séparés ou divorcés, parfois devenus beau-père ou belle-mère des enfants de leur nouveau partenaire ou parent solo. Les configurations n’ont jamais été aussi variées.
«Les coupes dans les services publics vont augmenter la pression sur les grands-parents.»
Six mamys et cinq papys sur dix
Cette instabilité conjugale, couplée à une insécurité économique grandissante, a pour effet de renforcer les liens du sang et de faire éclore une solidarité silencieuse en cas de coup dur. «Les grands-parents ont de tout temps été un support matériel considérable pour leurs enfants et leurs petits-enfants, constate Eneo, le mouvement social des aînés, dans un rapport sur la solidarité familiale (2014). Leur rôle a été pris pour acquis par les familles et par les gouvernements. Et dans beaucoup de pays, les mesures d’austérité et les coupes dans les services publics vont sans doute augmenter la pression sur les grands-parents pour combler les lacunes de l’offre de services de garde formelle pour les enfants et de soins aux personnes âgées.»
En Belgique, environ six mamys et cinq papys sur dix apportent une aide régulière ou ponctuelle à leurs petits-enfants. Notre pays se caractérise d’ailleurs par une grande implication des grands-parents dans la garde de ceux-ci, avec une sensible différence tout de même entre le grand-père et la grand-mère. Une étude européenne démontre en effet que l’on confie surtout la garde des bambins aux grands-mères jeunes et en bonne santé. Les grands-pères actuels sont plus impliqués que les générations antérieures mais, lorsqu’ils vivent seuls, ils s’occupent rarement de leurs petits-enfants.
Cette proximité est aussi affective que géographique. Près de trois enfants sur dix habitent à moins d’un kilomètre de leurs aïeux, un sur deux à moins de cinq kilomètres et trois sur quatre à moins de dix kilomètres, toujours selon Statbel.
Toutefois, le degré d’implication peut fortement varier d’une dynamique familiale à l’autre. Certains répondent systématiquement présent à la moindre sollicitation, calquant leur agenda sur celui de leurs enfants et petits-enfants et apportant une aide logistique presque quotidienne. Ils patientent à la grille à la sortie des classes, conduisent les gamins à leurs activités parascolaires, les gardent au moindre rhume…
Les mamys qui passent le plus de temps avec leurs petits-enfants et acceptent un engagement régulier pendant la semaine sont généralement des femmes ayant eu une vie professionnelle très remplie et qualifiée, relève Vivianne Kovess-Masfety. «Elles s’organisent pour avoir du plaisir avec leurs petits-enfants en évitant les choses qui les ennuient et en cherchant des activités qui conviennent à tous.»
Investir ou se réinvestir pleinement dans la sphère familiale peut permettre à ceux qui sont professionnellement en galère ou socialement isolés de se rassurer sur un autre terrain: se sentir utile. Pour d’autres, cette mise en disponibilité est davantage subie pour pallier le manque de place en crèche ou parce que le parent solo n’a pas les moyens de faire garder ses enfants. Dans l’étude «Les grands-parents en Europe, de nouveaux soutiens de la famille», la sociologue et spécialiste des relations intergénérationnelles Claudine Attias-Donfut souligne que les foyers recevant des coups de main réguliers pour la garde des enfants sont ceux dans lesquels la mère travaille, surtout quand elle bénéficie d’une promotion sociale.
«Ces grands-mères qui, autrefois, passaient leur temps à tricoter, enfilent à présent des joggings et se barrent pendant les vacances scolaires.»
Du temps pour eux ou pour soi
Une partie des aînés préfère ne se montrer présents que ponctuellement, en proposant un soutien scolaire, en accueillant les enfants lors des congés ou en dépannant en cas d’imprévu. Chez ces grands-parents qui ont opté pour une activité maîtrisée, décrit Marie-Thérèse Casman, «l’ensemble des temps libérés par la retraite ou par celle du conjoint n’est pas transféré dans le temps familial auprès des descendants». Il est investi dans divers centres d’intérêt : bénévolat, culture, voyages… Ces grands-mères qui, autrefois, étaient habillées de noir et passaient leur temps à tricoter, humorisait au cours d’une conférence Jean Epstein, psychosociologue spécialiste de la petite enfance et cofondateur du Grape (Groupe de recherche et d’action petite enfance), enfilent à présent des joggings et se barrent pendant les vacances scolaires.»
«J’ai toujours refusé d’être la grand-mère qui allait systématiquement les chercher à l’école. J’ai estimé que mes enfants devaient gérer le quotidien mais quand il y avait un problème de dépannage, j’étais là», témoigne une mamy pour qui s’engager dans une aide hebdomadaire semblait trop contraignant. «Mon parti pris a toujours été de ne pas être complètement accaparée par eux et bloquée tous les mercredis. Je n’ai jamais pris d’habitudes calendaires», retrace une autre.
«Mon parti pris a toujours été de ne pas être bloquée tous les mercredis.»
Il y a ceux, encore, dont le rôle n’est pas tout à fait assigné en raison de ruptures familiales ou qui sont des grands-parents longue distance. Le manque créé par l’absence de leurs petits-enfants pèse d’autant plus lourd qu’il signifie une réduction des potentiels moments partagés. Et ceux, à l’autre extrémité, qui ont repris intégralement le rôle des parents lorsque ceux-ci sont défaillants.
Menés par le bout du nez
Des études montrent que la grand-parentalité a un effet positif sur la santé et sur le bien-être, surtout chez les femmes, vu que ce sont en priorité elles qui s’occupent de leurs petits-enfants. Mais lorsque cette activité devient trop intensive ou trop contraignante, met en garde Eneo, elle risque d’avoir pour conséquences l’isolement et les difficultés financières. D’autant plus si le senior est lui-même encore actif professionnellement. «Certaines grands-mères développent même des maladies après plusieurs jours de garde, telles que la fibromyalgie ou l’arthrose.»
Il arrive aussi que les « chicouf »(pour «Chic, ils arrivent! Ouf, ils repartent !»), comme on les surnomme parfois, mettent la serviabilité et la patience des aînés à rude épreuve. Des tensions peuvent surgir lorsque ceux-ci ont l’impression de n’être considérés par leurs enfants que comme des baby-sitters gratuits qu’ils peuvent déranger à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Mais c’est surtout au sujet des choix éducatifs – lorsque l’éducation inculquée par les parents ne cadre pas avec celle qu’ils ont eux-mêmes reçue – que les frictions sont les plus courantes et les plus délicates à gérer.
Jean Epstein observe un glissement de l’autorité parentale d’une génération à l’autre. La famille, décrit-il, n’est pas en crise, contrairement à ce qui est souvent affirmé. Elle est simplement en mouvement. «Dans les années 1970, on estimait que l’autorité devait être exercée par le père et que le rôle des grands-parents était de choyer leurs petits-enfants. Le père était vu par les jeunes comme le casse-pied mais, une fois grand-père, il bénéficiait d’une session de rattrapage pour pouvoir se montrer plus cool. Ces 20 dernières années, cependant, les choses ont évolué: beaucoup de parents se comportent comme s’ils étaient les copains de leurs enfants. Ils n’osent plus interdire et ce sont finalement les grands-parents qui s’octroient davantage le droit de dire non, qui symbolisent l’autorité. D’autant que les enfants acceptent toujours mieux les limites quand elles ne sont pas fixées par leurs parents.» Le problème se pose aussi, analyse Jean Epstein, lorsque l’enfant ou l’adolescent est au centre de toutes les attentions et occupe la place de chef de famille. «Or, aucun enfant ne peut être le parent de ses parents, ni le copain, ni le conjoint, ni le punching-ball de son père et sa mère. Il doit être remis à sa juste place.»
Un malaise qui transparaît dans le témoignage de ces grands-parents recueillis par Vivianne Kovess-Masfety. «Il y a eu des moments où mon mari et moi trouvions que les parents avaient un peu ce syndrome d’être trop investis et de lui donner une place disproportionnée. Quand ma petite-fille avait quelque chose qui la contrariait, ils se prenaient beaucoup la tête […]. On trouvait qu’elle menait ses parents par le bout du nez mais c’est aussi leur apprentissage.» Autres propos recueillis: «Etre grand-mère, c’est lâcher son enfant. Au moment où ton enfant est parent, cela ne peut plus être ton enfant. Pour certaines personnes, c’est très difficile. […]. C’est une faille dans la trajectoire, un seuil est franchi.»
Des règles territoriales que les grands-parents doivent respecter?
La place de l’enfant, théorise Vivianne Kovess-Masfety, est vue comme plus importante aujourd’hui qu’au moment où les grands-parents étaient eux-mêmes parents. Trop sévère, trop laxiste: l’éducation est clairement devenue un sujet de frictions. Et cette différence est parfois ressentie négativement. Dans ce cas, suggère la psychiatre, les grands-parents peuvent décider de ne pas entrer dans ce jeu et de ne complimenter l’enfant que pour ce qu’ils estiment réellement mérité. «Il est un peu paradoxal et plutôt désagréable pour une femme qui a élevé toute une famille de se faire expliquer par sa fille ce qu’elle doit faire et ne pas faire, illustre-t-elle. On comprend qu’il y ait des consignes pour respecter les habitudes de l’enfant, ce qu’il aime, les choses qui pourraient lui poser des problèmes, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit de retirer à la grand-mère toute possibilité d’initiative avec son petit-enfant et cela la blesse.»
Certaines familles ont trouvé un terrain d’entente en convenant que les règles à suivre, qu’elles portent sur l’heure du coucher, le temps d’écran ou l’alimentation, sont territoriales. L’enfant suit celles du lieu où il est hébergé. «Les écrans, c’est compliqué. Ma fille aînée a dit: « Pas le matin », ensuite: « Pas le soir », maintenant avec des ados de 15 ans, elle ne dit plus rien. Elle coupe le wi-fi pour être sûre qu’ils dorment. Moi, je n’ai rien fait de semblable; juste à un moment je leur dis: « Sortez, allez à la plage ».»
Reste que cette génération de baby-boomers doit répondre à des attentes de plus en plus fortes. Elle peut heureusement, et c’est aussi inédit dans l’histoire des relations intergénérationnelles, compter sur les petits-enfants pour l’aider à rester jeune, en expliquant comment fonctionne un smartphone, par exemple, ou pour la conscientiser sur les enjeux sociétaux, comme le climat ou l’évolutions des mœurs.
«Dans un monde individualisé, les relations familiales se définissent en fonction des préférences et des attentes de chacun. Elles sont moins traditionnelles, plus négociées. Le style relationnel est fondé sur la liberté, l’autonomie et l’épanouissement de soi», résume Marie-Thérèse Casman.
Une évolution qui rend d’autant plus important le rôle que ces aînés jouent dans la transmission d’autres idées, d’autres manières de faire, ainsi que dans la narration de l’historique familial en contribuant à la fabrication des souvenirs. A leur contact, les adultes en devenir réalisent que leurs père et mère ont eux-mêmes été des enfants, qu’ils ont grandi «au prix d’une dynamique évolutive, psychique et biologique qu’ils vont aussi parcourir». Et qu’ils n’ont pas toujours été aussi sages.
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