
Les drones policiers autorisés à survoler Bruxelles: attention, danger (pour la vie privée)?
Après la Ville de Bruxelles, c’est au tour de la commune d’Ixelles de voter en faveur d’une phase de test qui autorise les forces de l’ordre à disposer de drônes pilotés par une entreprise privée.
Le 24 avril 2025, le conseil communal d’Ixelles a voté l’autorisation d’une phase test d’usage de drones policiers sur son territoire. Deux jours plus tôt, la Ville de Bruxelles avait déjà donné son feu vert. À elles deux, ces communes forment la zone de police Bruxelles-Capitale-Ixelles. Une fois leur double validation acquise, les drones peuvent décoller. La phase test a déjà commencé, elle se poursuivra jusqu’au 31 octobre 2025.
Ce calendrier serré et la méthode employée suscitent de vives critiques. À Ixelles, la discussion en séance a été marquée par une modification de dernière minute du texte, précisant que l’usage des drones serait limité à des situations «exceptionnelles, urgentes ou imprévisibles.» Des termes trop flous, déplore l’ancien bourgmestre Christos Doulkeridis (Ecolo), qui a plaidé pour un report: «Quelques minutes avant le vote, vous modifiez les termes. Ce n’est pas anodin. Prenons le temps.» Une demande balayée par le bourgmestre actuel, Romain De Reusme (PS), qui a invoqué l’agenda d’autres communes. «Ce n’est qu’un test», a-t-il assuré.
Un «test» qui s’inscrit pourtant dans une dynamique bien plus large. À Watermael-Boitsfort, le vote a été reporté au 27 mai pour évaluer les risques. À Auderghem, également membre de la zone de police Marlow, la question a été renvoyée au conseil prochain en mai. À Uccle, le sujet reste à l’étude. Dans la plus grande zone de la capitale, l’expérimentation est pourtant déjà lancée.
Derrière l’accélération des procédures, une entreprise flamande: Citymesh. Spécialisée dans les télécommunications, elle pilote le déploiement d’un réseau baptisé SENSE. Le système repose sur des drones autonomes stationnés sur les toits d’immeubles partenaires, prêts à être déclenchés à distance depuis un call center. À Bruxelles, ces bases ont été installées sans que la population sache sur quels bâtiments les appareils sont posés, ni quelles zones précises seront survolées. Plusieurs quartiers ont pourtant déjà été filmés au cours du mois d’avril, avant même que les conseils communaux ne valident formellement l’opération.
Le dispositif est pensé comme un service d’urgence privé, accessible aux forces de l’ordre par simple appel. En quelques secondes, un drone décolle, filme, transmet les images en direct, puis revient se poser dans sa boîte. Les trois premiers mois d’utilisation sont gratuits. Ensuite, chaque intervention est facturée 250 euros. Aucun débat public n’a eu lieu sur cette tarification, ni sur le coût global pour les autorités locales.
Ce modèle, déjà en activité dans d’autres communes du pays, a donc commencé à Bruxelles avant même l’approbation officielle. Pour Emmanuelle de Buisseret, conseillère juridique à la Ligue des Droits Humains (LDH), il s’agit d’une procédure dangereuse: «Le vote s’est tenu sans que les enjeux juridiques, techniques et financiers soient véritablement débattus. On parle du respect de la vie privée des citoyens. Ce n’est pas à prendre à la légère.»
Le cadre légal semble lui aussi mis de côté. Aucune analyse d’impact sur la vie privée n’a été produite, alors qu’elle est exigée par le droit européen pour tout traitement de données sensibles. L’Organe de contrôle de l’information policière (COC), pourtant compétent, n’a pas été saisi. Pour la juriste, cette absence de balises ne peut être justifiée par la nature expérimentale du projet: «Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une phase test qu’il ne faut pas respecter les garanties prévues par la loi. Au contraire. Une expérimentation peut déjà entraîner des violations de droits.»
Emmanuelle de Buisseret insiste sur la nature même de la technologie déployée: «Un drone, c’est un outil de surveillance et de répression. C’est conçu pour observer, enregistrer, intervenir. Quand on utilise ce type de dispositif dans l’espace public, la question n’est pas seulement de savoir qui a accès aux images, mais pourquoi on les capte. Il faut absolument garantir que ces données ne soient pas utilisées pour renforcer des pratiques répressives. Et cela passe aussi par leur non-conservation. Même entre les mains de la police, ces données peuvent alimenter des formes de fichage, de ciblage, de surveillance généralisée.»
Entre sécurité et surveillance généralisée
Pour justifier son projet, la zone de police a avancé plusieurs objectifs: documenter les interventions, sécuriser les agents, prévenir les incivilités ou encore réduire les plaintes «infondées» contre les policiers. Une finalité problématique pour la LDH, qui y voit une tentative de verrouiller toute contestation citoyenne: «Cela revient à disqualifier d’office les victimes de violences policières, à les priver de preuves, voire à intimider ceux qui souhaitent porter plainte.»
La liste des finalités avancées dans la demande est jugée trop large, trop floue, et sans évaluation rigoureuse de leur pertinence. D’autant que d’autres outils existent déjà pour répondre aux mêmes besoins: bodycams, patrouilles, caméras fixes. «Rien ne prouve que les drones soient plus efficaces, ni qu’ils permettent de pallier un manque, souligne Emmanuelle de Buisseret. On ne sait même pas quelles rues sont concernées, ni ce que ce dispositif vise concrètement. On utilise des moyens lourds sans définition claire des objectifs.»
Le projet prévoit aussi la conservation des images pendant un an, durée maximale autorisée par la loi. Mais là encore, aucune justification n’est apportée. «Ce délai ne respecte pas le principe de minimisation des données, d’autant qu’il ne s’agit que d’un test. Plus troublant encore, l’entreprise Citymesh propose une analyse d’images par intelligence artificielle, sans que cette dimension n’apparaisse dans la demande d’autorisation. On élude des aspects fondamentaux. Ce flou nourrit un risque de dérive. Je rappelle que les drone sont une technologie répressive», déplore la juriste.
Une urgence?
L’empressement avec lequel Bruxelles valide une technologie de surveillance aussi intrusive que les drones suscite des doutes. Certains élus de l’opposition y voient une tentative de reprendre la main sur le récit sécuritaire, ou du moins de montrer que la zone agit pour «mieux encadrer» ses interventions. Mais cette logique pose problème, selon la Ligue des Droits Humains. Pour l’organisation, cette bascule rapide vers un outil de vidéosurveillance mobile, sans débat ni encadrement solide, constitue un précédent dangereux. Elle rappelle le cas des bodycams, introduites elles aussi sous forme de test, sans évaluation indépendante, puis généralisées dans une relative opacité.
Le bourgmestre d’Ixelles Romain de Reusme explique cette urgence: «Il n’y a bien sûr pas eu de pression entre les communes. C’est une question de timing et d’agenda des conseils communaux. Nous avons bien étudié la propostion et ajusté certains éléments pour éclaircir les zones de flou. Nous comptons donner notre réponse à la lettre de la Ligue des Droits Humains dans un bref délai et les remercions pour leurs recommandations. Nous soutenons ce test et il nous permettra de faire des ajustements sur le cadre de cet accord avec les critiques que nous aurons d’ici fin octobre.»
De son côté, la LDH déplore que ses recommandations n’ont pas été suivies. Elle ajoute que: «Nous faisons face à un phénomène de solutionnisme technologique. On croit pouvoir résoudre des problèmes systémiques comme l’encadrement policier, violences, gestion des interventions, en injectant de la technologie. Mais on ne règle rien de structurel. On se contente d’outils de surveillance toujours plus performants, toujours plus intrusifs.»
Le recours aux drones, selon la LDH, s’inscrit dans une logique de surinvestissement sécuritaire, où les moyens mis à disposition de la police croissent plus vite que les garanties démocratiques. «Ce sont toujours les mêmes publics qui se retrouvent sous l’œil des caméras: les jeunes, les quartiers populaires, les manifestants, les personnes racisées. Cette surveillance ne se déploie jamais au hasard.»
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